3.1.3. pluralité des régulations ou programmation

milieux antéindustriels
Temps2 acéphale autocéphale
accompagn Firouz Souad
  Joëlle Lidia
pas d'accomp Naïma  
salariat d'industrie
Temps2 acéphale autocéphale
accompagn   Esma
     
pas d'accomp Zina Saba

"Aller à l'école, c'est obéir à sa mère", écrivait-on pour résumer la situation emblématisée dans le contexte de Temps1 par les deux filles d'origine française dont la mère accompagnait les trajets. Dans le contexte de Temps2, la condition écolière tend à se réaménager en obéissance indolore à des mécanismes : aller à l'école, c'est programmer dans les circuits de son corps une séquence d'actions au format d'une journée. Les mères sont les agents de ce dressage muet. Comme les servants des pièces d'artillerie de naguère, elles approvisionnent sans discontinuer, jour après jour, les machines corporelles enfantines. En schèmes sensori-moteurs, pas en paroles.

C'est du moins la tendance dominante dans la sous-population, composée de deux enquêtées non maghrébines dont les parents sont nés en France, et de six enquêtées maghrébines. Pour analyser le changement qui s'opère de Temps1 à Temps2, on partira des deux productions verbales les plus hétérogènes. Dans le contexte de «société salariale» Temps1, on a vu que le critère d'hétérogénéité maximum désignait à un pôle la française fille de cadre-salarié formée à l'autodiscipline (Céline), au pôle opposé la maghrébine fille d'indépendant encouragée à la singularisation individuelle (Hacina). Dans celui de Temps2, si l'on se fondait uniquement sur le nombre de mots des énoncés, on isolerait les deux enquêtées non maghrébines dont les parents sont nés en France, une fille d'ouvrier artisanal (Joëlle 82 mots) et une fille d'indépendant (Lidia 541 mots). On préférera à l'énoncé de Joëlle, celui d'une maghrébine, fille d'un indépendant potentiel du troisième «âge» de l'émigration (Souad 177 mots), parce que c'est celui où la transformation en cours apparaît le plus nettement.

Observons tout d'abord que la différenciation est liée à la variable accompagnement maternel — Joëlle ou Souad et ses frères et sœur sont accompagnés par la mère alors que Lidia va seule à l'école —, mais qu'elle ne l'est ni à la CS du père — celle du père de Souad oscille entre ouvrier du transport et indépendant, celle du père de Lidia est indépendant —, ni à la taille de la fratrie : Joëlle et Lidia sont l'une et l'autre fille unique. Elle tient au réaménagement du rôle de mère de famille en métier de parent, que le cas de Souad exemplifie. Contrairement à l'ancien modèle, le nouveau modèle ne laisse souffler ni la mère ni les enfants. C'est ce que met en évidence la mise en parallèle des séquences d'actions prenant place entre la sortie de l'école en fin de matinée et le retour à l'école, telles qu'elles sont restituées dans les énoncés de Souad et de Lidia. La partie de l'énoncé de Joëlle consacré à ce moment de la journée ne se prête pas à la comparaison, puisqu'elle déjeunait à la cantine.

Souad Lidia
— elle venait nous chercher à 11 heures 1/2
— donc on rentrait à la maison
— là aussi on trouvait la table toute prête on mangeait on allait devant la télé
— arrivée donc l'heure de partir à l'école ma mère nous remmenait
— et puis 11 heures 1/2 donc ça sonnait
— je retournais chez mes parents
— on mangeait à midi et demi, chez mes parents c'est réglé comme papier à musique
— j'avais droit à ma demi-heure de piano avant manger et puis après on mangeait
— et puis il y avait un petit break...mon père pendant que maman faisait la vaisselle allait s'écrouler 5 minutes dans le fauteuil moi je sais pas.... je devais aider maman à débarrasser à balayer
—- et puis après ben je repartais à l'école

Chez Lidia, des règles explicites ont cours — "on mangeait à midi et demi chez mes parents". Les obligations des trois membres de la famille sont certes dissymétriques — "mon père pendant que maman faisait la vaisselle allait s'écrouler cinq minutes dans le fauteuil moi je sais pas.... je devais aider maman" — mais elles les découpent en individus distincts, ayant chacun ses propres responsabilités. A midi chez Souad, pas de règles explicites, pas de coopération. Le travail de la mère et même sa personne se dérobent à la perception — "on trouvait la table toute prête" —, les corps des enfants se moulent en colis transférés de l'école à la maison, nourris et casés devant un écran avant d'être à nouveau transférés de la maison à l'école. Dans l'énoncé apparait on pronom sujet, comme dans les énoncés des filles d'«équilibrages archéomodernes». Mais le référent a changé. Ce n'est plus un collectif entraîné dans un même rythme et animé par une énergie affective fusionnelle, c'est une collection d'individus soumis synchroniquement au même réglage. Comme à l'école. L'incorporation précoce et indolore de la discipline de Temps2, différente de l'autocontrôle souvent laborieux de Temps1 a comme lui valeur d'«individualisation».

