3.1.1. le tempo de l'existence («équilibrages archéomodernes»)

Rappelons que l'ensemble défini par «équilibrages archéomodernes», entièrement composée de filles de migrants, est structuré par deux axes d'opposition : d'une part entre deux types d'organisation familiale, l'organisation «acéphale» sans chef autonomisé et l'organisation «autocéphale» où le père exerce personnellement l'autorité, particulièrement nette en milieu algérien où la grande famille garde valeur d'entité politique; d'autre part entre l'origine rurale et l'origine citadine.

Les familles d'origine rurale sont formées à une existence régulée par la ritualisation du quotidien. Les jours sont scandés par le retour régulier d'activités accomplies collectivement selon le même tempo . Le temps de l'école s'intègre parfaitement dans cette économie, comme l'indique l'architecture des énoncés. Mais pour peu que la mécanique se détraque, et que l'écolière doive improviser, trouver une solution pratique par elle-même, elle se trouve perdue. Le passage de Temps1 à Temps2 peut se lire comme le passage de l'ordre des choses à la déglingue, quand la ritualisation se défait sans être remplacée un autre type de régulation.

La mise en place d'autres types de régulation est corrélée à la possibilité pour une fille de se constituer en je distinct du nous. Deux contextes différentiels sont propices à ce mouvement d'autonomisation :

— la familiarisation au sein même de la famille avec une dualité ou une pluralité de modes de régulation associés chacun à un contexte situationnel.

— le repli sur soi corrélé à un engagement dans le travail scolaire et dans la lecture, qui peuvent prendre valeur d'un refuge légitimé, protégeant des heurts auxquels exposent les interactions vivantes.

«équilibrages archéomodernes» Temps 1
  groupe d'âge acéphale autocéphale mixte
or. rurale Nacera Nora Assia Gabrielle
  Amel   Malika  
      Isabelle  
      Inès  
or. urbaine     Leïla  

L'immersion heureuse de l'enfant dans un ballet d'activités collectives aux figures invariables rend la consigne langagière inscrite dans la question (racontez une journée... du lever au coucher) facile à suivre pour l'adulte qu'elle est devenue. La scansion chronologique de son énonciation peut se caler sur le retour régulier des mêmes stimulations sensorielles dans les journées enfantines. Tantôt l'ossature des énoncés prend appui sur la ritualisation des trajets, favorisée par la réitération de deux allers retours entre maison et école faits en groupe; s'il n'y a pas de relance, la remémoration du passé à voix haute s'arrête avec le retour à la maison (Nacera, Nora, famille «acéphale»). Tantôt elle tient à la présence active de la mère tout au long de la journée, et la temporalité englobée par la production langagière correspond à celle que définit la consigne (Leïla, famille «autocéphale») 180 . La production d'un énoncé complexe intégrant plusieurs types de texte est au contraire corrélée à la variation des places occupées par l'enfant dans la famille selon les moments de la journée. On comparera d'abord les énoncés de trois enquêtées d'origine rurale et d'une enquêtée d'origine urbaine.

Nacera représente un cas de figure isolé où la régulation est liée principalement aux activités au sein de groupes d'âge. L'un des groupes est constitué par les enfants du hameau, tous d'origine algérienne. Ils se rassemblent le matin à mesure qu'ils sortent des maisons pour se diriger vers l'arrêt du car de ramassage, ils se retrouvent le soir après avoir déposé le cartable à la maison, pour courir la campagne jusqu'au coucher du soleil. De l'école, l'énonciation ne retient que les situations concordant avec les activités extra-scolaires, les jeux de ballon réunissant à la récréation les écoliers de toutes origines, les stimulations gestuelles des instituteurs, lançant des bouts de craie sur les rêveurs pour réveiller leur attention. Il faut remarquer que le groupe d'âge est formé d'enfants des deux sexes. Dans ce cas précis, la mixité est la résultante à la fois des conditions empiriques de la scolarisation — mixité des sexes dans le car et dans l'organisation de l'école du village — et de la conversion de la mère au modèle de mixité : le père se désintéresse des enfants de sa première femme, la mère juge bon de laisser à ses filles la liberté dont elle a elle-même été privée. En dehors de l'école, il n'existe donc pas de régulation imposée aux enfants par une autorité extérieure. Les plus âgés se cooptent et excluent les plus jeunes, comme l'indique Amel, sœur cadette de Nacera qui a oublié la trame sensorielle de son enfance mais non son fonctionnement social :

‘— " (...) Entre nous, comme on fonctionnait par bandes quoi il me semble que les petits n'étaient pas acceptés quoi. C'étaient souvent les enfants du même âge ou un peu plus âgés qui partaient ensemble quoi, donc on peut dire qu'il y avait... l'ordre était respecté quoi. " (Amel)’

La prévalence du groupe d'âge comme milieu de socialisation, et l'élargissement aux filles de la liberté de mouvements dont jouissent les garçons dans le cours de la vie quotidienne est un phénomène isolé dans la population enquêtée. Le plus souvent, l'addition des obligations domestiques et des obligations scolaires se traduit par une intensification du rythme de vie.

