A l'échelle nationale, la conséquence immédiate de l'unification du second cycle général et tertiaire opérée en 2de par la réforme de 1981 a été l'ouverture plus large de l'accès à cette 2de. Déchargés de la responsabilité d'évaluer qui est capable et qui n'est pas capable d'entrer en 2de C, les conseils de classe de fin de 3e ont ouvert la porte à un plus grand nombre d'élèves, surtout à un plus grand nombre de garçons 150 .
‘En 1986 étaient scolarisés en 2de Techno spécialisée 2 308 élèves de plus qu'en 1982, en 2de IES 51 333 élèves de plus (France métropolitaine, enseignement public). D'un côté, un enseignement technique réduit à des sections à capacité d'accueil limitées et défini par cette limitation, de l'autre un champ ouvert propice à une expansion rapide, dont les effectifs augmentent de 20,75% en quatre ans. Cette croissance est de 16,15% chez les filles, de 28,78% chez les garçons, dont le poids passe de 36,36% à 38,78% en quatre ans. ’
Le mouvement mesuré à l'échelle nationale agrège de multiples mouvements locaux. Au lycée Brossolette 151 , les résultats de l'enquête nationale de 1984-85, parallèle à celles de 1973 et 1976, indiquent qu'en 2de, pour un effectif égal par rapport à celui de 1976, la proportion des CSP populaires augmente légèrement (62% pour 60%) et celles des garçons beaucoup plus nettement (42% pour 32%). Plus précisément, les proportions des filles de CSP moyennes et populaires diminuent de 7 points et de 3 points, celles des garçons de CSP moyennes et populaires augmentent de 4 points et de 6 points.
La stabilisation, puis la diminution des effectifs pendant la période qui a suivi 1984 a probablement eu pour effet de maintenir la composition sociale (ce que l'absence de trace d'enquête n'a pas permis de vérifier), tout en rééquilibrant la proportion des filles et des garçons 152 . Dans un premier temps l'afflux des garçons a été canalisé. En 1980, les effectifs de 2de étaient remonté au-dessus de 400 élèves et le nombre de divisions à 13, mais le nombre de garçons plafonnait à 130 élèves. Dès 1981, première année du nouveau régime, il est de 140, de 178 en 1983, de 193 en 1984. Cette année 1984, 14 divisions sont ouvertes. Mais en 1986-87, année où est créée la première classe post-bac, un coup d'arrêt est porté à une croissance qui dépasserait la barre de 442 élèves (c'est-à-dire 13 divisions de 34 élèves), et le nombre des garçons s'abaisse à 180. Dans un second temps, la limitation des effectifs de 2de, concomitante avec — et corrélée à la création de plusieurs classes de STS — a touché les filles plus que les garçons. Six ans plus tard, en 1992-93, il n'y a plus que 11 divisions pour un effectif de 365 élèves. Dans cet effectif réduit, la proportion de garçons atteint 48%. Les filles ne sont plus entre elles.
A comparer la répartition des filles entre les sections de 1e et Terminale dans la première période représentée , et dans la seconde représentée par les trois années 1983, 1986 et 1992, on remarque le maintien de leur poids dans la filière scientifique (22%-23%), et la combinaison d'une légère baisse de ce poids dans la section B et d'une hausse dans la filière G à partir de 1984 (à peine 20% en B, 36% ou 37% en G). Ces mouvements relativement légers prennent sens quand on les compare avec ceux des garçons, proportionnellement moins nombreux que les filles dans l'établissement — on compte grosso modo 330 garçons pour 500 filles. Entre 44% et 55% s'orientent dans la filière scientifique, près de 20% dans la section B et moins de 30% dans la section G. Tout se passe comme si l'orientation des filles demeurait prédéfinie par leur milieu social et que celles des garçons était corrélée à un forcing pour entrer dans les sections les plus cotées, S et B.
