3.2. les transformations de la famille

La métamorphose historique du mariage et de la famille constitue l'une des dimensions qui rendent intelligibles les différenciations de la socialisation familiale dans la population enquêtée. En deux mots, la famille fait social total s'est transformée en ménage conjugal.

Les concepts de famille à organisation «acéphale» et «autocéphale», qu'on a construits à partir d'une analyse comparée des énoncés recoupant les indications factuelles concernant les conditions d'émigration-immigration, concordent avec la forme familiale corrélée à l'équilibrage des sociétés d'ordre — l'Ancien Régime en France ou l'Algérie colonisée. C'est une institution s'inscrivant directement dans le champ politique, c'est comme dit Jacques Donzelot, "un plexus de relations de dépendances indissociablement privées et publiques" 196 . La procréation légitime à l'intérieur du mariage, seule voie d'existence sociale, fixe les hommes directement, les femmes par procuration, à une place définie dans un réseau d'obligations dissymétriques qui relie non seulement les vivants entre eux mais les inscrit dans la chaîne des générations d'un groupe familial agnatique, engagé dans des luttes de rivalité avec d'autres groupes familiaux. Le chef de famille exerce personnellement l'autorité dans la communauté familiale.

L'autonomisation tendancielle de la famille conjugale, et la reconfiguration du lien conjugal comme un processus de réciprocité à construire s'inscrit à la fois dans la logique du libéralisme qui s'est mise en place au XVIIIe siècle en Occident 197 , et de la transformation progressive des paysans paupérisés en ouvriers salariés, corrélative à l'essor de l'économie marchande capitaliste. D'une part, le mariage lie juridiquement deux individus de sexe différent qui déclarent "qu'ils veulent se prendre pour mari et femme" (art. 75 du Code civil), et du même coup "s'obligent mutuellement à une communauté de vie" (art. 215). La cellule conjugale joue un rôle d'interface mettant les individus en communication réglée avec diverses instances sociales. D'autre part, dans cette cellule conjugale, la division sexuelle du travail entre les conjoints, en continuité avec la division traditionnelle espace public vs espace domestique, est devenue subrepticement plus dissymétrique encore dans le contexte du salariat ouvrier. Le différentiel de valeur entre travail d'homme et travail de femme a été objectivé et du même coup accentué par le clivage entre le travail productif, le travail salarié qui rapporte de l'argent et donne accès aux échanges monétaires, et le travail improductif, qui consiste en tâches de subsistance 198 .

Dans l'équilibrage de la «société salariale», correspondant à la France de la seconde moitié du XXe siècle, on sait que la proportion des femmes salariées s'est considérablement accrue, mais que les salaires des femmes sont toujours restés plus faibles que ceux des hommes, y compris à tâches équivalentes 199 . Dans la logique constituant le couple en «ménage», unité économique minimum, la femme cumule certes travail productif fournissant un «salaire d'appoint» et travail improductif, mais elle est associée à la même entreprise que son conjoint, celle de procréer un ou plusieurs enfants et de les équiper au mieux en vue de leur vie d'adulte autonome.

La mise en perspective des discours des enquêtées montre que les uns se réfèrent plutôt au cosmos de sens 200 de la famille-communauté et les autres plutôt à celui de la famille-association. C'est ce qu'on illustrera par un premier parcours cavalier, non systématique.

La comparaison faite par Lidia (CS paternelle indépendant, fille unique) des interactions dans sa famille et dans les familles de ses copines quand elle était enfant donne un exemple empirique de la persistance de la famille-communauté. C'est une unité supra-individuelle. La dissymétrie des places dans le couple corrélative à l'exercice de l'autorité par le chef de famille se combine avec la proximité physique des corps et avec l'intensité affective des interactions personnelles 201 .