L'arrangement correspondant à l'exemple de Nora (organisation «acéphale») fait voir un alliage entre la reconduction de la hiérarchie des sexes et des âges et l'adoption d'un rythme de vie à vitesse multipliée. Elle et ses trois frères et sœurs sont pris du matin au soir dans une succession ininterrompue d'activités. Il revient au fils aîné de piloter les trajets quotidiens entre la maison et l'école de ses frères et sœurs et de petits voisins, et d'organiser les séances collectives de travail scolaire une fois la maisonnée endormie; il revient aux filles de faire vaisselle et ménage après le déjeuner, d'emmener dehors les frères et sœurs plus jeunes pendant que la mère prépare le dîner, de les laver et de les coucher avant de se mettre aux devoirs. Bref, la scolarisation ne bouleverse nullement l'ordre domestique. Les enfants restent inscrits dès leur jeune âge dans le même monde d'activités et d'intérêts que les adultes — comme c'était le cas en Europe durant l'Ancien Régime 181 . La rapidité du tempo, que restitue le rythme de l'énonciation, est la condition de l'enchaînement sans heurts des deux mondes d'activités.

‘— "(...) ensuite on revenait on mangeait on préparait la table on nettoyait les petits frères et sœurs on les mettait au lit et on faisait les devoirs (rire); et quand il y avait la télé après, on regardait la télé avant de faire les devoirs." (Nora)’

Dans la famille italienne de Gabrielle, l'organisation domestique peut se lire comme la transformation en règles explicites du rythme temporel d'actions ininterrompues dans lequel les enfants sont pris chez Nora. Que la prescription vienne de la mère ou du père, elle se mue en règle impersonnelle — "et puis il fallait se dépêcher parce qu'il fallait pas traîner hein, 6 heures 1/4 pétantes on remontait parce que mon père était rentré et on mangeait".L'objectivisation de la règle a plusieurs effets 182 . Sa disjonction de la personne qui l'impose ouvre une marge de liberté. Gabrielle et sa sœur peuvent à la fois se soumettre sans mot dire aux exigences paternelles, et tromper le père sans vergogne quand elles découvrent un point faible dans sa personne :"Et tu sais comment... on est méchant quand on est petit... il nous faisait lire Colette et Rémi à moi et ma sœur, et on s'était rendu compte qu'il savait pas lire, alors tu sais ce qu'on lui lisait on lui lisait la première syllabe et le reste on inventait, et mon père il disait "très bien" (rire) on riait on riait. En revanche, la disjonction de la règle et des activités collectivement accomplies a pour effet de banaliser le quotidien en routine privée d'engagement affectif et donc vouée à l'oubli. La structuration de l'énoncé par l'enchaînement des actions successives laisse alors place à un récit troué, scandé par un dialogue impérieux entre un moi sujet biographique qui s'étonne de pas être en possession de son passé — "qu'est-ce que je me rappelle?" — et une énonciatrice qui n'est plus liée à ce vécu par une communication immédiate et ne ramène de sa pêche que des lambeaux de flashes visuels — "je me rappelle de l'encrier je me rappelle que je tenais mal mon stylo".Ces fragments anecdotiques prennent une valeur du seul fait qu'ils n'ont pas été oubliés. Comme s'ils attestaient qu'un même je-individu s'est conservé de l'enfance à l'âge adulte.

L'hétérogénéité des modes de régulation que montrent les exemples de Nora et de Gabrielle, nées respectivement dans une famille rurale d'Algérie, et dans une famille rurale d'Italie peut s'interpréter comme une trace du mouvement historique d'allongement des chaînes d'interdépendance. Aux obligations dissymétriques liant directement les personnes se substituent partiellement des règles impersonnelles. Le cas de Leïla, née dans une famille «autocéphale» citadine, fait voir une autre ligne d'évolution. Certes, comme chez Nora, l'organisation de la vie domestique est réalisée entièrement par la mère, alors que chez Gabrielle elle est commandée par les exigences du père. Mais la quête de reconnaissance dans une unité spatiale et sociale concrète — un village savoyard des années 1960 — prenant la forme d'une conduite consciente et concertée des individus, le renforcement des contraintes prend lui aussi du sens. L'obligation d'orienter sa conduite en tenant compte de la réputation du groupe et l'autonomisation individuelle sont nouées ensemble. Les enfants apprennent l'autocontrôle, non parce qu'on leur apprend à obéir à des règles générales, mais parce que la mère leur communique le souci de gagner l'estime des gens parmi lesquels on vit. C'est ce qu'on peut lire dans l'énoncé.

A trois reprises, l'énonciatrice met en rapport pratiques domestiques et pratiques en usage dans le village. 1) Chaque matin, la mère fait la toilette des enfants. Soins d'hygiène sans doute, mais aussi instrument de leur métamorphose en enfants modèles dont la tenue sera avalisée par une directrice d'école prenant la peine d'inspecter les écoliers un à un : tablier, cheveux peignés et disciplinés, dents brossées. 2) Elle leur donne, comme les autres mères du village, une banale gamelle de fer contenant leur repas de midi qui sera réchauffé à la cantine. 3) Au retour de l'école en fin d'après-midi, mère et enfants boivent comme les villageois un bol de café au lait. La famille peut à la fois se distinguer d'eux — elle se réfère au monde arabo-musulman — et s'inscrire dans la communauté concrète qu'ils forment, parce qu'elle est le creuset où se fabriquent réciproquement les réputations, c'est-à-dire la valeur sociale.

