m5.anomie, acculturation, reconfigurations; 

Si la comparaison entre le discours de l'écolière d'origine algérienne Hacina et celui de l'écolière d'origine française Céline met en évidence un clivage structurel corrélé au statut professionnel non salarié vs salarié, on remarque au contraire la parenté des discours de Carole et de Christine, dont les pères, ouvriers, ont conservé des postures proches des pères de familles «autocéphales», mais laissent aux mères le soin de suivre la scolarité des enfants. Les filles ont un rapport à l'école proche de ceux de Saïda et de Manuela analysés plus haut. Elles n'entrent pas dans la logique des apprentissages scolaires individuels, dont l'ordre est en discordance avec l'ordre des interactions familiales. Dans le cas de Christine, la question "Racontez une journée de classe..." déclenche le récit d'un accrochage entre elle-même et un professeur. Le souvenir a gardé son acuité, parce que pour la première fois, elle s'est surprise à se conduire en public au lycée avec aussi peu de retenue qu'à la maison, en privé. A dix-sept ans, elle faisait la découverte que Hacina avait faite à huit ans. "(...) Ça m'a marquée parce que je me suis dit “Dans ton entêtement tu t'es pas rendue compte, dans ta bêtise tu t'es pas rendue compte finalement...” parce que j'avais été méchante hein. Moi je m'étais fait houspiller mais je m'étais pas laissé faire, j'avais vraiment répondu, et quand je dis répondu j'avais certainement été très virulente et je m'en étais énormément voulu (...). C'est la première fois que je répondais à une autorité autre que celle de la famille, quelque chose qui était extérieur". L'épisode n'empêche pas la transfiguration du passé en légende — "Oh la la je me souviens petite petite c'était un monde enchanté!". Il est vraisemblable qu'elles et ses pareilles magnifient le passé scolaire parce que, contrairement à Saïda, elles sont parvenues presque continûment à éviter les chocs désagréables, à nager dans une vague rêverie éveillée — "donc ce cours de maths comme je comprenais jamais rien (...) alors au bout d'un moment je m'étais dit : “Ben t'écoutes le cours de maths comme t'écoutes autre chose” ce qui revient à dire que je n'écoutais pas". La quiétude globale s'ancrait probablement dans la sécurité liée à la présence maternelle à la maison. C'est du moins ce que suggère la comparaison avec la désorganisation de l'énoncé de Carole, parent de celui de Manuela.

Carole a vraisemblablement perçu dans l'enfance une dissonance entre la situation vécue et un schéma implicite identifiant l'ordre des choses à la présence physique de la mère à la maison quand les enfants y sont, et à ses prestations régulières de nourriture. Certes celle-ci s'efforce de concilier les impératifs du salariat avec les exigences domestiques traditionnelles. Le matin, elle fait déjeuner les enfants avant de partir, à midi elle vient partager avec eux le repas qu'elle a préparé la veille et qu'elle fait réchauffer, quand elle rentre le soir elle les rassemble autour d'elle dans la cuisine, chacun à ses occupations. Mais l'énoncé de Carole présente les mêmes traits que celui de Manuela. Les séquences sont structurées par deux réglages syntagmatiques hétérogènes, homologues aux deux réglages temporels de la journée. Lorsque la mère est présente, le temps est comme une calme respiration — "bon maman était encore présente donc le matin on se levait déjeuner... pendant qu'elle épluchait les légumes on était à côté d'elle à faire les devoirs". Entre le moment de son départ matinal et celui de son retour en fin d'après-midi, signalés dans l'énonciation par la résurgence de après — "bon aprèselle partait travailler ... et aprèsmaman montait" — , il se morcelle au contraire en actions précipitées que souligne le passage à la parataxe — "ma mère elle rentrait pour manger, elle avait préparé la veille au soir, elle arrivait, elle faisait réchauffer, on mangeait, on repartait". Alors que dans un énoncé comme celui de Nora, la succession ininterrompue d'activités prenait valeur de plénitude, elle est ici déréglement 193 .