‘— "Ce que j'ai pu constater en grandissant en voyant d'autres copines leur famille et tout ça, c'est que chez nous on a beaucoup plus, c'est beaucoup plus comment dire... centré sur l'intérieur et les regards tournent enfin tout le temps, je sais pas comment dire, on s'observe beaucoup, on se critique beaucoup et il y a une énorme pression qui s'exerce les uns sur les autres. (...) Une idée comme ça de fusion, alors que ce que j'ai pu avoir comme récit d'enfance de copines c'était beaucoup plus individuel quoi, souvent elles avaient des frères et sœurs déjà donc ce qui permet de détacher un peu les choses mais... oui c'était quand même plus... chacun gérait sa merde un peu quoi, bien qu'il y ait quand même une solidarité familiale qui joue tout le temps mais voilà. Alors que chez nous on a été beaucoup les uns sur les autres, en plus concrètement c'était le cas quoi, parce que moi n'ayant pas de chambre, l'appartement étant petit, il y avait une intervention quasi permanente dans la vie des uns et des autres quoi. En fait voilà ça s'entremêlait, il n'y avait pas de limites très bien inscrites entre mon père ma mère moi, c'était un peu nous quoi. Bien que bon on a quand même farouche... j'estime que j'ai quand même réussi à me créer une personnalité qui me semble être propre, mais bon ça c'est toujours relatif, et que ma mère soit pas mon père pour autant parce qu'ils sont quand même différents ... c'est pas non plus la fusion totale quoi." (Lidia)’ ‘— "J'ai à la fois l'image d'un couple vraiment uni, bon là ils vont fêter leurs 40 ans de mariage, donc à la fois j'aimerais établir des rapports aussi durables oui aussi comme ça sur la durée mais autant finalement quand même je sens qu'il y a eu des écrasements de personnalité surtout du côté de ma mère quoi, je sens qu'il y a une potentialité qui a pas été explorée en elle." (Lidia)’

A l'opposé de ce type d'organisation, la famille-association peut se prolonger dans la durée sans devenir le foyer d'une dynamique d'échanges. Ainsi le divorce des parents de Thérèse après trente ans de mariage laisse entendre que la prédéfinition des domaines de compétence masculin et féminin et la dissociation de l'espace résidentiel et des lieux de travail rendent tout à fait conciliables la communauté de résidence du mari et de la femme, et la divergence des investissements individuels 202 . Surtout quand les conjoints sont peu entraînés aux échanges verbaux. Le père de Thérèse a repris sa liberté individuelle à la retraite; une fois libéré de ses obligations, il est retourné vivre en Espagne. La mère est demeurée dans l'aire locale qui la relie directement, dans un réseau d'échanges concrets, à son propre groupe familial — d'une part ses parents, d'autre part ses trois enfants. A la limite, dans un équilibrage de ce type où se réalise une rationalité de type bureaucratique 203 , le ressort est l'autocontrôle qui porte chaque associé à faire tout son devoir mais rien que son devoir, à ne pas se permettre d'intrusion dans le domaine de l'autre et à ne pas souffrir d'intrusion de sa part. Le caractère impersonnel de l'organisation n'étouffe pas obligatoirement la dimension affective des échanges personnels mais canalise leur violence potentielle. Les préréglages préviennent les effets de domination personnelle produits par l'inégalité des rapports de force entre les partenaires.

A elle-même, la perte de l'autosuffisance économique assujettit au salariat, dissout l'équilibre de la famille-communauté et oriente vers celui de la famille conjugale. Dans les familles de migrants exposées depuis peu de temps aux conditions du salariat, les équilibrages empiriques mettent en coalescence des morceaux disparates qui relèvent de l'un et l'autre modèle. L'hétérogénéité entre la place d'«aînée» et les autres places dans la famille-communauté peut se manifester concrètement par la référence implicite au premier ou au second, selon la place occupée.

C'est ce qu'indique la différenciation des discours et des postures énonciatives des sœurs Isabelle/Inès et Hayet/Nadia. L'aînée noue en une totalité sa propre personne et l'ensemble familial, la cadette revendique l'autonomie individuelle juridiquement définie de la famille-association. La différence des postures n'a pas un fondement unique. Elle peut dériver partiellement d'une programmation différente des rapports proxémiques 204 . Isabelle garde la mémoire de l'intensité émotionnelle produite dans sa petite enfance par la proximité des corps dans un espace étroit — proximité également signalée dans l'énoncé de Lidia cité plus haut; Inès adolescente, peut-être influencée par le compartimentage de la salle de classe attribuant à chaque élève un espace bien délimité, sent comme une privation de liberté l'obligation de partager l'espace de la chambre avec sa sœur.

‘— "On avait une vie familiale assez importante quand même. D'abord on avait une maison qui était toute petite on peut pas appeler ça une maison on vivait dans une pièce, et ma grand-mère elle vivait sur le même palier que nous mais un appartement qui était plus grand que le nôtre (...) et donc mon frère dormait chez elle parce qu'il n'y avait pas assez de place chez nous. Donc c'était vraiment une vie familiale très intense, bon c'est vrai que les enfants de ma grand-mère venaient la voir bon ben on était toujours ensemble quoi." (Isabelle)’ ‘— " Et moi chez moi il y avait pas assez de place, on était toutes les deux dans la chambre, souvent il y avait Isabelle bon ben j'étais pas libre." (Inès)’

Un autre fondement de la différenciation tient à celle des expériences familiales enfantines. Dans la première famille, l'aînée des filles a été distinguée par le père, et elle a eu autorité sur la plus jeune qui a occupé une position dominée. La dénivellation est corrélée à l'adoption de points de vue hétérogènes. L'aînée subordonne les traits individuels des membres de la famille à leur appartenance au groupe, dont elle défend en bloc la réputation dans une conversation avec un(e) étranger(e), tandis que la cadette rapporte des faits dont elle a été le témoin. Isabelle, cherchant à présenter son frère, fils premier né de la famille, sous un jour favorable, tâtonne dans son énonciation avant d'opérer un coup de force rhétorique, tandis qu'Inès communique des informations objectivisées, indépendantes des rapports personnels existant entre elle et son frère.