On désignera cette autonomisation individuelle du nom d'«individuation». Elle est indissociable d'une mutation mentale dont on peut repérer la portée en comparant, dans les énoncés de Nora et de Leïla, la restitution langagière du passé enfantin.

‘— "ah la leçon de morale c'était bien ah j'adorais ça! il y avait la leçon de morale, ensuite je me rappelle plus hein l'exercice ou le devoir qu'on avait à faire." (Nora)’ ‘— "dire bonjour aux dames qu'on connaît pas, aider les dames etc je trouvais que c'était bien ça, et puis aprèson travaillait je me rappelle le calcul des trucs comme ça; je me rappelle aussi les travaux manuels quand on faisait les petits cartons avec des points avec des trous." (Leïla)’

Dans le cas de Nora, se souvenir du passé c'est raviver dans son corps un ébranlement affectif associé à un contexte global — "ah! la leçon de morale c'était bien ah j'adorais ça! "; dans celui de Leïla, c'est percevoir la distance entre le passé de l'événement et le présent de sa remémoration. Le souvenir est décollé de sa charge affective. Ce mouvement d'autonomisation dérive d'un rapport distancié au hic et nunc, qui remonte à l'enfance. Alors que l'écolière Nora était toute pénétrée par la parole de l'institutrice, l'écolière Leïla était déjà apte à porter un jugement axiologique sur le contenu des prescriptions — "aider les dames etc je trouvais que c'était bien ça". On note aussi que la première a tout oublié des exercices scolaires accomplis isolément — "je me rappelle plus hein l'exercice ou le devoir qu'on avait à faire" —, la seconde se les rappelle, vraisemblablement parce que les gestes de travail s'accompagnaient d'un dialogue intérieur — "je me rappelle aussi les travaux manuels quand on faisait les petits cartons avec des points avec des trous". Bref, l'institution de l'activité mentale en dimension autonome prenant appui sur des pratiques linguistiques discursives creuse une distance entre le présent et le passé, elle ouvre potentiellement à l'individu la capacité de transformer le vécu en expérience(s) personnelle(s). Cela dit, on aurait tort de croire que cette posture mentale est favorisée dans toutes les sociétés et dans tous les milieux 183 . Dans les familles citadines de la mère et du père de Leïla, l'individuation fait partie de l'héritage familial. Elle est favorisée par les pratiques d'échanges verbaux interindividuels 184 , qui font acquérir précocement des compétences intellectuelles telle la capacité à mettre en rapport plusieurs mondes de pratiques. Elle signifie qu'une personne est définie à la fois par sa place relationnelle dans l'ensemble familial et social et par sa singularité individuelle. La mère n'a pas la même place que les enfants; en outre, elle se pose en individu ayant des intérêts propres — elle réclame aux enfants le silence pour regarder "«ses» actualités" —, et ne cherche pas à uniformiser l'apparence de ses filles — seule a des cheveux longs et porte des tresses celle dont les cheveux frisent.

On remarque que les enfants semblent n'avoir pas d'autre responsabilité pratique que de faire honneur au groupe familial. La logique de l'autonomisation de la famille conjugale sous l'autorité du père les constitue en héritiers, neutralisant subjectivement le poids des contraintes économiques dans le nouveau contexte socio-historique. Pendant leur enfance, ils sont élevés comme si leur avenir matériel était assuré.

La différenciation entre les modes d'énonciation exemplifiée par les productions langagières de Nora et de Leïla dépasse évidemment les deux cas. Le premier mode, marqué par le primat du pronom sujet "on" et des verbes d'action, se caractérise par un enchaînement chronologique d'actions collectives. Il est en homologie avec le mode de régulation paysanne, dont on se souvient qu'il consiste principalement à engager tous les membres du groupe dans le même comportement au même moment de la journée 185 . Le second mode est plus complexe. La ligne chronologique des représentations d'actions est concurrencée — minée à la limite — par des descriptions ou par des commentaires qui ne se limitent pas à de brèves incises 186 . Cessant d'être dictée par la résurgence immédiate d'un passé ritualisé, vécu collectivement et investi affectivement, l'énonciation se configure en récit plein ou troué, coïncidant partiellement avec ce qu'on appellera le point de vue rétrospectif d'un moi à la fois sujet d'expériences et centre d'une vie intérieure. L'énoncé d'Assia, issue d'une grande famille d'origine rurale, présente un état embryonnaire de la complexification.

‘— "C'est ma mère qui nous amenait tout le temps à l'école pendant très très longtemps elle nous a amenés à l'école... bon évidemment elle pouvait pas vérifier ce qu'il y avait dans les cartables elle savait pas lire, on était consciencieux par contre hein on écoutait bien nos parents hein “Vous avez rien oublié revérifiez” on vérifiait on écoutait hein, et après elle venait à 10 heures... c'était 10 heures 1/4 je crois la récréation elle allait à la boulangerie... ah! la la c'est vrai elle allait à la boulangerie elle nous appelait par la barrière de l'école pour nous donner des croissants... c'est vrai on était des enfants gâtés hein quand même!" (Assia)’

