La logique du récit pourrait rendre compte du changement de place de Dalila dans la famille. Une force transformatrice défait un premier équilibrage qui se reconfigure au fil d'une succession d'actions en un nouvel équilibrage. Initialement, Dalila occupe dans la famille paternelle une place relationnelle et provisoire parce qu'elle est née fille; finalement, elle bénéficie d'une place intemporelle, homologue à celle des garçons.
Sixième enfant et dernière fille d'une fratrie dont les deux frères aînés mariés résident dans une autre commune, dans l'unité familiale vivant sous le même toit elle se trouve précédée de deux sœurs et d'un frère et suivie de deux petits frères. On a vu plus haut 207 que les deux sœurs plus âgées avaient la charge de préparer le petit déjeuner des plus jeunes. L'exemple met en évidence la valeur relationnelle des positions qu'on peut désigner par les termes «aînée» et «cadette», du moins dans les familles «acéphales». Une fille a tendanciellement une place d'aînée — à la fois protectrice et dominatrice — par rapport à ceux qui la suivent, et une place de cadette — à la fois protégée et dominée — par rapport à ceux qui la précèdent. La différenciation des obligations indique à chacune la valeur de la place qu'elle occupe par rapport aux places des autres. La petite fille qui doit faire chaque jour la vaisselle, le ménage et les courses, alors que tous ses frères et ses sœurs plus âgées en sont dispensés, apprend sans mot dire que son sexe la rend inférieure aux garçons et son rang d'âge inférieure aux aînées de même sexe. L'adolescente que sa mère cesse soudainement d'envoyer faire des courses pour y envoyer son frère apprend de la même manière que la liberté de mouvements est une prérogative masculine.
‘— "Jusqu'à un certain âge c'étaient toujours les filles, je me souviens moi aller à la poste aller chercher le lait le pain bon tous ces trucs-là, c'était "Dalila va acheter le lait" alors que j'avais toujours mon frère qui était devant la télé bloqué. — "Mais il peut pas y aller lui" — " Non non vas-y toi", mais jusqu'à un certain âge jusqu'à 14 15 ans à peu près; et puis d'un seul coup comme évidemment on nous demandait de sortir le moins possible même les courses, alors que moi j'avais envie d'y aller, à ce moment-là on me disait "Non non ton frère va y aller". Ça me foutait vraiment les boules." (Dalila)’Au moment du mariage, cette place relationnelle se perd. La fille accède alors à une existence sociale embryonnaire qui se confirmera à la naissance de son premier fils 208 . Elle occupe une place dans la famille du mari, elle n'en occupe pas dans la famille paternelle . C'est ce qu'indique le commentaire fait par Dalila des paroles du père et du beau-père lors de son mariage.
‘— "(...) Un garçon ça transmet le nom de la famille alors qu'une fille elle prend le nom d'un autre, donc elle a à transmettre un honneur mais plus du côté de son mari. Quand on se marie, moi je me souviens d'une parole qui avait été dite au moment où les parents de mon mari sont venus me demander en mariage, mon père a dit : "Oui on est d'accord etc" et mon père a dit : “De toutes façons il faut bien vous dire que maintenant ma fille elle est dans votre famille”. Voilà, c'est un petit peu : “J'ai un peu perdu ma fille quoi, elle a à s'aligner à vous, à vos idées à vous, même si elle est plus d'accord avec les nôtres”. Voilà 209 ." (Dalila)’Premier tournant, la prise en charge des tâches administratives par Dalila provoque en elle le désir d'occuper une place à vie dans la famille parentale. Dans cette famille, comme dans les autres familles «acéphales» de la population, le soin de gérer l'argent et de communiquer avec les services administratifs revient à la mère 210 . Quand il y a lieu de se déplacer, cette mère urbanisée se déplace elle-même en dépit des failles de ses compétences linguistiques, au lieu de déléguer un fils comme fait la mère rurale de Nora. Elle se fait accompagner par celle de ses filles qui est chargée de remplir les papiers. Pour cette tâche, en principe un roulement s'établit. L'aînée rend le service demandé, elle le passe à la suivante quand elle quitte la maison ou quand elle se lasse, et ainsi de suite. Mais le roulement implique que l'immigration soit provisoire. Si elle se prolonge dans le temps, une des filles en devient la responsable attitrée. En quelque sorte le doublon de la mère. Sa place relationnelle se transmue en place permanente dans la famille parentale, en statut. C'est ce qui est arrivé à Dalila.
