le champ des stratégies d'établissements possibles (Rhône)

Pour mesurer les transformations structurelles induites par la réforme de 1981 à l'échelle du département du Rhône, on comparera la répartition de la population entre les différentes filières dans les lycées du département, d'une part en1979-80, d'autre part en 1986-87 133 , telle que la présentent les documents rectoraux des deux années, concernant l'enseignement public.

En 1979-80, 22 895 élèves étaient scolarisés dans le 2d cycle long, dont 69% fréquentaient une section générale (A, B, C, D, E) et 31% une section technique (F, G, sections spéciales et BT). En 1986-87, les 26 906 élèves du cycle se répartissaient à 72% dans les sections générales et à 28% dans les sections techniques 134 . Ces chiffres mettent en lumière la croissance des effectifs du cycle entre les deux dates, notamment dans les sections générales, ils ne disent rien de la transformation de l'espace des établissements. Plus de dix ans après la réforme de 1965, les anciennes dénominations de lycée classique et moderne ou de lycée technique (CM ou T), auxquelles s'ajoutait celle de lycée polyvalent (P), étaient toujours officiellement utilisées 135 . Dans le document rectoral, la liste des établissements, comme si elle se conformait à un ordre de préséance, commence par les lycées CM, continue par les lycées T, et finit par les lycées P, ceux qui préparent à la fois à des bacs généraux et à des BTn. La hiérarchisation des filières se confondait avec celle des établissements.

En effet les dénominations CM et T regroupent des établissements (n=5+5) où survivait non seulement l'ancienne ligne de partage mais aussi l'ancienne offre d'enseignement. Cette permanence affichait que l'établissement gardait son identité propre, celle qui l'avait fait connaître. Elle impliquait un espace urbain possédant de longue date un double équipement scolaire. A Lyon, elle était réalisée dans cinq lycées «techniques», dont un situé à Vénissieux, proposant les sections E et F, et dans trois sur cinq des lycées «classiques et modernes» proposant les sections A, C et D. Il s'agit des deux ex-lycées de garçons de Lyon, les lycées du Parc et Jean Moulin, et de celui de la petite ville de Villefranche-sur-Saône. La reconduction pure et simple ne pouvait pas être généralisée parce qu'elle scotomisait l'existence de la section B et de la filière G.

Pour faire une place aux deux sections en maintenant le clivage entre les deux types d'établissements, deux solutions s'offraient. Ou bien l'origine technique de la section B militait pour l'attribution du bloc 2de AB, 1eB, TB, 1eG, TG à un lycée technique, ou bien son débouché sur un baccalauréat général conduisait à dissocier la section B de la filière G et à l'attribuer à un lycée classique et moderne. La première solution a été mise en œuvre à Villefranche, l'ancien lycée technique rebaptisé polyvalent proposant dans sa palette la section générale B que l'ancien lycée secondaire laissait de côté; la seconde, dans deux ex-lycées de filles de Lyon, les lycées E. Herriot et J. Récamier qui la proposaient en même temps que les sections A, C et D. La seconde solution complique l'organisation puisqu'elle implique le transfert dans un établissement «technique» des élèves orientés en G.

La réticence des établissements techniques-industriels à s'ouvrir aux sections économiques-tertiaires pouvait être liée à la fois à la spécificité de leurs équipements et à celle de leur histoire. Celle des établissements secondaires n'avait rien à voir avec les équipements. Faut-il dire qu'elle témoignait du refus de brouiller la hiérarchie à la fois entre les ordres d'enseignement et entre les sexes, image des hiérarchies sociales et culturelles? La formulation a le tort de constituer en plan de bataille les interdépendances entre les échelles de valeurs intériorisées par les personnels et l'origine sociale de la population avoisinante. En tout cas, l'organisation des ex-lycées secondaires a pris valeur de modèle sur l'ensemble du territoire de Lyon où la bipartition secondaire/technique a été autant que possible reconduite, tandis que la polyvalence a été réalisée dans la périphérie est et sud.