La capacité de l'énonciatrice à se distancier du passé est corrélée à l'hétérogénéité des rôles actantiels de l'enfant 187 , c'est-à-dire à des conditions de socialisation faisant coexister plusieurs régimes de régulation, valides chacun dans les limites d'un contexte situationnel défini par des coordonnées spatio-temporelles et actantielles. Cette pluralité ouvre vraisemblablement à une appropriation du vécu, soit comme un gisement de ressources à exploiter en continuité avec les acquisitions de l'enfance, soit, de façon plus complexe, comme un palimpseste dont le dessin initial se redessinerait avec plus de complexité au fil des expériences. Pour illustrer le mode d'individuation procédant à la fois du prix attaché à la réputation et du jeu ménagé par la pluralité des régimes de régulation, on complétera l'énoncé de Leïla par ceux d'Isabelle et de Malika, variantes empiriques de la situation corrélée au statut de fille «aînée» alternativement détentrice de prérogatives et soumise à une autorité supérieure. Le troisième exemple, celui d'Inès sœur d'Isabelle, montre le mouvement d'une cadette que sa position incite à se démarquer de l'aînée : l'orientation de celle-ci vers les interactions personnelles et la sociabilité du groupe d'âge projette celle-là vers les acquisitions médiatisées de l'école et des énoncés scripturaux 188 .

Chez Isabelle et chez Malika, nées dans des familles rurales d'origine espagnole et algérienne, l'homologie du rapport de forces entre le père et la mère — prévalence masculine et subordination féminine — rapproche sans les confondre les modes de régulation en usage dans les deux familles. Le récit d'Isabelle, la plus «ancienne» des enquêtées, née en 1950, met en évidence d'une part la régulation duelle du monde de l'enfance, d'autre part la continuité entre les acquisitions de l'enfance et les pratiques d'adulte. Bien qu'il suive l'ordre chronologique, et qu'il donne une place centrale aux quatre trajets quodidiens faits par la même bande d'enfants, il n'est pas rabattable sur l'énoncé de Nacera, étudié plus haut. "L'amusement" en groupe et au grand air n'est pas présenté comme l'abrégé de l'existence mais comme sa part la plus plaisante. La libre dépense de l'énergie est en effet contrecarrée à deux reprises au cours de la journée. En arrivant à l'école, les enfants de sexe différent se séparent pour aller chacun dans le bâtiment ad hoc — "on se voyait derrière le mur" —; en rentrant à la maison en fin d'après-midi, Isabelle et ses frères anticipent le retour du père et l'obligation de lui présenter les cahiers avec les devoirs faits, et quand il les appelle pour le dîner ils interrompent leurs jeux dès son signal — "la première chose qu'il faisait en rentrant c'est de demander si on avait fait nos devoirs... ", "il nous appelait une fois hein ça suffisait". Adulte, Isabelle fait un pont entre passé et présent sur le mode de l'appartenance à une collectivité villageoise. Le référent spatial, la zone nord-est de Villeurbanne où elle réside depuis l'enfance, est identifié par des toponymes — ceux de la rue du domicile de l'enfance, des deux quartiers successivement habités, de l'école. Dans ce périmètre, sa légitimation sociale se mesure en partie à l'étendue du réseau de relations qu'elle entretient par des activités, des conversations, des services mutuels, en continuité avec ses premiers linéaments — "la directrice avait une affection particulière pour nous et donc quand on a déménagé on est allé habiter aux Buers elle avait demandé une dérogation pour qu'on reste à l'école".

Le récit de Malika fait apparaître une plus grande complexité organisationnelle. L'absence ou la présence du père fait basculer l'ordre domestique d'une régulation implicite à une règle explicite. Du lever matinal des enfants jusqu'au goûter, leurs interactions avec la mère sont des moments d'entente immédiate et heureuse. L'une distribue les soins de toilette, guide les trajets, offre au goûter la gourmandise qui fait plaisir, les autres se laissent gouverner. L'approche du retour paternel laisse intacte la coloration affective mais transforme le cours de la vie en accomplissement d'un cahier des charges. Les enfants doivent interrompre les jeux à l'air libre et rentrer, pour être à l'heure dite lavés et les pantoufles aux pieds. L'inégalité des places se neutralise, la mère devenant elle aussi comme une enfant qui s'active avec les autres pour que tous jouent, sur le théâtre domestique, la scène stéréotypée qui fera plaisir au chef de famille : "et quand mon père rentrait il nous trouvait normalement en train de faire nos leçons, ma mère préparait la table pour le repas". A l'école d'autre part, selon le parti pris pédagogique des instituteurs, ou bien les écoliers sont soumis à un dressage disciplinaire, ou bien ils s'entraînent — par exemple en mimant les Fables de La Fontaine comme Malika a eu l'occasion de le faire — à une mise en scène gestuelle et verbale des rapports sociaux. La gymnastique inhérente à la pluralité des configurations et aux changements de place de l'enfant, se trouve corrélée à une attitude dans le monde scolaire qui n'a été décrite dans aucun autre énoncé. La mémoire n'a pas scotomisé le temps de la classe, comme dans l'énoncé d'Assia. Elle ne fait pas surgir non plus une écolière générique silencieuse et docile, mais un individu capable d'assumer le rôle actantiel de je-sujet. De temps en temps, l'écolière s'appuie sur sa participation mentale silencieuse au travail collectif impulsé par l'instituteur pour prendre le risque d'une production langagière, à la fois test de ses capacités intellectuelles et joute publique, et elle triomphe. "A chaque fois j'ai eu un peu des petites heures de gloire comme ça où je me retrouvais face à toute la classe et puis l'instit me disait “Voilà Malika a très bien répondu” je m'en rappelle". On aurait tort de croire que la narratrice adulte ignore les pièges de l'«amour-propre». D'un même mouvement, elle restitue la scène de gloire et elle met en doute la fidélité de sa mémoire : "je me suis rendue compte que des fois on se rappelle des choses et puis c'est faux, on se donne une idée sur soi-même... ". Les parallèles qu'elle établit entre les pratiques des parents algériens et français ou entre celles des divers instituteurs procèdent d'une même posture de va-et-vient entre vécu empirique et distance critique.

