logiques de différenciation professionnelle masculine

On analysera les logiques de différenciation professionnelle masculine à partir de trois sous-populations, dont la composition varie légèrement. L'examen de la première, constituée par les pères dont un enfant au moins est né en Algérie (n=78), met en évidence les processus de différenciation sociale à l'œuvre dans l'Algérie colonisée 164 . L'hétérogénéité des modes de vie et des dispositions incorporés dans le contexte de l'Algérie rurale et dans celui de l'Algérie urbaine européanisée s'actualise lors de l'immigration par l'orientation dans des voies professionnelles différenciées. Faisons abstraction des quatre lettrés. Les hommes de l'intérieur travaillent plus souvent dans les secteurs préindustriels (n=30) que dans l'industrie (n= 21); et on trouve plus souvent les urbains des grandes villes dans l'industrie (n=12) que dans les secteurs préindustriels (n=8). Les premiers vont vers les professions dans lesquelles relations personnelles directes et activités sont intriquées, les seconds, vers un secteur où la division technico-hiérarchique du travail interpose des médiations à la fois entre les travailleurs, et entre les travailleurs et le produit de leur travail.

Les migrants de l'intérieur qui s'orientent vers des professions donnant une autorité directe sur autrui, ou à défaut limitant la subordination directe à des supérieurs hiérarchiques, viennent tantôt des bourgades tantôt des campagnes. Le fait confirme la corrélation entre ce tropisme et l'amorce d'un procès d'autonomisation individuelle masculine. Son émergence est plus nette chez les urbanisés que chez les campagnards fortement ligotés dans les liens d'affiliation — on trouve grosso modo 1 urbanisé sur 3 et 1 campagnard sur 7 dans la CS maîtrise-indépendant, mais 1 campagnard sur 3 a une place d'ouvrier-fonctionnaire. Le secteur des BTP, qui recrute les uns et les autres, pourrait être considéré comme un carrefour d'où partiraient les deux bifurcations, l'une vers l'inscription renouvelée dans un collectif et l'autre vers l'autonomisation individuelle. Si l'on compare maintenant les distributions professionnelles des urbanisés de l'intérieur et des urbains des villes européanisées, on constate que ces derniers sont absents de la CS maîtrise-indépendant où les urbains de l'intérieur sont le plus nombreux, et qu'ils figurent dans la CS grande industrie où les autres sont absents.

La netteté de ces décalages en dépit de la faiblesse des effectifs montre l'existence de clivages liés au caractère rural (au sens large du terme) vs urbain de l'origine. Cela dit, la marge de manœuvre des migrants était mince. L'accès à des emplois qualifiés non manuels, comme ceux des trois fonctionnaires et de l'employé de bureau recensés, impliquait des ressources scolaires peu répandues. On trouve donc le plus grand nombre de migrants d'origine algérienne dans l'industrie. Comment en irait-il autrement, dans une conjoncture historique où la croissance économique impliquait l'emploi dans l'industrie d'une main d'œuvre déqualifiée numériquement importante. Ruraux et urbains ont travaillé pour la plupart dans un contexte en rupture complète avec le monde de référence qu'ils avaient intériorisé. Au primat des relations personnelles s'est substitué un rapport dépersonnalisé au travail. Mais dans le meilleur des cas — prenons l'exemple du père de Faïza entré chez Brandt avant 20 ans — ces conditions ont pu favoriser une affiliation sociale où dépendance et liberté relative se combinent.

Mettons maintenant en perspective la distribution professionnelle des pères dont un enfant lycéen(ne) est né(e) en Algérie, avec celle des pères dont les enfants lycéen(ne)s sont nés hors d'Algérie, soit dans le contexte de Temps1» (n=88), soit dans celui de Temps2» (n=129). La sous-population 1, qu'on vient d'étudier, rassemble des migrants du deuxième et du troisième «âge», la sous-population 2 du deuxième exclusivement, la sous-population 3, du deuxième et du troisième «âge». La double hétérogénéité des contextes historiques et des conditions d'émigration résumée par les variables Temps1 et Temps2 interdit d'expliquer par une seule cause l'importante variation du poids des inactifs et absents qu'on observe d'une sous-population à l'autre. Il est plausible que sa proportion plus élevée dans la sous-population 2 (18%) que dans la sous-population 1 (8%) soit partiellement imputable à l'«indiscipline» de chefs de famille peu enclins à se soumettre aux contraintes du rapport salarial fordiste 165 . Quant à son augmentation dans la sous-population 3 (29%), elle relève d'autres causes. Elle est imputable au jeu conjugué du vieillissement biologique des pères et de l'apparition du chômage de masse lié à la transformation structurelle du marché du travail, de plus en plus marquée au cours des années 1980. Pour pouvoir comparer la distribution professionnelle des trois sous-populations, on a donc éliminé les actifs exerçant des professions atypiques de la sous-population1 ainsi que les chômeurs et retraités des trois sous-populations. Le phénomène marquant est la stabilité structurelle de l'ensemble : le poids de la CS ouvrier-fonctionnaire oscille entre 18% et 17%, celui de la CS indépendant potentiel entre 15% et 12%, celui des CS ouvrier industriel entre 40% et 45%. Cela dit, on voit la normalisation se renforcer de Temps1 à Temps2. La proportion des ouvriers d'industrie augmente, celle des indépendants diminue. La seule échappatoire qui demeure accessible est la place d'ouvrier-fonctionnaire.

L'examen confirme l'originalité de la population des enquêtées. Les pères émigrés dans les conditions du deuxième «âge» et les parents urbains y sont surreprésentés. Du même coup, les conduites de ces migrants font voir à la loupe, d'une part des signes annonciateurs de l'assujettissement des femmes au salariat déqualifié, condition d'une consommation accrue de produits marchands, d'autre part, la sourde résistance des hommes à la dépersonnalisation du travail dans la grande industrie : dans la petite sous-population examinée, ces emplois sont proportionnellement moins nombreux que les emplois à mi-chemin entre artisanat et industrie.

Notes
164.

Cf. annexes, p. 56

165.

Sur les cinq critères caractérisant le rapport salarial fordiste, définis par l'Ecole de la régulation et repris par R. Castel, cf. supra, note 99.