Les neuf lycées «polyvalents» de Lyon étaient pour la plupart des constructions récentes. Ils se partageaient en trois lycées à forte dominance «technique» et six lycées à dominance «générale». Tous avaient ouvert une section B, qui représentait entre 11% et 20% des élèves de 1e et T., et au moins une filière technique F ou G. Mais dans les ex-lycées techniques, l'enseignement général représenté par la section B exclusivement scolarisait entre 11% et 19% de de la population de 1e et T. Dans les ex-lycées généraux, l'enseignement général représenté par sections A, C et D en scolarisaient entre 66% et 79% et les sections techniques G ou F entre 5% et 13% : un cheval, une alouette. La séparation des ordres d'enseignement et des populations d'élèves était donc maintenue, à peine contrariée par l'impératif de service public obligeant à offrir une gamme complète des enseignements de second cycle long dans tous les secteurs géographiques.

Cet impératif a conditionné étroitement la structure des six lycées à dominance «générale» de la périphérie. Ils desservaient chacun une vaste aire spatiale où résidaient majoritairement des populations d'origine rurale et ouvrière en voie de diversification sociale. La solution du «tout sous le même toit» s'est imposée pratiquement quand il n'existait pas dans le secteur d'établissement technique, par exemple dans les lycées des communes d'Oullins et de Rillieux. Quand il en existait un, à Tarare, à Villeurbanne ou à Vénissieux, l'offre a englobé les sections générales A, B, C, D et la filière G. Le modèle de la polyvalence a été adopté par un lycée technique-industriel, le lycée F. Faÿs à Villeurbanne, qui a ouvert des sections générales à partir de 1975. La proportion des sections A, C-D, loin de dépasser 60% comme dans les lycées de Lyon à dominante "secondaire", oscillait autour de 50%. Les sections issues de la 2de AB et de la 2de T étaient donc un pôle équilibrant le premier.

Si on applique ce mode de découpage à l'ensemble de la population scolaire de second cycle scolarisée dans le département (enseignement public) 136 , on voit qu'en 1979-80 une moitié fréquente les sections A, C-D (49,1% des élèves de 2de, 49,8% des élèves de 1e-Terminale ), l'autre les sections B et E , F, G et H (50,9% et 50,2%). Le mode lyonnais de répartition — dont il faudrait vérifier qu'il n'est pas une curiosité locale — a donc abouti à sauvegarder le poids proportionnel des anciennes sections secondaires, en particulier celui de la section C désormais utilisée comme outil de sélection : à l'échelle du département, la 2de C vient en premier par son poids (33,9%), les 1eC et D scolarisent 17% des élèves, les TC et TD 18%. Il serait plus exact de dire que ce mode a facilité matériellement l'entrée des jeunes des catégories moyennes-supérieures en 2deC. Car le poids proportionnel de la filière varie avec le type d'établissement et son lieu d'implantation. En TC il oscille entre 21% et 54% (par rapport à l'effectif global d'élèves de terminale) dans les lycées «classiques et modernes» de Lyon, entre 16% et 28% dans les lycées «polyvalents» de Lyon, entre 10% et 19% dans les lycées «polyvalents» de la périphérie. Or, dans la mesure où la structure de l'offre d'enseignement dans un secteur et les décisions d'orientation des collèges se conditionnent mutuellement, la sursélection risque d'être moins forte dans les zones urbaines où existe potentiellement une forte proportion de places en C — à Lyon même — que dans celles où elles sont en faible proportion — dans la périphérie.

La création en 1981 d'une 2de de détermination «tronc commun» a limité la franchise dont jouissaient de fait les établissements du second cycle. On en voit une trace dans la présentation même du document rectoral de 1986-87, qui égalise abstraitement l'espace scolaire en même temps qu'il donne à voir l'inégalité de l'équipement scolaire des différentes zones. Les lycées sont classés chacun dans un des neuf districts, quatre lyonnais, quatre périphériques, un urbain. La liste commence par Lyon-centre, puis alterne districts lyonnais et districts de périphérie comme un regard qui ferait un tour semblable à celui des aiguilles d'une montre, et s'éloignerait finalement vers le district de Villefranche-Tarare. Dans chaque district existe une offre de tout l'éventail des filières (ce qui ne veut pas dire de chaque section de ces filières). Mais les districts de périphérie ne comptent qu'un établissement (Rillieux, Oullins) ou deux (Villeurbanne, Vénissieux), tandis que les districts lyonnais de Lyon-centre, Lyon-est et Lyon-ouest en comptent cinq, sauf Lyon-sud qui n'en a que trois.