Avant la réforme, et dans le cas exemplifié par le lycée étudié, la canalisation des élèves dans des filières dès la 2de constituait ces derniers — partiellement bien sûr —, en instruments de la pérennisation de l'établissement ex-secondaire tel qu'en lui-même, et assujettissait une partie d'entre eux, ou plutôt d'entre elles, à l'échelle de valeurs indigène mettant au sommet les sections générales et le savoir dit désintéressé. La nouvelle configuration incite les lycéens et lycéennes à moduler leurs parcours scolaires en fonction d'objectifs individuellement définis et remplace cette dépendance par d'autres. Des pressions, qui peuvent être contradictoires, viennent du milieu familial, des copains, des media, des expériences y compris scolaires. A l'échelle d'une population de plus de 800 personne, on constate que ces pressions ne produisent pas les mêmes effets sur les garçons et sur les filles. En simplifiant, les uns se montrent présomptueux, les autres se mettent en retrait.
Jusqu'alors, ceux des parents qui étaient eux-mêmes peu allés à l'école n'établissaient pas de rapport direct entre les études et l'activité professionnelle qui suivrait. La coupure qu'ils établissaient subjectivement entre études et travail rémunéré faisait écho à celle que les agents scolaires étaient eux aussi enclins à faire : certes les bons et bonnes élèves étaient appelé(e)s à persévérer dans un parcours qui propulserait finalement certains d'entre eux bien au-dessus de la position sociale et du monde culturel de leurs parents, mais les autres, ceux et celles à qui leurs retards scolaires et la médiocrité de leurs résultats interdisaient de telles perspectives, auraient tort de se fourvoyer dans une impasse. L'école et la vie adulte étaient deux mondes clivés. Le destin professionnel et social des élèves sortis du système scolaire est une question qui excédait le champ de compétences des enseignants. Les élèves dont les performances étaient remarquables et remarquées étaient poussés par tel ou tel professeur à prendre telle ou telle direction prestigieuse et, sauf exception, les autres n'étaient poussés à rien. En projetant en pleine lumière que la compétition scolaire avait pris valeur de compétition sociale, tant la réforme scolaire de 1981 que le contexte de la crise économique ont poussé les «usagers» de l'école vers une logique d'optimisation des profits. Reste que la force agissante des stratégies de rentabilisationvarie selon le mode de socialisation. Certain(e)s élèves peu enclin(e)s soit à mettre en rapport présent scolaire et futur professionnel, soit à se mettre en avant, s'auto-éliminent tout seuls.
De ce parcours rétrospectif d'une vingtaine d'années d'histoire d'un lycée, on retiendra que le contexte situationnel propre à ce lycée «secondaire» ouvert à Villeurbanne en 1965 et devenu LEGT en 1972 153 , a favorisé une politique locale d'établissement travaillant à maintenir la parité du nombre de sections générales et du nombre de sections technologiques, en dépit de l'origine majoritairement «populaire» des élèves. Jusqu'en 1981, cette orientation a favorisé une légère surscolarisation de filles dans la section A et d'élèves des deux sexes dans la section B, après cette date, une surscolarisation des garçons dans les sections C et D.
Cf annexes p. 42.
Cf. annexes, pp. 43-44.On note que dans l'échantillon aléatoire au faible effectif prélevé sur les listes de classe, les proportions sont fortement déformées par rapport à celle de l'enquête de 1985 : celle des enfants de cadres moyens est surévaluée de 8 points, celles des "autres" (inactifs et absents) de 7 points, celle des enfants d'ouvriers sous-évaluée de 13 points.
Cf. annexes, p. 45, p. 41.
On peut voir l'initiative prise en 1965 par la municipalité de Villeurbanne de construire un lycée classique et moderne dans une commune majoritairement ouvrière comme un phénomène homologue à l'initiative prise trente ans auparavant, sous le mandat du socialiste modéré Lazare Goujon, d'édifier un centre urbain architecturalement aussi ambitieux que les Gratte-Ciel. Marc Bonneville a souligné cette autonomie partielle du pouvoir politique local, lui permettant de promouvoir un projet "contradictoire ou déviant vis-à-vis des rapports sociaux prévalant dans la commune. (...) Cette autonomie, due aux péripéties de l'histoire locale, a disposé d'une base économique substantielle, puisque le produit des recettes liées à la présence de très nombreuses industries était conservé sur place pour les investissements communaux (alors qu'à Lyon, il était affecté pour une part importante aux quartiers centraux).", M. Bonneville (1978), pp. 116-117. En 1965, ces conditions étaient toujours valides.