La sous-population étudiée se subdivise en une minorité de familles spécifiées par «milieux antéindustriels» et en une majorité par «salariat industriel». Or on constate que l'accompagnement à l'école par la mère, pratiqué uniquement par trois femmes de salariés dont deux d'origine française, s'inscrit dans la nouvelle logique. Dans la famille d'indépendant, la mère de Hacina n'accompagne pas à l'école ses trois filles aînées, contrairement à ses homologues d'«équilibrages archéomodernes». La valeur significative de l'opposition indépendant/salarié est corroborée par l'hétérogénéité des productions verbales de Hacina — l'une des plus fournies, 347 mots — et de Céline, fille de cadre salarié, — la plus maigre, 56 mots.
Temps1 | acéphale | autocéphale |
accompagn | ||
pas d'accomp. | Dalila | Hacina |
Carole |
Temps1 | «salariat | industriel» |
accompagn | Thérèse | |
Nadine | Céline | |
pas d'accomp. | Warda | Hayet Nadia |
Christine | ||
Emilia Sylvie | ||
Anna |
La double opposition entre les pratiques des mères et les pratiques langagières des filles s'inscrit dans le clivage repéré entre l'individu-représentant et l'individu-spectateur. Au premier pôle, le sentiment d'être une personne singulière ou un individu autonome et la propension à s'appuyer sur les expériences vécues pour guider sa conduite se nourrissent mutuellement. Hacina adulte ranime par la parole une existence enfantine nourrie par des empreintes sensorielles et affectives et par le sentiment d'avoir individuellement de la valeur en tant que personne représentant un groupe social 190 , une personne étant le lieu géométrique d'un corps, d'un nom, d'un prénom. En procréant trois enfants en trois ans, les parents organisent des conditions favorables à la participation précoce à des activités collectives. En alimentant les corps — "un petit filet pour mettre le goûter ça c'était important aussi" —, en habituant les filles aux soins de toilette — "à l'époque j'avais les cheveux longs alors je me faisais brosser les cheveux par ma mère elle me tressait (...) ; il fallait bien se laver les mains bien se laver la bouche repartir bien propre" — la mère enseigne tacitement que l'impression sensible communiquée à autrui par la présentation de soi est une composante de la valeur sociale. Cette mère citadine, fille de commerçants, en différenciant l'apparence des filles, en les laissant faire le trajet sans tutelle maternelle et sans tutelle d'aînesse — "je crois qu'on partait avec les sœurs aînées, ça ça devait être la primaire, on partait deux trois frangines" — enseigne que la valeur des individus n'est pas tant relationnelle (mère vs enfants, aînée vs cadette) que singulière. A l'école, l'enfant fait l'expérience que ce postulat n'est pas universellement admis. Le souvenir scolaire rapporté, à l'opposé du souvenir heureux de Malika qui témoignait de la concordance entre les deux mondes de valeurs, a valeur de déni des valeurs familiales. Premier décalage, alors que dans la famille les sœurs ont statut d'individus singuliers, une institutrice les étiquettent comme un collectif familial indistinct — "les S", "les Mlles S" — et gratifie d'emblée la cadette d'un jugement dévalorisant soi-disant fondé sur la conduite des aînées "c'est des bavardes". Second décalage, l'institutrice, informée que l'écolière a tenu un propos injurieux à son égard, applique mécaniquement la sanction correspondant à la faute commise; sans chercher à situer la transgression dans son contexte singulier et à en comprendre le moteur, elle constitue l'enfant en objet d'opprobre. L'enfant fait donc la découverte précoce que les règles qui ont cours dans chacun des mondes peuvent être en discordance.