Les cas de Warda et d'Anna montrent qu'un pont peut être jeté entre le monde de la famille et celui de l'école, lorsqu'un des parents communique à l'enfant, de façon sensible, son propre désir de la voir réussir à l'école. Ce transfert affectif ne marche qu'à certaines conditions. Dans l'entretien, Warda, adulte de trente ans, ressuscite d'un coup de baguette magique l'écolière habitée par la parole maternelle, qui accomplissait le matin à la maison les gestes appropriés, comme sous hypnose, malgré l'absence physique de la mère — "j'étais toute seule donc je devais me lever vers 7 h 1/4 7 h 1/2; je me lavais je déjeunais puis après je partais; je fermais «comme une grande fille»(rire) et puis je partais". Elle faisait de même à l'école pourvu que l'entente affective avec l'institutrice réactive la parole maternelle — "bon je crois que la classe que j'ai le plus aimée parce que je m'entendais très très bien avec l'institutrice c'était le CP et j'adorais aller en classe; ça se passait ben on apprenait à lire à écrire c'était formidable parce que pour moi c'était quand même une langue étrangère et puis j'apprenais beaucoup de choses et c'est ça qui me faisait beaucoup de bien; je voulais absolument m'en sortir faire beaucoup de progrès pour pouvoir quand même... parce que j'avais peur de stagner et je me suis dit “Mon dieu c'est vrai le handicap de la langue et tout j'arriverai jamais”; donc j'étais toujours pressée d'aller en classe au cours préparatoire". L'appropriation par l'enquêtée d'un discours manifestement prononcé par une adulte indique qu'il n'y avait pas, entre la mère et la petite fille, d'échange verbal laïcisé entre un je et un tu nettement distingués et supposant un il absent, mais profération d'une parole magico-religieuse. De même que dans la Grèce archaïque, la vertu oraculaire du serment prononcé se soutient d'une posture corporelle particulière et d'un attribut comme le sceptre, de même la force performative du discours maternel mobilise l'enfant dans la durée, pourvu qu'une interaction stable à la fois verbale et gestuelle, homologue à l'interaction mère-fille, s'établisse entre l'institutrice et l'élève 194 . Si elle ne trouve pas de relais vivant, la parole se disperse au lieu d'investir le corps de l'enfant. Il en va de même pour Anna, dont la réussite scolaire était désirée par le père, mais qui n'a pas pu s'engager activement dans les apprentissages scolaires avant d'avoir redoubler son CM2 à l'école de garçons et d'être devenue l'élève d'un instituteur homme.

Le prix attaché à la réussite scolaire des enfants par la mère de Warda et par le père d'Anna n'est sans doute pas étranger à l'itinéraire de mobilité descendante des deux familles. Dans l'immigration, le père de Warda, militaire dans l'Algérie sous domination française, est devenu OS ainsi que la mère; le père d'Anna, fils d'un artisan-bottier faisant figure de notable en Tunisie, est devenu employé de bureau, et la mère couturière à façon. Il n'est pas surprenant que les parents désirent voir leur fille aînée s'élever professionnellement et socialement grâce à l'école. La remémoration d'une journée d'enfance fait surgir chez Anna l'image du père. "Ah mon père! si... mon père quand on était petits il partait le premier et il venait toujours nous embrasser quand il partait on dormait". Comme si la chaleur des relations entre le père et ses enfants dans la clôture de la sphère privée réaménageait l'ascendant que le chef de famille exerce sur autrui dans le contexte des sociétés d'honneur. A travers l'énoncé d'Anna, on pourrait voir la juxtaposition pacifique des deux systèmes de références hétérogènes emblématisés par les exemples de Hacina et de Céline. Anna est liée à son père par la mémoire affective, tandis qu'elle évoque la mère du point de vue détaché d'un individu-spectateur. A l'exception du père coopérant avec sa fille, — "(...) mon père rentrait, souvent il m'aidait à faire mes devoirs", les autres membres de la famille vaquent à leurs occupations isolément. L'espace domestique n'est plus animé par la fonction nourricière de la mère. Certes, il revient toujours à celle-ci de faire la cuisine, mais cette tâche a perdu toute valence symbolique, à l'égal des travaux forcés de couture. Du coup sa personne devient une ombre évanescente : "je me souviens plus où était ma mère elle devait certainement préparer le petit-déjeuner je pense (...) ma mère était toujours à sa machine à coudre elle préparait ensuite le repas".

Comme on a vu, l'adaptation aux régulations scolaires peut emprunter une voie impersonnelle, dénuée de charge affective. C'est la voie que prennent Céline fille de cadre et Nadine fille d'ouvrier qualifié. L'accompagnement maternel à l'école les inscrit d'emblée dans un monde sans tension apparente où la famille et l'école vont de pair : aller à l'école, c'est obéir à sa mère. Les deux filles, issues de familles françaises urbanisées depuis deux générations, n'ont pas eu de peine à s'adapter à la discipline scolaire. A première vue, leurs énoncés ne montrent pas d'hétérogénéité. Factuellement, les deux écolières ont fait une même expérience et la relatent chacune dans une proposition construite selon le même schéma grammatical. Mais les variations textuelles n'étant pas sans intérêt, on reviendra sur l'énonciation de Céline pour la mettre en perspective avec celle de Nadine.

