Les informations portées dans les dossiers scolaires n'ont pas pour objet de reconstituer les trajets migratoires des familles. Et les élèves enfants de migrants d'origine algérienne étant né(e)s majoritairement en France ou dans un pays d'Europe, on ignore si les parents sont ruraux ou urbains et dans quelles conditions ils ont émigré. On essaiera de tirer le meilleur parti possible des données dont on dispose.
On connaît la localité d'origine de 78 familles (22%) ayant scolarisé dans l'établissement au moins un enfant né en Algérie 159 , du moins si les informations données par les élèves sont exactes. On a classé ces familles dans trois catégories, les «ruraux» (rur), les «urbains» de l'intérieur» (urb), les «urbains des villes européanisées» (urbE). On a pris le parti de dissocier bourgades et campagne de l'Algérie intérieure, tout en estimant plausible qu'une distance marquée entre les styles de vie existe surtout entre l'Algérie intérieure rurale, bourgades et campagnes mêlées, et l'Algérie des villes côtières européanisées 160 . On en a un indice dans la taille modale des fratries dans les trois sous-populations, calculée il est vrai à partir d'effectifs très petits (n=37, n=16, n=25). Dans les deux sous-populations de l'Algérie intérieure, les fratries moyennes de 6 à 9 enfants représentent 62% de l'ensemble et les petites fratries de 1 à 5 enfants en moyenne 21%. Dans la sous-population des grandes villes, les petites familles représentent 56% et les familles moyennes 40%. Les indications donnés par les proportions de très grandes familles (de 10 à 13 enfants) vont dans le même sens. Elles représentent entre 13% et 18% dans les deux premières sous-populations, 4% dans la troisième.
La sous-population de familles d'élèves nés en Algérie se compose de 47,5% de ruraux, de 20,5% d'urbanisés des villes intérieures, et de 32% des villes européanisées. Ces proportions ne sont pas transposables à l'ensemble de la population. La sous-population de 217 familles d'élèves nés hors d'Algérie est très vraisemblablement constituée majoritairement de familles rurales, comme l'indique indirectement les proportions de 63% et de 27% qu'y représentent respectivement les familles de 6 à à 9 enfants et de 1 à 5 enfants. La première est très voisine de celle des deux sous-groupes de l'intérieur, la seconde très distante de celle du sous-groupe des villes européanisée.
On dispose d'une autre indication. On sait que l'émigration familiale des ruraux et des urbains des villes européanisées s'est faite dans des conditions différenciées, comme l'ont confirmé les récits des enquêtées. C'est seulement au début des années 1960 que les deux mouvements d'émigration se sont conjugués. Au même moment, des femmes de ruraux «affiliés» du deuxième «âge», accompagnées de leurs enfants, ont rejoint les conjoints qui séjournaient en France depuis des années, et des couples mariés urbanisés ont émigré avec leurs enfants. Pour faire porter l'observation sur la durée la plus longue possible, on a mobilisé les dates de naissance de l'aîné(e) de chaque fratrie. Ces dates couvrent une période de trente ans, de 1940 à 1969, qu'on a divisé en trois tranches, 1940-1950, 1951-61, 1962-69. On a croisé lieu de naissance de l'élève (1 élève par famille) et tranche temporelle de naissance des aînés. La première tranche regroupe donc la sous-population d'élèves la plus distante par l'âge de l'aîné(e) de la fratrie, et la dernière, la sous-population la plus proche.
On constate que la sous-population de la première tranche se réduit à 14 lycéens tous nés en France. Leurs pères sont vraisemblablement des ruraux qui ont commencé à procréer entre 1940 et 1950 en Algérie et qui procréaient dans les années 1960 en France, leur femme et leurs enfants premiers nés les ayant rejoints au bout d'un certain nombre d'années. Quand on regarde les compositions des fratries une à une, on distingue plus ou moins nettement deux périodes successives, l'une de une à quatre naissances à intervalles irréguliers, l'autre de naissances quasi annuelles à partir de la fin des années 1950 ou du début des années 1960. Les sous-populations d'élèves des deux tranches suivantes sont très majoritairement nées en France, mais on compte dans chacune d'elles un petit contingent d'enfants nés en Algérie. La moindre importance de l'écart d'âge entre l'aîné(e) et l'élève est le signe d'un regroupement familial intervenant peu d'années après le mariage ou d'une émigration groupée. Le fait que les élèves nés dans les bourgades intérieures soient majoritairement regroupés dans la seconde tranche (12 sur 16), et ceux nés dans les villes européanisées dans la dernière (17 sur 25) coïncide avec l'hypothèse que l'émigration groupée a concerné surtout les familles des villes européanisées. On remarque aussi que la proportion d'élèves nés dans le monde rural est voisine dans les deux tranches, indice que le regroupement familial des familles rurales se continue, et que le délai entre mariage et regroupement se raccourcit.