Les transformations peuvent sembler mineures. Le nombre des établissements est le même qu'en 1979-80 — un nouveau lycée a ouvert à Bron, un ancien lycée technique a fermé son second cycle long. Dix-sept lycées sur vingt-six ont exactement la même structure que sept ans auparavant, trois ont supprimé la section E dont l'insuccès était patent. L'une des transformations est pourtant structurelle. L'obstacle tombe, qui marginalisait la section B dans les lycées «ex-secondaires». Détachée de la filière G par la disparition de la 2de AB, donc totalement dissociée de l'enseignement technologique, elle existe désormais dans tous les lycées d'enseignement général.

‘Les lycées offrent désormais toutes les sections générales ou aucune : les lycées «ex-techniques» La Martinière-Duchère et Colbert ouvrent des sections A et CD. Mais rien n'oblige un établissement à ouvrir des sections G si la population orientée dans les sections générales remplit la capacité de l'établissement. Le petit lycée Lacassagne de 700 élèves — il a gardé son premier cycle — ferme sa section G1. D'autre part, les lycées polyvalents qui offrent cet enseignement cassent le monopole de La Martinière-Duchère sur les sections de STS tertiaires. Il s'en ouvre dans quatre établissements dont trois de la périphérie. ’

Dans le département, la croissance des effectifs semble plus forte qu'à l'échelle nationale, pour autant qu'on puisse se fier à une comparaison qui ne porte pas exactement sur les mêmes années. Les effectifs de l'ensemble ABCDG (1e et Terminale) ont augmenté dans le Rhône de 24% entre 1979-80 et 1986-87, dans la France métropolitaine de 4% entre 1982-83 et 1986-87 (enseignement public). L'opportunité d'utiliser à plein les moyens existants grâce à l'instauration de troncs communs, a été saisie. La concentration de plus de 80% d'élèves de 2de dans une même section IES, celui des élèves des deux sections scientifiques C et D dans une même 1eS, des élèves des trois sections G1, G2, G3 dans une même 1eG, s'est accompagné dans le Rhône de ce qu'on peut appeler une gestion rationnelle des effectifs ou la propension à bourrer les classes 137 .

‘Les fermetures, qu'on a notées plus haut, dans plusieurs lycées du Rhône, de "petites" sections E ou G peuvent se lire comme la transformation de classes de 25 élèves en classes de 34. Entre 1979-80 et 1986-87 le nombre moyen d'élèves par classe passe en seconde de 33,2 à 34,5% (2de IES); en 1e-Terminale, il passe de 29,9% à 31,9% dans l'enseignement général et tertiaire, de 28,15% à 29,5% dans l'enseignement technique, compte non tenu de la minuscule section E. La filière F étant organisée en 12 sections qui vont de la construction mécanique aux arts appliqués en passant par les sciences médico-sociales, il est impossible de l'unifier. Les élèves des sections techniques continuent donc à mobiliser proportionnellement plus de moyens que les autres. Surcoût modéré parce que le poids de cette population diminue. En 1979-80, 20,8% des divisions sont occupés par 18,6% des effectifs; en 1985-86 le poids des divisions est tombé à 17,5%, celui des effectifs à 15%.’

L'évolution du poids des sections a suivi dans le Rhône le mouvement d'ensemble — croissance de la section B et diminution des autres — mais quelques décalages se sont maintenus, et un autre a apparu. En 1e et en T, le poids des sections générales B et SCD est un peu plus élevé, celui de la filière technologique G, un peu plus faible; et celui de la section A augmente légèrement en 1e et T. Peut-être quelques filles se sont-elles abritées là de la pression ambiante. Mais faute de données sur la distribution des filles et des garçons dans les différentes sections 138 , on ne peut vérifier si les garçons ont occupé dans les sections scientifiques une partie de la place naguère réservée aux filles orientées en 2de C.