Avec le cas d'Inès, on aborde un mode d'autonomisation individuelle corrélé à un désinvestissement initial de la sociabilité de groupe. La rupture qui s'opère est comme emblématisée par la ruine du rite du petit déjeuner — "j'avais jamais faim le matin"—, elle se marque dans l'incapacité à organiser en récit le contenu d'une journée (neuf relances, dont on a omis deux). La situation initiale vécue par Inès, de quatre ans moins âgée que sa sœur Isabelle, était d'être physiquement présente dans un groupe d'enfants, sans participer d'un on sujet collectif. Le rapport d'intégration était miné par le rapport de domination de la sœur aînée sur la sœur cadette. L'aînée agit, la cadette subit — je prenais ma petite sœur par la main, dit l'une, ma sœur me brusquait parce que j'étais toujours en retard, ma sœur me recupérait, dit l'autre. Notons au passage que l'opposition met au jour le rapport d'homologie entre la dissymétrie sociale des rangs de naissance et la dissymétrie sociale des sexes. Les rapports des filles «aînées» investies des mêmes responsabilités qu'Isabelle à leurs sœurs cadettes, parfois à leurs cadets dans leur ensemble, sont du même ordre que les rapport sociaux de sexe. La valeur significative dans la socialisation d'Inès de l'expérience de dépendance est indirectement marquée dans le récit qu'elle produit. L'un des deux souvenirs conservés et rapportés fait voir l'écolière enregistrant que dans le monde scolaire la supériorité hiérarchique n'est pas fondée sur les mêmes critères que dans la fratrie. L'autorité de l'institutrice du CP est certes liée à un insigne de pouvoir — "elle avait son grand bâton là et elle nous montrait tous les sons" —, mais elle se concilie avec le physique d'une étrangère et avec l'absence d'une taille imposante et d'un corps vigoureux — "la maîtresse m'avait impressionnée parce que c'était une Chinoise voilà; une Chinoise qui était toute petite et elle était handicapée elle était boîteuse et ça m'a toujours épatée". Le second souvenir constitue implicitement le monde de l'école en modèle alternatif d'existence, rendant compatible l'effacement en public et le sentiment subjectif de valeur personnelle — "je savais tout mais je disais rien". L'équilibrage combine une docile mise en conformité de la conduite avec les règles en usage dans les mondes traversés, et le retrait partiel dans un monde privé coupé des échanges personnels directs. Le décalage entre les régulations familiales et les régulations scolaires met en branle un processus d'«individuation» embryonnaire, qui ne passe pas par les interactions personnelles directes.

A travers les exemples de Malika et d'Inès, on voit donc se distinguer deux modes d'engagement enfantin dans les apprentissages scolaires, corrélés à deux modes d'autonomisation individuelle structurellement hétérogènes, eux-mêmes liés à l'hétérogénéité des places occupées dans la famille. Pour l'enfant à la fois constituée dans la fratrie en déléguée de l'autorité familiale et entraînée à changer de place selon les situations, l'école prend valeur de monde social en miniature fournissant aux élèves une tribune publique où il leur est possible de prendre la parole en tant que je-sujet et de mettre à l'épreuve leur valeur personnelle. Et pour l'enfant maintenue dans une position dominée, l'école peut se configurer en secteur autonomisé à l'abri des confrontations sociales directes, autorisant chaque élève à se saisir des savoirs scolaires comme de biens privatifs socialement légitimés.

Temps 2
  acéphale autocéphale
or. rurale Saïda Aïcha
    Manuela

Le contexte de Temps2 n'est pas assimilable à celui de Temps1. L'ordonnance harmonieuse de la première période — l'enchaînement sans heurts des rythmes temporels au fil de la journée rendant tangible l'unité et la stabilité du monde — se défait. Le télescopage entre des régulations à la limite incompatibles bouleverse les existences. L'hysteresis de dispositions accordées aux régulations collectives des sociétés agraires rend inapte à manœuvrer entre les régulations d'une société étatisée, à l'heure de la grande industrie.