‘— "Mon frère aîné il a... bon malheureusement il a... il a pas pu faire ce qu'il voulait parce qu'il est malade il a une sclérose en plaques donc... lui c'était surtout des... mon frère aîné est un sportif mais dans l'âme c'est-à-dire un grand sportif et donc sa maladie l'a tellement diminué que je pense que moralement ça a suivi, non je pense qu'il a pas du tout fait ce qu'il voulait faire." (Isabelle)’ ‘— "François il a eu de grosse difficultés à l'école donc il a eu le certificat d'études après un CAP... il faisait l'école buissonnière il a fait des coups pas possibles donc il y a eu de gros gros gros problèmes avec mon père, c'est le seul en fait qui a pas fait d'études qui est pas allé à l'école très longtemps, par contre maintenant ben il a un métier correct et puis... à part ses ennuis de santé." (Inès)’

Chez Hayet et Nadia, la différenciation prend la forme d'un antagonisme idéologique. L'aînée, qui a occupé dans la fratrie une position surplombante, reconduit comme une évidence le postulat que l'unité-famille est inscrite elle-même dans une unité imaginaire plus large — en l'occurence, la communauté des Maghrébins et/ou des musulmans, dont la spécificité culturelle est coextensive aux noms et aux pratiques ritualisées qui les distinguent des Européens. La focalisation sur un ensemble culturel englobant un espace-temps d'une telle envergure réduit à des péripéties anecdotiques les vicissitudes des relations familiales au jour le jour. Il en résulte qu'elle parle sans aucune réticence de ces péripéties : ce qui appartient au domaine de la vie individuelle privée n'est pas significatif. C'est cela qui est significatif, prétend Nadia, que les effets conjugués d'une place non statutaire, du mode de vie éclaté de la famille et de l'affirmation de soi par le mérite scolaire disposent à valoriser l'autonomisation individuelle et l'association conjugale. L'édifice de la communauté imaginaire s'effondre comme un château de cartes et cède la place au contrat implicite liant deux individus qui acceptent de vivre ensemble dans la durée et de procréer des enfants. L'unité familiale tient à l'accord conjugal, difficile équilibrage de compromis entre des postulations individuelles que chacun doit parvenir à réfréner partiellement pour laisser de la place à l'autre. Les valeurs-clés deviennent le "respect", les "limites" — du moins aux yeux des femmes.

On comparera les deux logiques hétérogènes des choix de prénoms et des relations intrafamiliales au quotidien — allégeance à la communauté imaginaire et minoration des rapports de couple à un pôle, valorisation des rapports de couple fondés sur la reconnaissance mutuelle au pôle opposé.

‘— " (...) Ce qui l'a beaucoup gênée par contre, ce qui me gêne à moi aussi c'est là que je rejoins vraiment ma mère, c'est que Nadia a donné un nom tu vois français à son fils. Son fils s'appelle Alain Sloviski tu vois, bon elle fait ce qu'elle veut je veux dire moi son gamin quand je le vois je l'embrasse... je veux dire pour moi c'est un gamin ... c'est bon c'est le fils de ma sœur il n'y a pas de doute, mais je me dis que c'est quand même renier quelque chose qui... moi j'aurais pas..." (Hayet)’ ‘— "Je crois qu'on vivait chacun... chacun notre petit truc quoi, ma mère les envies qu'elle avait c'était d'aller voir ses copines... de sortir et d'aller voir ses copines, mon père lui c'était d'aller au bar boire ses canons, et puis nous les enfants c'était chacun par ses aspirations, bon ma sœur allait faire du basket, mon autre sœur allait voir ses copines moi pareil, et puis mes frères avec les copains aussi, mais chacun vivait des choses différentes quoi, et jamais jamais en même temps on vivait des choses... je sais pas moi des moments de bonheur ou des moments de plaisir ensemble." (Hayet)’ ‘"— [le prénom du second fils] Au départ on a plein d'idées pour les prénoms etc et puis en fin de compte... et puis en plus surtout pour les garçons je trouve... (...) Et Denis en fait on l'a trouvé... c'est moi en fait un jour j'ai dit “pourquoi on l'appellerait pas Denis?” c'est le 3e prénom de Christian et puis en fait on a pris son 3e prénom, en plus Christian était très content et... il nous plaisait bien donc on l'a pris.’ ‘— La question ne s'est pas posée de leur donner un 2e prénom d'origine arabe? ’ ‘— Ah! non ils ont aucun 2e prénom, vous savez alors nous on n'est vraiment pas... près des traditions que ce soit d'un côté ou de l'autre hein." (Nadia)’ ‘— "Le respect c'est important c'est ... c'est accepter l'autre et surtout bien le... sans l'écraser sans... sans l'insulter enfin des choses comme ça quoi, et moi je sais que c'est vrai qu'on a eu des conflits avec mes frères enfin avec ma famille, il y avait plus de respect il y avait plus rien. Déjà de toutes manières entre mes parents c'était limite au niveau de respect alors c'est vrai qu'après entre les enfants ... vu que la limite enfin la barrière est cassée on fait un peu la même chose quoi entre frères et sœurs, ce qui est très mauvais d'ailleurs. Alors quand on sort un peu de ce carcan on arrive un peu à avoir certaines valeurs qu'on n'a pas qui n'existaient pas... et on essaie de s'instaurer un peu des limites etc moi j'ai un peu besoin de ça quoi." (Nadia) 205