La révolution opérée par la réforme a été d'interdire aux élèves de 2de de s'endormir sur leur succès récent, l'entrée dans le 2d cycle long, et de les obliger tous et toutes à formuler par écrit, à titre provisoire puis définitif, le choix d'une section de 1e en premier et en second vœu. Quand la situation était neuve pour tout le monde, les enseignants, notamment ceux des matières scientifiques, se sont efforcés de stimuler les énergies tout en publiant la règle du jeu dans leur matière pour entrer en 1eS. Les élèves ont répondu diversement à ces efforts. On pourrait distinguer trois postures rebelles à la stimulation. En grossissant le trait, l'une consisterait à différer sans cesse la décision — "on verra bien" —, une autre à choisir d'emblée la 1eS — "c'est ce qu'il y a de mieux" —, une troisième à évaluer le parti le plus sûr, ce qui ne veut pas dire le plus rentable — "je devrais y arriver sans trop de peine".

La croissance de la section B pourrait s'expliquer par sa capacité à faire converger vers elle des choix procédant de postures différentes. La conjecture qu'elle réunit un public hétérogène s'accorde avec la proportion de filles et de garçons dans sa population. A l'échelle nationale, c'est la seule section où le ratio est identique à ce qu'il est globalement dans le 2d cycle général et technologique. L'attirance pour cette section n'est pas égale dans tous les milieux sociaux. C'est ce que semble indiquer l'évolution différentielle des sections B et G dans les lycées lyonnais et dans les lycées périphériques. Dans les quatre lycées lyonnais à dominante «secondaire» où la section B était déjà ouverte en 1979 et la section G absente, le poids de la section B a augmenté et elle scolarise désormais entre 21,5% et 31% des élèves; et dans deux des trois lycées où les deux sections avaient chacune un poids inférieur à 20%, la section B atteint 20% tandis que la section G conserve à peu près son poids antérieur. En revanche, dans les lycées "tout sous le même toit", à Rillieux, à Oullins, à F. Faÿs de Villeurbanne, le poids augmente dans les deux sections. Et dans les deux lycées d'enseignement général et tertiaire où ces sections dépassaient chacune le poids de 20%, J. Brel-Vénissieux et Brossolette-Villeurbanne, le poids proportionnel de B diminue et celui de G augmente.

Limitons le champ d'observation au lycée Brossolette et tentons de rendre compte de son évolution à première vue atypique.

Notes
133.

Annexes, pp.25-26. Pour construire ce tableau ainsi que les suivants, on a utilisé les documents produits par les services statistiques du Rectorat de l'Académie de Lyon, et consulté pour les deux années scolaires le relevé par sections des effectifs et des divisions des différents lycées publics du département du Rhône.

134.

La prédominance des sections générales est beaucoup plus forte en 2de (respectivement 77% et 83% des effectifs) qu'aux autres niveaux (entre 63% et 65%).

135.

Les sigles indiquant l'ancien statut (municipal, nationalisé) de l'établissement étaient également toujours en usage.

136.

Annexes, pp. 27-30.

137.

Annexes, p. 31.

138.

Annexes, p. 32. Dans le document rectoral de 1986-87 sont indiquées les proportions globales de filles et de garçons dans chaque établissement, indication qui ne figurait pas dans le document antérieur. On relève que dans 5 lycées seulement les garçons sont nettement majoritaires (quatre anciens lycées techniques Diderot, Branly, M. Sembat, La Martinière-Montplaisir et un lycée secondaire, Le Parc), et que l'offre d'enseignement en B et G est corrélé à un important pourcentage d'élèves filles. Sans que ces choses fussent dites officiellement — les élèves sont administrativement asexués comme le substantif qui les désigne —, il n'est pas impossible que les réticences à implanter la filière dans un établissement aient été liées à la réticence à scolariser une majorité de filles.