Les écolières ressentent d'autant plus vivement les décalages entre les régulations du monde familial et celles du monde scolaire que la personne de la mère guidant tous les trajets n'est pas là pour établir un lien sensible entre les deux mondes et fabriquer de la sécurité. C'est du moins ce qu'indique la comparaison entre les trois exemples empiriques dont on dispose. Les déboires de Saïda et de Manuela sont parents. Quand la mécanique temporelle vient à se détraquer, elles restent démunies, désarmées, devant des incidents qu'elle subissent comme un destin mauvais. Pour y remédier, il faudrait organiser un espace de négociation, et rien ne les a préparées à acquérir et à mettre en œuvre un tel talent. Chez Aïcha, au contraire, la prise en charge maternelle de la socialisation des enfants et de la valorisation de l'école minimise les chocs, selon un équilibrage dérivé de celui des familles «autocéphales» de Temps1. On s'intéressera aux deux premiers cas.

Bien que Saïda ne soit pas la sœur de Nora, son cas donne à voir la transformation des équilibrages dans une famille à organisation «acéphale», du contexte des années 1965 à celui des années 1975. Quand Nora (née en 1960) est écolière, la réussite scolaire des enfants s'inscrit dans un projet familial collectif, comme l'indique la charge confiée par la mère au fils aîné d'organiser les trajets et le travail scolaire des trois frères et sœurs qui le suivent. Quand c'est le tour de Saïda (née en 1970), cinquième enfant de la fratrie née entre un frère plus âgé et deux petits frères jumeaux, la charge d'accompagner les petits derniers à l'école s'inscrit non dans un projet mais dans l'ordre des choses : elle échappe au frère parce que c'est un garçon, elle revient à Saïda parce qu'elle est une fille. La reconfiguration s'articule en deux segments. Le changement fondamental est que la réussite scolaire a perdu sa valeur de mission familiale expressément confiée aux enfants, le corollaire, que la mobilisation affective et intellectuelle de l'enfant se concentre sur l'ensemble familial sans englober l'école. Saïda a clairement compris ce que sa mère attend d'elle et elle accepte d'assumer les tâches domestiques dont ses sœurs aînées ne veulent pas. Mais elle ne cherche pas à savoir ce que l'institutrice attend d'elle à l'école, et ne tire aucun enseignement de ses fiascos. Elle relate dans l'entretien une interaction avec l'institutrice qui a été un dialogue de sourds et qui a gardé la même valeur dix ans plus tard. La conservation du souvenir tient à une forte charge affective, axiologiquement négative. En voici les lignes. L'institutrice inflige à l'écolière une punition dont celle-ci ne comprend pas le sens, l'enfant exprime sa peine sans en expliciter les causes, elle ne comprend pas mieux le lendemain que l'institutrice lui demande de faire retour sur l'incident en l'objectivant.

‘— "ce jour là je sais pas ce qui s'est passé en classe et j'ai un problème avec ma maîtresse (rire); je sais pas elle me crie après et j'ai pas trop aimé; on terminait l'école à 4 heures 1/2 elle m'a gardé jusqu'à 5 heures" ’ ‘— "moi je pleurais je pleurais je dois chercher mes petits frères tout"’ ‘— "le lendemain je rentre en classe et je vois sur le tableau "pourquoi n'es-tu pas allée chercher tes petits frères?" (rire) elle m'avait engueulée c'est tout". (Saïda)’

La transformation corrélée à un type de famille représentée dans Temps1 par celle d'Isabelle et Inès et se rapprochant de la famille algérienne «autocéphale» — exercice de l'autorité par le père sur l'ensemble de la famille, en homologie de l'aînée sur la cadette — et qu'illustre l'exemple de Manuela, est autre. Elle ébranle la fiabilité de l'ordre des choses sans rien mettre à la place. La conduite de la mère, bien sûr à l'insu de celle-ci, est à l'origine de la rupture d'équilibre. Tout en augmentant les responsabilités de sa fille première née, elle sape l'autorité de l'aînée sur la cadette en prodiguant elle-même son amour à sa seconde et dernière fille. L'aînée a en effet la charge de sa sœur tous les jours de semaine, puisque la mère, prise par son emploi, est absente de la maison le matin et à midi. Les journées commencent mal. La séquence de gestes corporels qui se déclenche automatiquement chez Manuela — "donc je commençais par me lever j'allais déboucher le thermos je servais mon bol et celui de ma sœur" — est invariablement déréglée par la résistance passive de la sœur — "ma sœur arrivait pas à se lever j'allais chercher la voisine pour qu'elle me la lève je finissais par déjeuner après on arrivait toujours en retard et puis après je me rappelle plus". Le matin, le tempo tranquille des actions est dérangé mais non ruiné, comme l'indique indirectement la scansion de l'énoncé par l'adverbe après. A midi, il se dégrade au contraire en agitation privée de sens, comme le marque le passage à la parataxe — "je sais qu'au milieu il y avait une récréation (rire) et puis après on sortait qu'on rentrait à la maison que je commençais à préparer à manger qu'on retournait" —, et réapparaît le soir, c'est-à-dire quand toute la famille est réunie dans l'espace domestique, — "après les devoirs ben on devait normalement avoir le temps de jouer un peu et après on mangeait on allait se coucher". L'attachement invétéré à une régulation corrélée aux activités collectives du groupe familial, alors que les conditions de vie et de travail amènent chaque membre de la famille à exercer ses activités dans des univers distincts, à la limite vide de sens toute activité à l'exclusion de deux : manger et dormir.