‘— "quand j'étais petite c'est ma mère qui m'emmenait, après donc j'allais toute seule." (Nadine)’ ‘— "à l'école primaire j'ai été à Molière et puis après à Léon Blum A Molière maman nous emmenait après j'y allais toute seule." (Céline)’

La première énonciatrice, dont les parents ne sont pas allés au-delà de la scolarité primaire et qui est elle-même titulaire d'un diplôme technique, un BTS d'informatique, cale le flux oral sur deux focalisations discontinues, centrées chacune sur je-écolière à un âge différent, et souligne le changement factuel — présence/absence de la mère — à l'aide du phatème donc. Bien qu'elle échoue à ranimer un passé qui, faute de charge affective, n'a pas été enregistré, elle a conservé une posture énonciative branchée sur un mode de reviviscence immédiat. Elle restitue des flashes visuels discontinus. La seconde, dont les parents ont fait des études supérieures et qui est elle-même titulaire d'une maîtrise d'économie, adopte une focalisation objectivisante, associant le changement factuel à un élément contextuel, en l'occurence à une école désignée par son nom. Aux phatèmes à valeur déictique, décombres d'une oralité tenant son efficacité de son rythme, elle substitue des anaphoriques, réglant spontanément sa production orale sur le régime des énoncés scripturaux, sur l'autonomisation du discours. Posture de participation au vécu d'un côté, posture de distance au référent de l'autre. De façon homologue, l'une résume l'école à une posture — "on s'assoyait (sic) j'écoutais la maîtresse et puis voilà quoi" —, l'autre laisse entr'ouverte une construction potentielle en je sujet d'expériences en concluant — "autrement j'aimais bien l'école". Autrement dit, si l'exemple des deux filles a une validité qui dépasse leurs personnes, on a plus de chances de se familiariser à l'école avec différents types des textes relevant de l'ordre du scriptural si on y a été préparé par la pratique d'échanges oraux partiellement réglés par une cohérence de type textuel, comme il en va dans les classes moyennes instruites.

Dans le cas de Thérèse, l'accompagnement maternel a probablement permis l'acculturation. Mais le discours rétrospectif rend sensible la contention que réalise la fréquentation de l'école, pour les enfants qui n'y sont pas préparés par la socialisation familiale, et le fossé qui sépare les pratiques scolaires de la socialisation dans une famille d'origine rurale peu scolarisée. La famille de Thérèse est proche d'une famille maghrébine de type «acéphale», à cette différence près que la mère y est depuis l'enfance astreinte à une discipline de travail incessante 195 et encline à y astreindre ses enfants. On citera intégralement les réponses morcelées de la locutrice.

‘— "Bon ben le matin on se levait et puis ma mère nous accompagnait à l'école quand elle travaillait pas. Euh moi je me souviens .. plutôt des mauvais souvenirs parce que j'avais une institutrice qui était pas bien gentille et j'ai reçu des claques hein plusieurs fois alors ça je m'en souviens. Mais autrement c'était pas facile hein moi je trouvais que c'était difficile. ’ ‘— Ah! bon.’ ‘— Oui oui c'était difficile et puis que la maîtresse était pas toujours à notre portée enfin toujours disponible toujours ...;bon elle faisait son cours elle expliquait et puis ...et c'est tout; et puis moi j'étais... à l'égard de la maîtresse j'étais quand même un peu timide, alors j'étais peut-être un peu terrible à côté mais j'osais pas trop; et puis on respectait beaucoup c'est vrai, peut-être mieux que maintenant; comme on n'avait pas la même éducation on craignait plus l'adulte la grande personne, et puis la maîtresse aussi, donc je la craignais beaucoup quand même; il me semble que maintenant c'est différent, bon on essaie de faire respecter les grandes personnes hein, les institutrices en particulier, mais il me semble que ils ont moins peur des adultes que nous on avait; bon c'est peut-être parce qu'on était élevés d'une façon plus stricte que maintenant. Mais autrement .. ’ ‘— La journée?’ ‘— Oui pour en revenir à nos journées je me souviens pas trop... on mangeait pas à la cantine’ ‘— Votre mère venait?’ ‘— Oh! oui ben elle nous emmenait le matin on faisait notre classe, les récréations on était bien contents de les avoir là on se défoulait vraiment parce que on en avait besoin on courait enfin tout ça on s'amusait. Et puis bon elle revenait nous chercher à midi elle nous ramenait à deux heures et elle revenait nous chercher en fin d'après -midi ’ ‘— Et puis après?’ ‘— après ben on faisait nos devoirs et puis on s'amusait mais pfou... oui je sais pas oui on jouait dehors aussi on habitait dans un immeuble mais enfin on.. un peu comme là on pouvait sortir on s'amusait avec d'autres enfants; et puis bon ben quand elle nous appelait il fallait qu'on remonte et puis qu'on reste à la maison (rire)." (Thérèse)’