On a relevé dans les énoncés des traces de deux représentations hétérogènes de la famille. On se propose de changer de niveau d'analyse, pour pointer, à travers deux cas empiriques, le rapport différencié au jeu social que construit la socialisation dans l'un ou l'autre des deux types de famille.

Notes
196.

J. Donzelot, La police des familles, Ed. de Minuit, Paris, 1977, p. 49, pp. 87-89. Cf. également I. Joseph, Ph. Fritsch, A. Battegay, "Disciplines à domicile, l'édification de la famille", Recherches, Paris, 1977. Sur le passage du mariage sacrement au mariage contrat dans la société française de culture chrétienne, M. Segalen, Sociologie de la famille, 4e édition, A. Colin, Paris, 1996, pp. 115-130.

197.

"(...) Le libéralisme au sens où je l'entends, ce libéralisme que l'on peut caractériser comme le nouvel art de gouverner formé au XVIIIe implique en son cœur un rapport de production/destruction par rapport à la liberté (...). Il faut, d'une main, produire la liberté, mais ce geste même implique que, de l'autre on établisse des limitations, des contrôles, des coercitions, des obligations appuyées sur des menaces, etc...". M. Foucault, "Naissance de la biopolitique", cours au Collège de France du 24 janvier 1979, extrait cité dans Le Monde/le Siècle, 7 mai 1999, p. 18

198.

On s'appuie ici sur l'analyse d'Immanuel Wallerstein, Le capitalisme historique, trad. franç., coll. Repères, La Découverte, Paris, 2e édition, 2002, pp. 24-28.

199.

Cf. M. Maruani, Cl. Nicole-Drancourt, Au labeur des dames, Métiers masculins, emplois féminins, Syros-Alternatives, Paris, 1989.

200.

Les expressions "cosmos de sens" ou "univers de sens" sont des abrégés du syntagme «cosmos de rapports dotés de sens», forgé par Weber. Cf. supra note 2.

201.

Les interrelations suivies entre l'enfant et des membres de la génération précédant ses parents, la narration par ceux-ci de récits de vie, contribuent à dessiner pour elle l'image d'une communauté familiale. Lidia est l'une des rares enquêtées qui ait fréquenté ses grands-parents.

202.

Pour une description de la façon dont s'articule, dans un ménage petit-bourgeois de la première moitié du XXe siècle, l'emprisonnement conjugal et la distance entre les conjoints, on peut se référer au roman de Paul Nizan, Antoine Bloyé, 1e édition 1933, notamment pp. 163-166.

203.

Les conjoints et leurs enfants sont assimilables aux fonctionnaires individuels de la direction administrative, tels que les définit Max Weber. "(...) lesquels,

1) personnellement libres, n'obéissent qu'aux devoirs objectifs de leur fonction,

2) dans une hiérarchie de la fonction solidement établie,

3) avec des compétences de la fonction solidement établies,

4) en vertu d'un contrat, donc (en principe) sur le fondement d'une sélection ouverte (...), M. Weber, Economie et société, tome 1, Presses-Pocket, Paris, 1995, p. 294.

204.

E.T. Hall, "Proxémique" in Y. Winkin (textes recueillis et présentés par) La nouvelle communication, Seuil, Paris, 1981.

205.

Quand elles tiennent ces discours, Hayet et Nadia ont respectivement 28 ans et 29 ans.