La parenté des expériences malheureuses de l'école, faites par Saïda et par Manuela, tient au lien étroit qui attache leur existence individuelle à l'espace-temps de la vie familiale collective. Parce que les parents ne font pas entrer, directement ou indirectement, le quotidien scolaire dans l'univers familial, elles ne peuvent pas introduire l'école et ses régulations dans l'univers quotidien. Cette parenté ne doit pas cacher un décalage corrélé à la dissymétrie cadette/aînée. Dans le cas de Manuela, non seulement l'école est exclue du champ de l'existence sociale mais l'image de soi devient problématique. Il est vraisemblable que l'expérience renouvelée de la dévalorisation de la place d'aînée agit comme une blessure.

Bref, le clivage, qui se manifeste empiriquement par l'absence d'accompagnement maternel à l'école dans les cas de Saïda (ou de Manuela) et par son occurence dans celui d'Aïcha, tient à la discordance ou à la concordance entre les pratiques des parents et leur discours sur l'école. Discordance quand les parents incitent l'enfant à travailler à l'école dans son propre intérêt d'individu, alors que l'univers de sens intériorisé par les parents se réfère au tempo collectif des sociétés paysannes. Concordance, quand les succès scolaires prennent à la fois valeur de succès familial collectif et de succès individuel.

Concluons brièvement. Dans le contexte d'«équilibrages archéomodernes» Temps1, il est possible de réaménager, dans des communes situées à la périphérie de Lyon, un réglage des activités homologue à celui des communautés paysannes d'où viennent les migrants. Les journées enfantines sont rythmées par le tempo des trajets entre la maison et l'école, que font ensemble les enfants du quartier ou les enfants d'une fratrie guidés par leur mère. La régularité de ces déplacements collectifs suffit pour que les écolières intègrent l'école et ses contraintes dans l'ordre d'un espace-temps concret, l'hétérogénéité des logiques d'apprentissage dans la famille et à l'école restant occultée. Dans le contexte homologue spécifié par Temps2, l'unité concrète groupe-espace-temps se défait. Cette dissolution rend l'hétérogénéité des régulations dans la famille et à l'école insupportable sans engendrer à elle seule un processus d'individuation.

Les analyses empiriques conduisent à l'hypothèse que l'individuation se dédouble en deux modalités hétérogènes, dont la naissance est corrélée à des conditions différentielles. D'une part, une place de «représentant» dans une famille à organisation «autocéphale», corrélée à la pluralité des modes de régulation de la vie familiale et à l'obligation de régler sa conduite de façon à conquérir l'estime d'autrui, favorise la capacité à se décoller de l'engagement affectif immédiat et à prendre la parole en public en tant que je-sujet. D'autre part, le décalage entre la place dominée occupée dans la famille et le caractère impersonnel de la discipline imposée à l'école peut être à l'origine d'un processus d'individuation embryonnaire qui articule l'autodiscipline, l'engagement dans les apprentissages scolaires, la posture de spectateur, et le recul réflexif.

Notes
180.

Ces structurations textuelles coïncident avec le résultat des travaux de Sorokin, identifiant le temps social aux activités qui le composent. "Les activités servent de point de référence pour distinguer les diverses catégories de temps sociaux; le temps est un rapport entre des activités", in G. Pronovost, Sociologie du temps, De Bœck Université, Paris-Bruxelles, 1996, p.21.

181.

Ph.Ariès, L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Seuil éd abrégée Points-histoire, Paris, 1975

182.

En dissociant en éléments discrets les unités globales un groupe-une activité-un espace-un temps, le mode de perception les objectivise, c'est-à-dire en fait des objets ayant une existence séparée. Il ne faut pas confondre l'effet d'objectivité avec un effort d'objectivation, lequel supposerait entre autres une posture critique à l'égard de l'effet d'objectivité et non une adhésion immédiate. Cf. C. Kerbrat-Orecchioni, L'énonciation. De la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin, 1980, pp. 152-156.

183.

La pratique de l'examen intérieur n'est pas, comme les Occidentaux seraient portés à le croire, une pratique universelle. Elle est étrangère à des cultures de l'honneur, telle par exemple celle de la Grèce antique. On citera ici J.P. Vernant, qui a adopté une perspective anthropologique pour étudier le monde grec. "Quelle formule choisir pour caractériser ce style particulier d'être-au-monde? Le mieux est sans doute de le définir négativement par rapport au nôtre en disant que l'homme n'y est pas disjoint du monde. Les Grecs savent, bien sûr qu'il existe une «nature humaine» et ils n'ont pas manqué de réfléchir sur les traits qui distinguent l'homme des autres êtres, choses inanimées, bêtes et dieux. Mais la reconnaissance de cette spécificité ne retranche pas l'homme du monde; elle ne conduit pas à dresser, face à l'univers dans son ensemble, un domaine de réalité irréductible à tout autre et que sa forme d'existence met radicalement en marge : l'homme et sa pensée, qui constituent en eux-mêmes un monde entièrement à part du reste. (...)