‘— "Un jour j'avais dit à une autre élève que je la trouvais conne, et cette élève avait été lui dire et la maîtresse était venue me tirer l'oreille; elle m'avait mis une pancarte dans le dos et j'avais tourné dans la cour avec un truc "je suis malpolie" ou un truc comme ça, ça ça m'avait marquée." (Hacina)’Le rapport langagier de Céline à son passé enfantin implique un modèle d'individu en complète rupture avec le modèle issu des sociétés d'honneur, qu'on vient d'évoquer. La remémoration de la journée d'école se réduit à une information factuelle et à un jugement d'ensemble. L'information porte sur l'accompagnement maternel — "à l'école primaire j'ai été à Descartes et puis après à Jean Zay; à Descartes maman nous emmenait après j'y allais toute seule". La focalisation n'est pas autocentrée, elle est externe 191 . Le jugement entérine la réussite de l'adaptation à l'école dans le cas observé, qui se trouve être le sien : l'énoncé s'ouvre sur "bon j'étais pas trop dure à me réveiller" et se ferme sur "autrement j'aimais bien l'école". Le caractère réflexif de la posture n'est pas surprenant. D'une part, les conditions empiriques d'une enfance plutôt solitaire ne portaient nullement à s'imprégner de sensations. D'autre part, le mode d'éducation que reconduisaient machinalement les parents repose sur le postulat implicite que pour accéder à l'humanité, les enfants ont à brider leurs passions et à canaliser leur énergie pulsionnelle dans divers types d'apprentissages et de réglages 192 . Le petit sauvage qu'est l'enfant accède à l'état d'adulte civilisé en réfrénant ses dispositions brutes, la discipline familiale et scolaire l'y aide. Céline a été une bonne élève. La focalisation externe qu'elle adopte est un dispositif impropre à ranimer une flamme, mais approprié s'il s'agit d'opérer un bilan ou de regarder un spectacle. Le changement de focale marque quelque chose comme le rétrécissement, intériorisé par les individus, du théâtre de leur existence. Les exemples de Hacina et de Céline confirment la dualité des modes d'individuation. A distance de l'individu-représentant, porté à participer aux luttes sociales de compétition, se tient l'individu-spectateur et autodiscipliné qu'on a déjà rencontré à travers l'exemple d'Inès. L'un et l'autre sont disposés par leur socialisation à se conduire en individus autonomisés et à tirer des enseignements de leur vécu.
Que représentait l'école pour les écolières qui n'étaient ni aiguillonnées par le désir de briller devant un auditoire, ni formées à l'autodiscipline, ni enclines au retour sur soi? C'est ce qu'on examinera maintenant .
C'est-à-dire comme un interlocuteur possible. "Les êtres humains se reconnaissent comme des personnes dans la mesure où ils deviennent les uns pour les autres des interlocuteurs possibles.", E. Ortigues, "La personnalité", Critique, n° 456, mai 1985, p. 523. Sur la non-personne que devient le cadavre outragé dans le contexte de la Grèce archaïque, cf J.P. Vernant, «la belle mort et le cadavre outragé» in L'individu, la mort, l'amour, Soi-même et l'autre en Grèce ancienne, Gallimard, Paris, 1989, pp. 41-79.
Une définition empruntée à un manuel scolaire relativement récent souligne que la posture énonciative produit un effet d'objectivité : "L'objet est vu par le regard d'un témoin qui reste extérieur et le narrateur respecte ce point de vue : il n'ajoute aucun renseignement qui ne pourrait être connu du témoin; il s'agit de focalisation externe". A. Boissinot et alii, Français 2de, Paris, Bertrand-Lacoste, 1994. De même, la modalisation évaluative des assertions est la trace d'une posture affectant aux valeurs vrai/faux/incertain une connotation axiologique; la valeur accordée à l'exactitude factuelle fait gommer la charge émotionnelle et porte à l'euphémisation : "bon j'étais pas trop dure à me réveiller".
Sur la parenté entre ce postulat et la représentation de la nature humaine comme double, libre et asservie, vouée au péché et rachetée etc..., cf B. Charlot, La mystification pédagogique, Payot pbp, Paris, 1976, p. 54 sqq.