La différenciation du rapport au temps dans les deux types de famille est nette. Chez Lidia, la fixité des heures de repas, la régularité des exercices de piano et la limitation de la permission de télé à deux soirées coexistent avec des moments que l'enfant occupe à sa guise. On remarque qu'elle ne les a pas gardés en mémoire. Pour les restituer, elle procède par conjectures.

‘— maman venait me réveiller, plutôt en douceur’ ‘— goûter sûrement au retour 5 heures et puis piano — piano selon la disponibilité si mon père avait un élève à ce moment là c'était un peu après’ ‘— après ben je sais pas je devais sûrement prendre un moment pour jouer’ ‘— au lit très tôt sûrement et puis un moment de rêvasserie dans le lit avant de dormir’

Au contraire, dans le type de famille représenté par Joëlle et Souad, depuis le retour de l'école jusqu'au coucher, le temps est prédécoupé en plages successives, définies chacune par une durée, une occupation, un espace. Pas de battement. Mais tandis que dans la famille d'origine française, comme dans des cas correspondant aux contextes historiques antérieurs, le signal du changement s'inscrit dans le corps de la mère — le passage à la plage nocturne est annoncé par un signe vocal ("Au dodo!") —, dans la famille d'origine algérienne, la réglementation impersonnelle est cohérente de bout en bout.

‘— le soir elle venait me récupérer oui ’ ‘— et puis après elle me faisait faire les devoirs après on mangeait et puis après on dormait. Au dodo! (Joëlle)’ ‘— on arrivait on mangeait notre goûter on sortait dehors il fallait qu'on soit rentrés pour une heure fixe’ ‘— ben il fallait qu'on fasse notre douche ensuite on mangeait et après il fallait faire nos devoirs et à huit heures et demie il fallait qu'on soit au lit (Souad)’

Les quelques fragments cités laissent voir l'hétérogénéité des postures énonciatives. Lidia adopte, comme Leïla, Malika ou Hacina, ce qu'on a appelé le point de vue rétrospectif d'un je-sujet d'expériences. Elle complique la ligne chronologique des représentations d'actions par des commentaires à la fois distancés et amusés — "on s'éclatait comme des petits fous, le petit creux au ventre parce que j'avais faim, mon père allait s'écrouler cinq minutes dans le fauteuil" —, tente de reconstituer le vraisemblable sans en affirmer la véracité — "et puis après ben je sais pas je devais sûrement prendre un moment pour jouer", s'interroge sur les causes de la labilité des souvenirs scolaires — "ça c'est un truc qui m'a étonnée... je me souviens pas de pas grand chose de l'école... si je me souviens des instits quand même mais pfou ce que j'ai pu y apprendre". La capacité à improviser un récit polyphonique est le signe d'une liberté intellectuelle certes corrélative à une pratique continue d'interactions langagières, mais vraisemblablement ancrée dans le jeu ménagé dans l'enfance par la pluralité des régulations et par la participation active à certaines tâches. Souad se trouve au contraire enfermée, sans le savoir, à la fois dans un répertoire fini de postures et dans une prison langagière où les mots s'agencent comme s'ils étaient dans un rapport de correspondance biunivoque avec les objets et les actions.

L'opposition entre les deux modes de socialisation — pluralité des expériences d'interactions et individuation à un pôle, dressage sensori-moteur et individualisation à l'autre — pousse à l'extrême l'opposition repérée dans le contexte de Temps1. Dans celui de Temps2, la socialisation maternelle est corrélée à l'avènement des mères gestionnaires. Un équilibrage homologue se met en place dans toutes les familles de salariés, indépendamment de leur origine géo-culturelle (il n'y a pas, il est vrai, d'enquêtée de Temps2 catégorisée par des PCS intermédiaire-cadre) : il revient aux mères de gérer l'argent du ménage et d'élever les enfants. Les tâches quotidiennes s'accroissent et pèsent entièrement sur elles. Non seulement les pères en restent dispensés, mais les filles n'aident plus la mère que circonstanciellement. On note que dans l'énoncé de Souad n'apparaît pas le moindre indice de conflit entre les filles et leur mère. Dans Temps1, un conflit pouvait naître de la révolte des filles devant des obligations imposées par la mère et jugées exorbitantes. Désormais, en réglant méthodiquement leurs travaux domestiques sur les horaires scolaires, et en usant de la télé pour colmater d'avance toute impatience chez les enfants, les mères les dressent du même coup au consensus.

On peut certes être tenté de dire qu'une jeune mère mettant au monde quatre enfants dans un intervalle de trois ans — c'est le cas de la mère de Souad — est incitée à adopter des pratiques rationnelles par l'avalanche de travail qui s'abat sur elle. Mais, comme le montrent les exemples ci-après, on aurait tort de noyer une opposition structurelle en prêtant des effets univoques aux nécessités soi-disant objectives. L'opposition emblématisée par les exemples de Souad et de Lidia est repérable, bien que beaucoup plus ténue, à travers les énoncés de Firouz (père affilié, PCS ouvrier-fonctionnaire, mère rurale, 3 enfants en 4 ans) et de Saba (père émancipé, ouvrier soudeur, mère urbaine, 3 enfants en 4 ans). On comparera le compte-rendu de la toilette matinale chez Firouz et chez Saba. Bien que la tâche assumée par les deux mères soit d'importance égale, elles se conduisent différemment. En préparant à l'avance le petit tas de vêtements destiné à chacun des enfants, la première évite les heurts inhérents aux interactions personnelles chargées affectivement, tandis que la seconde n'a pas peur de tirer les cheveux de ses filles pour leur faire la coiffure de son goût. On pourrait dire que l'une prédispose ses enfants à se soumettre à ce qui leur paraîtra l'ordre des choses, l'autre à y voir un ordre humain révisable.