La difficulté de l'acculturation des filles d'ouvriers à l'école tient à la rencontre entre deux régulations dont les ressemblances partielles masquent l'hétérogénéité. A l'école existent certes comme à la maison des tranches de semi-liberté en plein air qui arrachent les écolières à l'immobilité entre quatre murs, la récréation prenant valeur de régénération physiologique. A l'école et la maison on doit respecter les "grandes personnes" qui sont statutairement supérieures aux enfants, et leur obéir. Mais à l'école, on ne fait pas marcher le corps et le cerveau en même temps. La mise en veilleuse des mouvements du corps a pour objet de concentrer l'énergie dans les circuits nerveux utiles. Une fois acquis les premiers savoir-faire — lire, écrire, compter — l'apprentissage est loin de passer prioritairement par l'incorporation de schèmes gestuels. La tâche majeure de l'écolier(e) consiste à transformer en instructions pratiques les explications verbales générales de l'institutrice, et à les appliquer individuellement dans les cas pertinents. Devant le travail de traduction mentale, consistant entre autres à déblayer le foisonnement fallacieux du concret pour repérer les invariants, une élève comme Thérèse se trouve démunie — "elle expliquait et puis ... et c'est tout".

Dans les six cas spécifiés par la CS ouvrier ou employé qu'on vient de passer en revue, les décalages entre les pratiques familiales et les pratiques scolaires n'ont déclenché aucun processus d'individuation. C'est du moins ce que suggèrent la rareté des récits complets et des commentaires. Au contraire, dans quatre autres cas, spécifiés eux aussi par la CS ouvrier, les énonciatrices présentent rétrospectivement les pratiques scolaires ou de sociabilité comme le ressort d'une amorce d'individuation. Je-individu émerge en s'opposant à la mère. Les conduites se différencient selon qu'il s'agit de choisir l'école contre la mère ou de faire pièce aux exigences maternelles jugées exorbitantes. En simplifiant, il s'agit soit de choisir l'obéissance impersonnelle aux règles de l'école contre l'allégeance personnelle aux membres de la famille occupant une place dominante, en homologie avec la conduite d'Inès, soit de se donner des armes qui permettront ultérieurement de reconfigurer la place de mère. Le premier cas de figure est représenté par les exemples de Nadia et d'Emilia, le second par ceux de Dalila et de Sylvie.

Les deux premières enquêtées, dont on sait qu'elles ont été l'une et l'autre poussées à la réussite scolaire par le père, disent avoir avoir investi l'école comme une alternative au modèle de vie incarné par la mère. Mais les deux situations ne se recoupent qu'en partie. Le père de Hayet et de Nadia, l'émancipé d'origine kabyle titulaire du CEP devenu chef de famille «autocéphale» et OS, incitait ses enfants à travailler à l'école dans leur propre intérêt. Comme dans la famille homologue d'Isabelle et d'Inès, ce n'est pas l'aînée Hayet mais la seconde née Nadia qui s'est investie avec le plus d'énergie dans le travail scolaire. L'ordonnance même de son énoncé témoigne qu'elle avait conservé à l'âge adulte la capacité acquise à l'école de produire un énoncé à partir d'une consigne scolaire. La question, homologue à un sujet de rédaction pour CM2 ou 6e, provoque une production langagière calibrée au format prescrit : une chronologie d'actions couvrant la temporalité d'une journée — "Ben le matin ben je me levais (...) et puis bon j'allais me coucher après". Le calibrage, dans son cas, ne tient pas à la rencontre entre la consigne et les rythmes familiaux collectifs. L'enfant ne s'est pas adaptée à l'école passivement, elle s'est imposée à elle-même une discipline — "et puis après le soir bon je rentrais; moi je faisais mes devoirs et puis des fois je regardais un petit peu la télévision et puis bon j'allais me coucher après". Le repas du soir, rite collectif ou pratique individuelle, n'est pas mentionné. Seules sont soulignées l'allégeance à l'école et l'autodiscipline, qui vont de pair. Le parti pris prend appui sur un principe étranger ou plutôt opposé à l'ordre familial, celui de l'égalité abstraite entre les individus-élèves. Mais l'allégeance à ce principe n'incite nullement à se construire en je sujet d'expériences.