(...) Cet engagement du sujet humain dans le monde implique pour l'individu une forme particulière de rapport à soi et de relation à autrui. La maxime de Delphes : « Connais-toi toi-même», ne prône pas, comme nous aurions tendance à le supposer, un retour sur soi pour atteindre, par introspection et analyse, un «je» caché, invisible à tout autre, et qui serait posé comme un pur acte de pensée ou comme le domaine secret de l'intimité personnelle. Le cogito cartésien, le «je pense donc je suis», n'est pas moins étranger à la connaissance que l'homme grec a de lui-même qu'à son expérience du monde. (...) Ce que nous sommes, notre visage et notre âme, nous le voyons et connaissons en regardant l'œil et l'âme d'autrui. L'identité de chacun se révèle dans le commerce avec l'autre, par le croisement des regards et l'échange des paroles.", J.P. Vernant, "L'homme grec" in Entre mythe et politique, Seuil, Paris, 1996, pp. 219-220.

184.

Le repérage de différenciations linguistiques structurelles corrélées à la pratique ou à l'absence de pratiques des échanges verbaux interindividuels pourrait être commenté par cette proposition : "(...) Mais si l'interaction entre le sujet et l'objet les modifie ainsi tous deux, il est a fortiori évident que chaque interaction entre sujets individuels modifieront ceux-ci l'un par rapport à l'autre. Chaque rapport social constitue par conséquent une totalité en elle-même, productive de caractères nouveaux et transformant l'individu en sa structure mentale.", J. Piaget, Etudes sociologiques, Droz, Genève, 1965, pp. 30-31.

185.

Cf supra, p. 43

186.

On dépasserait le cadre de ce travail en s'attardant sur la concordance entre la différenciation des productions textuelles des enquêtées et la transformation historique de la forme littéraire «récit» lorsque s'y intègrent des "éléments qui ne sont pas purement narratifs", mais de "représentations d'objets et de personnages, qui sont le fait de ce qu'on nomme aujourd'hui la description", comme dit Gérard Genette. A quoi il ajoutait : "L'opposition entre narration et description, d'ailleurs accentuée par la tradition scolaire, est un des traits majeurs de notre conscience littéraire. Il s'agit pourtant là d'une distinction relativement récente (...). Il ne semble pas, à première vue, qu'elle ait une existence très active avant le XIXe siècle, où l'introduction de longs passages descriptifs dans un genre typiquement narratif comme le roman met en évidence les ressources et les exigences du procédé.", G. Genette, "Frontières du récit" in Figures II, Seuil, Paris, 1969, p.56.

187.

Rappelons seulement que Greimas s'est servi de la comparaison entre l'énoncé linguistique élémentaire et un spectacle pour construire les modèles actantiels. "Si l'on se rappelle que les fonctions, selon la syntaxe traditionnelle, ne sont que les rôles joués par les mots — le sujet y est «quelqu'un qui fait l'action»; l'objet, «quelqu'un qui subit l'action», etc. —, la proposition, dans une telle conception, n'est en effet qu'un spectacle que se donne à lui-même l'homo loquens". A.J. Greimas, Sémantique structurale, Larousse, Paris, 1966, pp. 173-174 Si on se sert ici du terme de «rôle actantiel», c'est pour souligner que, notamment dans le contexte «équilibrages archéomodernes» la conduite des individus, y compris celle des enfants, est conditionnée au premier chef, par leur place relationnelle dans un réseau d'échanges langagiers. Une opposition distinctive sépare la socialisation des filles qui sont en communication verbale directe avec leur mère mais jamais avec leur père et la socialisation de celles qui communiquent verbalement avec la mère et le père. On peut ainsi noter qu'il arrive aux premières de restituer les paroles énoncées par la mère comme les leurs, et jamais aux secondes. Autrement dit, les premières se mouvaient dans l'enfance dans un espace sacralisé où le je et le tu de l'échange verbal n'étaient pas distingués. La distinction implique au moins un troisième partenaire, c'est-à-dire l'expérience pratique qu'une même personne peut se trouver tantôt dans la position de partenaire communicationnel (shifter tu), tantôt dans une position d'extériorité (shifter il). Elle rend possible l'intégration du hic et nunc dans une dimension supérieure. Sur les rapports entre parole chantée et mémoire, et le sens social de la sacralisation de la mémoire dans les sociétés orales, cf. M. Detienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, réédition Presses-Pocket, Paris, 1994, pp. 49-56.

188.

On choisit ici les termes oral et scriptural uniquement pour contourner les connotations axiologiques de niveaux de langue distinctifs dont l'opposition français parlé vs écrit s'est historiquement chargé, en suivant le linguiste Jean Peytard. "L'abandon de (français) parlé et (français) écrit pour (français) oral et (français) scriptural exemplifie assez bien cette nécessité de reformuler les termes du champ scientifique. «Ecrit/parlé» étaient d'un usage ambigu : tantôt ils référaient à une échelle de valeurs stylistiques : écrit, niveau de langue surveillé et soutenu (que ce soit dans un roman ou dans une conversation); parlé, niveau familier et relâché ( que ce soit dans un roman ou dans la conversation face à face). Passer au concept, c'est lever les ambiguïtés. Ordre de l'oral/ordre du scriptural (Langue française, n° 6) sont des concepts qui situent nettement l'analyse sur un terrain défini : pour l'oral celui de la réalisation phonématique auditivement reçue, pour le scriptural, celui de la réalisation graphématique, visuellement perçue. Ordre remplace ainsi niveau. ", J. Peytard, D. Jacobi, A. Pétroff, "français technique et scientifique : reformulation, enseignement", Langue Française n° 64, déc. 1984, p. 9.