‘— "Ma grande sœur Latifa tant qu'elle était là c'est vrai que nous on s'y intéressait pas aux papiers enfin mis à part aller à la poste timbrer tout ça bon. (...) Et puis du jour où elle est partie eh ben il a fallu qu'on s'en occupe nous aussi quoi, alors elle nous a un peu initiés elle nous a montré ce qu'il fallait faire et elle nous a dit : “Maintenant j'en ai ras-le-bol je veux plus m'en occuper alors à vous de prendre la relève”. Et en fait elle avait dit : “A vous” mais c'est moi qui ai pris la relève quoi, parce que mon frère c'était le dernier de ses soucis et puis bon. Et puis moi je me suis mise à savoir un peu plus ce qui se passait dans la maison, j'avais 17 18 ans et jusqu'à maintenant — pourtant ma sœur est revenue chez mes parents elle vit avec eux elle ne veut toujours pas s'occuper des papiers — et jusqu' à présent ma mère m'appelle : " Viens voir j'ai besoin d'un tas de trucs" (Dalila)’L'énoncé montre que la transmutation s'ancre dans une conversion mentale. En refusant la charge, la grande sœur, revenue contre son gré chez ses parents à cause d'un handicap physique permanent, se distancie individuellement des obligations familiales. Dalila accomplit le cheminement inverse. L'exécution des tâches pratiques dans la durée l'autonomise de la position relationnelle occupée dans l'ici et maintenant et lui permet de configurer mentalement la famille comme un ensemble autonome. Peu à peu — c'est la seconde phase — elle se trouve prise (si on préfère, elle s'engage) dans la dynamique métaphorique qui pousse des individus à se constituer mythiquement en continuateur d'une unité familiale intergénérationnelle singulière, en «représentant» de la famille. Une fois mariée, elle est la seule des enfants de la fratrie qui fasse le nécessaire pour que son fils puisse à son tour opérer le même mouvement.
‘— "Quand Ismael est né j'avais dit à mon mari : "J'ai envie de... j'ai envie qu'il ait son arbre généalogique parce que j'ai envie qu'il connaisse un petit peu ses ancêtres tout ça", et donc j'ai demandé à mon père; comment s'appelaient ses parents ça je savais mais comment ils étaient morts où ils étaient morts où ils avaient vécu, enfin j'ai essayé de remonter, on est arrivé à remonter trois générations comme ça uniquement de ce que me disaient mes parents quoi. Et j'ai tout noté sur un petit calepin et je le garde en réserve quoi jusqu'au jour où mon fils Ismael sera assez grand pour... parce que j'ai envie qu'on le fasse ensemble quoi cet arbre généalogique pour comprendre quoi, il a que trois ans je pense que c'est un petit peu jeune mais quand il sera plus grand. (...) Mais mon père j'étais surpris de sa réaction, il a vraiment été très très content, et surtout quand je lui ai dit que c'était pour mon fils, alors là il a dit : "Mais c'est très bien tes frères et sœurs ils devraient tous faire ça c'est bien de lui apprendre ça" etc, il était très très touché." (Dalila)’Pour se constituer subjectivement en «représentant» du groupe familial, Dalila devait se mettre mentalement à distance du vécu immédiat et configurer la famille en objet de représentation. Pour donner un statut à leur fille, il était nécessaire que ses parents opèrent eux aussi une conversion et constituent sa réussite scolaire en objet d'honneur. Résumons le second processus. Les parents étaient portés à apprécier les études des enfants d'un point de vue pratique : pour un garçon appelé à travailler, le bagage scolaire a de la valeur, pour une fille appelée à se marier, il n'en a pas. Point final. L'entrée de leur fille au lycée ne les émeut donc pas. Autant ils s'intéressent aux résultats de leur fils lycéen, autant ils se désintéressent de ceux de leur fille. S'ils modifient leur point de vue lorsqu'elle prépare et passe le bac, c'est parce que les voisins célèbrent le succès et du même coup communiquent une valeur sociale à celle qui l'a obtenu. Les parents entérinent le verdict de l'opinion. Par l'intermédiaire de la mère ils se mettent à "parler" de la fille, ils lui confient "le porte-monnaie". Bref, à dix-neuf ans, la bachelière se trouve haussée à une dignité — à des responsabilités — que dans le contexte de la famille indivise, une femme n'obtient pas avant le mariage de ses fils 211 .