L'énoncé d'Emilia, fille aînée de parents italiens qui travaillent sans relâche pour devenir propriétaires de biens-fonds, conduit à la même conclusion. Il donne du passé une représentation structurée par deux oppositions à travers lesquelles se remâche le conflit entre la fille et la mère, beaucoup plus vif que dans le cas de Nadia. Première opposition, les règles stables et les enseignements livresques de l'école garantissent la tranquillité d'esprit, tandis que les exigences maternelles, perçues comme arbitraires, génèrent de l'angoisse ou du ressentiment —"moi j'aimais vraiment bien aller à l'école / j'oubliais de prendre ma sœur à la maternelle tiens... alors c'était l'épouvante quand j'arrivais à la maison; des fois on s'arrêtait à l'épicerie s'acheter des bonbons, on n'avait pas le droit hein". Seconde opposition, les parents «normaux» confortent l'ordre de l'école en venant chercher leurs enfants, alors que les parents d'Emilia oublient de faire leur travail de parents — "j'ai pas souvenir que ma mère venait me chercher à l'école ça a jamais dû arriver mon père encore moins jamais". Bref, l'adulte ranime une écolière encline à opérer une hiérarchisation inverse de celle de l'individu-représentant : il ne s'agit pas de chercher à l'école la reconnaissance d'une dignité qui s'origine dans la famille, mais de faire reconnaître par la mère la valeur à la fois de l'ordre scolaire et du travail intellectuel.

Le cas de figure représenté par Dalila et Sylvie n'a pas été rencontré jusqu'à présent. Le terreau sur lequel la fille se construit dès l'enfance en individu autonome est l'antagonisme sourd ou déclaré entre la mère, maîtresse de l'espace domestique, et la fille, enfant soumise à l'assujettissement. L'objectif majeur de la fille est de tirer parti des possibilités contextuelles pour désarmer le pouvoir maternel. Le retour sur le passé donne donc l'occasion de peindre un portrait mettant en évidence la genèse d'un je-sujet lancé dans la construction d'un moi biographique. Le conflit initial prend en effet valeur de seconde naissance qui a permis de reconfigurer le destin maternel au lieu de le reconduire purement et simplement. Comme si, d'entrée de jeu, les limites de l'excursus étaient déjà tracées.

Dalila se peint en enfant vertueuse. Dans la famille algérienne, la mère — arrivée en France à 37 ans — ne juge pas nécessaire d'harmoniser ses pratiques domestiques habituelles avec les impératifs scolaires. Mère de huit enfants, elle jouit de son statut. Elle est encore au lit quand Dalila prend le petit déjeuner préparé par les sœurs aînées, elle n'a pas fini de préparer le repas de midi quand sa fille arrive, elle contraint celle-ci à terminer le ménage avant de repartir, elle ne se préoccupe nullement des devoirs. Le récit très maîtrisé — alternativement scandé par et puis donc, et puis après, et puis ensuite — est propre à orienter vers l'écolière, et du même coup vers la narratrice, la sympathie d'un(e) allocutaire imprégné(e) par l'idéologie scolaire du mérite. L'enfant est présentée d'emblée comme un individu autonome — "je me réveillais toute seule" —, elle s'incarne ensuite dans deux personnages positifs. Un sketch met en regard une mère négligente et une petite fille obéissante entraînée à l'autocontrôle — "j'arrivais avec une faim monstre .... c'était rarement prêt donc j'attendais patiemment"; un match secret se jouant à l'intérieur de l'individu montre le zèle scolaire terrassant les obstacles domestiques — "j'avais beaucoup de difficulté à avoir du calme parce qu'évidemment hein c'était une famille nombreuse mais je me mettais dans ma chambre j'avais mon bureau quand même à moi ... je travaillais dans ma chambre je faisais mes devoirs".