‘— c'est ma mère qui nous levait c'est elle qui nous préparait nos vêtements qu'on mettrait... qu'on mettrait donc pour la journée; elle nous les préparait elle les mettait où... je crois sur la table, elle nous préparait chacun son petit tas (Firouz)’ ‘— on se levait ma mère nous réveillait et je me souviens ma mère qui me faisait la séance de coiffage dans les cheveux ça m'énervait; elle nous coiffait le matin et elle adorait nous faire la demi queue de cheval et puis elle tirait sur les cheveux j'aimais pas ça (Saba)’

Autre différence, en rentrant de l'école, Firouz rejoint les enfants du groupe d'immeubles pour une séance de devoirs collective, tandis que le père de Saba rentrant de l'usine passe du temps à bavarder librement avec ses enfants.

‘— donc on montait chez nous on goûtait et puis on redescendait on allait faire nos devoirs et c'était un plaisir; c'est vrai hein j'allais dire on s'amusait bien on passait du bon temps... c'était une petite salle on passait du bon temps il y avait tous les enfants du quartier on travaillait bien sûr (Firouz)’ ‘— "Ah oui et puis à quatre heures et demie il y a mon père — quatre heures et demie le vendredi, cinq heures la semaine — il rentrait alors c'était... on lui disait bonjour en lui faisant la bise et puis il buvait son café et puis on tournait autour de lui il nous racontait tout ." (Saba)’

La socialisation des deux amies de lycée, Firouz et Saba, certes complètement modifiée par rapport à leurs homologues respectives du contexte «équilibrages archéomodernes» Nora et Leïla, intègre des moments d'interaction langagière qui sont absents dans la socialisation de Souad. Mais, dans ce qui les sépare, on voit persister la trace des oppositions entre affiliés et émancipés. Les relations entre les filles et leur père sont presque inexistantes chez Firouz, elles sont continues chez Saba.

Récapitulons. L'exercice d'anamnèse des enquêtées, invitées à restituer le déroulement d'une journée enfantine, s'objectivise dans un corpus d'énoncés. Les analyses comparées, qui se sont réglées sur les variables descriptives spécifiant les énonciatrices, montrent d'une part que le rapport des écolières à l'école est conditionné par sa compatibilité, même illusoire, avec le mode de socialisation familiale. Celle-ci est différentielle selon que les régulations de la socialisation familiale sont personnelles, comme dans les conditions d'«équilibrages archéomodernes» Temps1, ou impersonnelles. La période d'anomie au cours de laquelle l'ancien mode de régulation se délite lentement met des écolières de toutes origines géo-culturelles dans une passe particulièrement difficile. Soumises à l'alternance brutale de régulations incompatibles, elles encaissent des chocs violents, comme le suggère le dérèglement qui affecte soudain l'ordre syntagmatique du discours, quand elles évoquent a posteriori le dérèglement du tempo de la vie enfantine.

Les analyses confirment d'autre part la valeur significative des variables descriptives à partir desquelles on a classé les enquêtées, mettant au jour des corrélations entre ces variables et des formes hétérogènes d'autonomisation individuelle. L'«individuation», qui suppose la capacité à se décoller du vécu immédiat, apparaît sous deux formes dans le contexte d'«équilibrages archéomodernes». Une place de «représentant» dans une famille à organisation «autocéphale», se combinant avec la pluralité des modes de régulation de la vie familiale, porte à se constituer en je-sujet désireux d'être reconnu en tant que tel par autrui et n'hésitant à prendre la parole à l'école — en public. Une place de dominé(e) dans le même type de famille porte à conformer sa conduite aux règles familiales et scolaires, à emmagasiner les savoirs, et à observer le monde plutôt que de participer activement à son mouvement. Dans le contexte de «société salariale», les manifestations du premier mode d'individuation sont corrélés à la CS représentant. Celles du second mode, dans la population spécifiée par la CS ouvrier et par Temps1, n'apparaissent que dans des conditions particulières, celles d'un conflit entre fille et mère. L'individuation, fruit d'un effort, conjoint autocontrôle et exercice de la rationalité instrumentale. Dans Temps2, elle devient le produit quasi-automatique du mode de socialisation mis en œuvre par les jeunes mères gestionnaires. A la limite, la contrainte des règles explicites organisant les emplois du temps journaliers est incorporée par les petites filles sous forme de programmation sensori-motrice.

Ces premiers résultats ont valeur d'hypothèses de travail. On les complétera, on les précisera, on les corrigera éventuellement au fil des analyses ultérieures.