‘Ce regroupement va bientôt se faire selon de nouvelles modalités. Parmi les élèves de l'établissement, on peut constater que la proportion globale des naissances en Algérie par rapport aux naissances en France diminue de moitié de Temps1 à Temps2. De 36% elle passe à 18%. Dans la population née en France, la proportion d'élèves de rang 1, 2, 3 diminue aussi mais reste supérieure à 50% (de 62,5% à 54,3%). Cela veut dire que dans les deux périodes, des couples dont le nombre est difficile à chiffrer 161 commencent à cohabiter en France dès le mariage. L'observation de la population des enquêtées montre que dans le contexte Temps1 c'est une pratique inaugurée par les ruraux «émancipés», et que dans celui de Temps2 et du troisième «âge» de l'émigration, c'est une pratique généralisée qui rend partiellement caduques des distinctions précédemment significatives. On relève alors au moins trois sortes de mariages conclus en France : des ruraux se marient entre gens de la même région (Firouz), des membres de clans dispersés dans des villes de l'ensemble du Maghreb se marient entre eux (Souad), enfin en continuité avec le mode de mariage des «émancipés»de Temps1, des jeunes gens se marient après s'être rencontrés en France, indépendamment des attaches du passé. La différenciation entre regroupement familial de ruraux déjà mariés et émigration groupée de familles conjugales urbaines, notamment des villes européanisées, perd alors une grande part de sa pertinence.’Revenons à l'interrogation initiale. Si l'on admet que l'émigration urbaine est d'ampleur modeste comparée à l'émigration rurale, et qu'elle concorde en gros avec une émigration groupée de familles conjugales, il est logique de chercher les migrants de ce type parmi les familles des 41 élèves né(e)s dans des villes d'Algérie 162 .
Les deux marques distinctives repérées chez les parents des enquêtées sont d'une part l'inactivité ou l'absence masculine (Leïla, Naïma), d'autre part l'activité professionnelle féminine (Naïma, Esma, Warda) 163 . Le premier trait, en rapport direct avec la liberté de mouvements dont jouissent les garçons adolescents, n'est pas conditionné par le type de ville, tandis que le second est corrélé au degré de pénétration de l'économie monétaire. Dans un milieu aristocratique de grandes familles comme celui de Leïla, où l'on réside dans une ville de l'intérieur, la réputation s'identifie à la fois aux bonnes manières et au train de vie. Dans le milieu urbain d'Esma et de Warda, au contraire, les femmes sont portées à se salarier parce que les pratiques dispendieuses de consommation prennent valeur de positionnement social.
Dans la population des villes européanisées, compte non tenu des familles d'enquêtées, on relève cinq situations professionnelles masculines atypiques — celles de trois fonctionnaires dont deux de nationalité française et un troisième qui avait disparu lors de la scolarisation du second enfant, d'un projectionniste devenu ensuite gérant de cinéma, et d'un employé de bureau —, trois cas d'inactivité ou absence masculine, et on ne trouve aucun cas d'activité féminine. La logique en vertu de laquelle les mères urbaines de Warda et d'Esma se mettent au travail salarié s'imposera vraisemblablement à la génération suivante, mais dans les années 1960, on constate que ces conduites sont tout à fait marginales chez les femmes. Elles sont inaugurées par des urbaines qui ont acquis en ville la capacité de prendre une plus grande liberté par rapport au regard et au jugement de l'entourage — ce qui revient à tomber dans une dépendance accrue par rapport aux normes sociétales globales. Dans le contexte du troisième «âge» de l'émigration, effet plausible du resserrement de la surveillance mutuelle qui s'exerce dans les limites d'un quartier, l'emploi salarié stable se fait plus rare encore. Dans Temps1, 11 femmes sur 88 ont une activité professionnelle, dans Temps2, 6 femmes sur 129. Plus précisément, dans Temps1, sur les 9 femmes dont le mari est absent 7 travaillent, dont 4 dans l'industrie comme les mères de Warda et d'Esma; dans Temps2, sur 11 femmes dans cette situation, 2 travaillent dont une de CS intermédiaire.
Bref, la mise en rapport du passé migratoire des parents algériens des enquêtées et du passé probable des parents à l'échelle de la population lycéenne d'origine algérienne fait ressortir l'originalité de la population enquêtée. Elle inclut non seulement des migrants issus de la masse rurale mais des urbains appartenant soit à de grandes familles, soit à une frange en mobilité ascendante, assimilable à la petite bourgeoisie. Cette hétérogénéité sociale ne se retrouve pas dans la population globale, dont plusieurs repères indiquent qu'elle est très majoritairement d'origine rurale. On prolongera cette première mise en perspective par celles des différenciations professionnelles et résidentielles.
Cf. annexes, pp. 52-53.
Les modifications des styles de vie induits par la pénétration de l'économie monétaire sont vraisemblablement plus rapides dans un milieu en voie d'urbanisation. Prenons comme exemple de ces modifications, l'autonomisation de la famille conjugale. Ainsi la mère de Zina, seconde femme d'un émigré veuf et originaire d'une famille de commerçants, n'a-t-elle pas vécu dans la famille de son mari depuis la date de son mariage en 1963 jusqu'à celle de son émigration en 1968, mais de façon autonome.
Les proportions calculées à partir des déclarations des élèves sont supérieures à la réalité. On a constaté que des élèves n'indiquent sur le dossier scolaire que les frères et sœurs qui vivent sous le même toit et qui sont nés de la même mère. Notamment, ils ne tiennent pas compte des frères et sœurs adultes résidant ailleurs.
On a négligé les 17 couples mixtes, faute de connaître avec certitude de quel pays les hommes sont originaires.
Cf. annexes, pp. 54-55.