Sylvie, sœur cadette d'Emilia, se portraiture en personne libre. Dans la famille italienne, la mère régente ses deux filles en conjuguant des exigences contradictoires. D'un côté, elle s'efforce de les modeler à son image en laissant affleurer son dédain pour l'école, de l'autre elle impose une scolarité sans accroc. Les filles résistent en s'orientant dans des directions contraires, avec une répartition des rôles qui est à contrepied de celle qu'on a vue entre Isabelle et Inès. L'aînée Emilia ayant fait le choix pratique de l'école, la cadette Sylvie fait celui de la sociabilité, dans le groupe d'âge résidant dans la copropriété. L'attribution des charges domestiques à sa sœur aînée et l'assujettissement quasi permanent de la mère aux travaux de couture lui laissent du jeu. Elle tire parti de la situation pour limiter les obligations familiales et scolaires et faire l'apprentissage de la vie dans les activités partagées avec les copains et copines. La narratrice adulte souligne que la conquête de la liberté supposait la mise au point d'une conduite cohérente dans la durée. On mesurera l'écart avec les pratiques de Nacera («équilibrages archéomodernes»), jouissant de la liberté de mouvements comme d'un bien naturel.

‘— "je me levais toute seule je m'habillais toute seule je me lavais toute seule ma mère toujours le ménage de bon matin donc ça c'était clair on faisait tout seul. ’ ‘— j'étais à l'école plus ou moins sage pas très scolaire mais juste ce qu'il fallait pour pas me faire engueuler à la maison ni à l'école.’ ‘— je posais mon cartable et je descendais dans la cour; ma mère travaillait dans la chambre sa couture était dans notre chambre, donc c'était clair je descendais je remontais pour manger le soir". ’

Pour arriver à leurs fins, les quatre filles ont dû apprendre l'autocontrôle. L'analyse du corpus d'énoncés définis par la dimension «société salariale» Temps1 fait apparaître ce que masquait partiellement, dans le corpus défini par «équilibrages archéomodernes» Temps1, l'identification des premières expériences scolaires au rythme des quatre trajets journaliers accomplis collectivement : le régime des apprentissages scolaires postule des élèves individuellement autonomisés et autodisciplinés, entraînés à conjuguer immobilité corporelle et manipulations mentales. Les enfants qui connaissent dans le milieu familial une régulation compatible s'y adaptent sans peine, les autres doivent opérer une conversion laborieuse de leurs dispositions.

On dénommera l'apprentissage de l'autodiscipline restreint à lui-même «individualisation». Dans les conditions de Temps1 «société salariale, il se combine avec un processus d'«individuation» en cas de conflit entre la fille et sa mère. Dans ce cas, je-individu linstrumentalise l'école ou de la sociabilité pour reconfigurer la place prédéfinie par la mère pour ses filles.

Notes
193.

On pointe par la notion d'«anomie» — ce "nid de concepts", selon R. Boudon, F. Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, 2e édition revue et augmentée, PUF, Paris, 1986, pp. 27-31 — , un moment de déséquilibrage : les régulations corrélées à l'univers de référence des parents sont en train de se défaire sans qu'un nouvel équilibre ne se mette en place; par celle d'«acculturation», des conduites d'adaptation pratique aux règles de l'école.

194.

M. Detienne (1994) : "Au niveau de la pensée mythique où nous trouvons les plus anciennes manifestations de la «Vérité», il faut bien voir que la parole n'est pas un plan du réel distinct des autres, cerné par un trait, défini par des qualités spécifiques. La parole est moins considérée en elle-même que replacée dans l'ensemble d'une conduite dont les valeurs symboliques convergent. [exemples] Tous ces comportements sociaux sont des symboles efficaces; ils agissent directement en vertu de leur puissance propre : le geste de la main, le sceptre, l'olivier garni de laine sont le siège d'une puissance religieuse. La parole est du même ordre : comme la main qui donne, qui reçoit, qui prend, comme le bâton, qui affirme le pouvoir, comme les gestes d'imprécation, elle est une force religieuse qui agit en vertu de sa propre efficacité.", pp. 98-99.

195.

"Ce qu'elle en dit de sa jeunesse c'est qu'elle a beaucoup travaillé toujours travaillé même étant toute petite, parce que quand ils habitaient en Espagne il fallait laver le linge à la rivière, c'était la montagne bon ben c'était pas du tout comme maintenant ici quoi. Donc elle a toujours travaillé, quand elle était jeune elle s'occupait de ses petits frères et de ses petites sœurs bon après elle a travaillé chez un patron, il y avait pas de loisirs il y avait pas de sorties il y avait que ça quoi, la maison et le travail voilà." (Thérèse)