‘— (...) Ils ont commencé à parler de moi à partir du moment où j'ai été en terminale quoi à l'époque du baccalauréat.’ ‘— (...) et quand on est arrivé en Algérie ma famille demandait ce que je faisais etc alors là j'ai découvert ma mère toute fière de leur annoncer que j'avais eu mon baccalauréat, alors qu'à la maison on en a parlé deux minutes et puis après c'était terminé quoi, là vraiment j'ai été surprise, je pense que c'était par fierté, pour montrer que sa fille avait réussi quelque chose d'important, bon le baccalauréat c'était pas rien etc quoi.’ ‘— (...) j'en ai eu d'ailleurs des responsabilités importantes parce que quand mes parents partaient en Algérie c'est moi qui m'occupait de tout, donc j'avais le porte-monnaie j'avais la responsabilité de mes petits frères, alors là j'avais, ben c'était tout de suite après le bac j'avais 18 19 ans, donc là j'avais vraiment des responsabilités importantes." (Dalila)’Dalila s'est assuré dans la famille parentale une place de substitut de la mère et une place équivalente à celle que les garçons reçoivent à la naissance. La transformation ouvre la voie à des transformations homologues dans la famille conjugale à venir. La place de femme mariée aura une valeur équivalente à la place de mari; la place de mère sera équivalente à celle de père grâce à l'abolition des privilèges de la lignée agnatique. On a vu qu'elle s'est donné les moyens de relier symboliquement son fils aux ascendants des deux lignées. Il est vraisemblable que l'invention d'un équilibrage aussi sophistiqué 212 , articulant appartenance familiale intergénérationnelle et redéfinition égalitaire des rapports entre conjoints, est en rapport avec la double imprégnation enfantine de Dalila par des pratiques maternelles inégalitaires et par des pratiques paternelles guidées au contraire par la logique d'équivalence propre aux échanges monétaires.
‘— " (...) Mon père je l'ai toujours beaucoup admiré et il a toujours été...; bon il était très sévère avec moi mais c'était pas violent c'était pas... c'était pas en m'insultant. Et puis surtout il faisait beaucoup d'efforts pour ne pas faire de différences entre ses enfants. Par exemple il y avait une sortie hebdomadaire c'était le samedi après-midi pour faire les courses à Carrefour; il pouvait pas nous emmener tous les quatre ensemble alors il en emmenait un à chaque fois et il avait établi un tour de rôle comme ça; alors on savait que le samedi suivant c'était nous, parce qu'on savait aussi que celui qui allait ben évidemment il avait droit à une petite surprise des bonbons un petit jouet comme ça quoi; et puis c'étaient des moments privilégiés, on partait la main dans la main faire les courses, et puis il nous demandait ce qu'on voulait manger bon..." (Dalila)’En résumé, dans le contexte d'une famille d'origine algérienne se référant à la famille-communauté, les conditions des débuts de l'immigration bousculent l'ordre social régulé par la hiérarchie des sexes et des âges. L'accession des enfants des deux sexes à des ressources inaccessibles aux parents et profitables pour le groupe allume entre eux des luttes de concurrence. L'exemple de Dalila montre autour de quels enjeux peut se mobiliser une adolescente, dans une famille à la jointure entre l'organisation «autocéphale» et «acéphale». La conquête d'une place enviable dans la famille prend une valeur homologue à la conquête d'une place enviable dans la société, dans d'autres populations.
Cf p. 181
C. Lacoste-Dujardin, Des mères contre les femmes Maternité et patriarcat au Maghreb, La Découverte-poche, Paris, 1996.
Ce discours indique que la femme doit se plier aux usages en vigueur dans la famille de son mari. Il ne contredit pas la logique de fermeture sur lui-même du groupe familial arabe, qui exclut l'intégration d'une étrangère au groupe selon C. Camilleri, Jeunesse, famille et développement, essai sur le changement socio-culturel dans un pays du Tiers-Monde, CNRS, Paris, 1973, p.14 (à propos de la famille tunisienne.) " (...) Ce qui confirme cette «extériorité» de la femme c'est que, si elle est d'une famille étrangère, il ne lui sera jamais possible d'intégrer institutionnellement la lignée de son époux, quoi qu'elle quitte physiquement l'une pour rejoindre l'autre. Elle garde son identité de «fille de X» ainsi que la disposition des biens qui lui viennent de sa propre famille."
La répartition des tâches entre le mari et la femme est en homologie avec la division du travail dans la communauté paysanne. La gestion de l'argent et des papiers est en continuité avec la gestion des provisions par les femmes.
Cf supra, p. 60.
La conduite inventive de Dalila peut être rapprochée de celle des jeunes paludiers mâles décrite par G. Delbos et P. Jorion, La transmission des savoirs, Ed. MSH, coll. Ethnologie de la France, Paris, 1984, p. 129. : "(...) la notion que l'on apprendrait les choses simplement en copiant le comportement des autres, porte ici à faux, car, comme on l'a vu, qu'il s'agisse de travail supplémentaire ou complémentaire, jamais il n'est demandé à l'enfant de faire la même chose que les adultes là où ils sont, mais de faire autre chose, et ailleurs. (...) Il ne peut donc être question de mimer ce qu'on voit; si l'on tient son rôle dignement, ce ne sera jamais parce qu'on voit, mais parce qu'on «s'y voit», par anticipation de la maîtrise à venir. Et ce travail-là, générateur de savoir, par identification à une image future de soi-même, c'est l'enfant, et lui seul qui le fournit."