Esma

Dans une famille comme celle d'Esma 213 , l'enfant est à la fois maintenu durablement à la place subalterne de mineur et chargé d'accéder par l'école à une position sociale supérieure à celle des parents. Le nouvel équilibrage s'inscrit dans un cadre historique associant institutions de l'Etat-nation, autonomisation individuelle et mariage-contrat, allongement de la scolarité et développement du salariat non ouvrier, représentation diffuse d'un mouvement général de progrès et d'une ascension sociale réalisable d'une génération à l'autre, à l'échelle d'une famille.

Comme on sait, l'équilibrage de la cellule conjugale est structuré principalement par la dissymétrie du statut de parent(s) et du statut d'enfant, modelée par la dissymétrie juridique du majeur capable et du mineur incapable. A la limite, les uns se partagent le monopole de l'organisation, des responsabilités et des soucis, les seconds n'ont qu'à se laisser diriger, contrôler — et choyer. En effet, une articulation noue étroitement le quadrillage de l'existence des enfants, la canalisation de leur énergie vers l'école et la concentration sur leur personne d'un investissement affectif intense. Ce régime mêlé de discipline et de soins attentifs tranche avec le régime de rapports relationnels dissymétriques de la famille-communauté. L'équilibrage prend sens dans un complexe fonctionnel où les enfants ne sont plus une richesse mais un capital, dont seul leur destin adulte dira aux parents s'ils ont su ou non le faire fructifier.

Ce schéma permet d'interpréter tout un pan des discours produits par Esma à propos de sa socialisation familiale, dans les deux entretiens réalisés 214 . Commençons par les rapports parents/enfants. Le premier entretien s'ouvre sur la relation de trois mésaventures datant de la petite enfance de «moi» aînée, qui circulent dans le cercle familial sous forme de geste légendaire. Les trois récits, de structure homologue, présentent l'aînée des enfants, comme un bien fragile, à la fois précieux et coûteux pour ses parents. On citera la dernière anecdote.

‘"— Bon on prend le bateau. Donc à cette époque là il y avait ma petite sœur mon frère et moi. ’ ‘— Vous avez quel âge là?’ ‘— Moi j'avais quatre ans et demi, ma sœur était plus jeune que moi donc j'étais l'aînée d'un an, et mon petit frère de deux ans après moi. Et puis bon, ma mère avait pris tout son fric et voilà que je me casse le doigt. Ma sœur me coince le doigt dans une chaise, et toc! je vois le bout de mon doigt, de mon majeur gauche, en train de penduler. Et voilà maman qui met tout son fric pour me faire soigner par un Chinois qui me recoud le doigt, et moi ébahie je regardais l'opération. Bon déjà je les ruine mes parents!" (Esma)’

Le régime familial structuré par la dissymétrie statutaire parents/enfants infantilise les enfants. Du seul fait que les parents sont censés savoir seuls ce qui leur convient et ce qui ne leur convient pas, les rites et les travaux domestiques quotidiens prennent valeur de règlements. Faire sa toilette, se brosser les dents, absorber un petit déjeuner avant de partir pour l'école deviennent des normes d'hygiène de vie auxquelles chaque individu doit se soumettre, — et auxquelles la mère contraint en cas d'indiscipline. Des tâches définies sont nommément attribuées à tel enfant, comme celle de faire la salade et le café, assignée à Esma. Ce procès d'infantilisation n'est pas un projet concerté, il est l'effet quasi-mécanique de la mutation de l'état de parent en métier de parent, qui substitue à la logique de délégation de la famille indivise une logique de répartition des rôles et de planification. Tandis que Dalila enfant doit se soumettre à des obligations — avoir fait le ménage en entier avant de partir pour l'école —, Esma doit obéir à des règles.

‘— "Il [mon père] nous réveillait il avait déjà préparé le petit déjeuner, donc on allait faire notre petite toilette, notre toilette notre petite toilette brosser les dents tout en fait, on se mettait à table on prenait un bon petit déjeuner il était hors de question qu'on sorte de la maison tant qu'on n'a pas déjeuné. Et moi je ne déjeunais jamais, il arrivait souvent quand ma mère était là de se mettre devant la porte et de me bloquer le passage tant que j'avais pas pris au moins une orange, donc voilà." (Esma)’ ‘"— Depuis l'âge de huit ans ma sœur et moi on s'occupait du ménage par exemple... je sais pas des petits trucs. Non non remarquez on faisait tout le ménage. ’ ‘— Quels jours vous faisiez ça?’ ‘— Tous les jours. Tous les jours il fallait débarrasser et puis laver le par-terre, tous les jours la vaisselle; ou j'étais cantonnée à faire la salade et à faire le café." (Esma)’

On a vu dans quelles conditions la place de Dalila dans la famille avait changé. Elle a pu s'imposer en rendant des services disproportionnés par rapport à ceux que les parents étaient portés à attendre d'une fille. Chez Esma au contraire, tout est cadenassé. La répartition des rôles ne laisse aucune marge de manœuvre. Les parents qui ont acquis à l'école les savoir-faire nécessaires assument la gestion administrative et financière. Les enfants ont vis-à-vis d'eux le devoir de réussir un parcours scolaire sans faute, clé de leur position professionnelle future. Pour réaliser les conditions de la réussite, les parents programment des soirées enfantines consacrées aux devoirs et au sommeil, en instaurant des règles qu'Esma juge rétrospectivement "rigides". Le don d'un grand bureau réclame la contrepartie de bons résultats scolaires. Donnant-donnant.

Bref, des conditions de socialisation enfantine conjuguant la mise en lisières, l'assignation à la réussite scolaire et les gratifications de tous ordres sont propres à construire un assujettissement subjectif à l'ordre social en vigueur, homologue à l'assujettissement enfantin à l'ordre familial.

La lecture non systématique de quelques énoncés produits par des enquêtées filles ou petites filles de migrants confirme l'hétérogénéité des types d'organisation qu'on a désignés par les noms de famille-communauté et de famille-association et des modes de socialisation corrélés à chacun d'eux Pour préciser l'analyse, on s'intéressera aux responsabilités.

Notes
213.

On se rappelle que les parents urbains d'Esma ont été l'un et l'autre scolarisés, que dans l'Algérie du début des années 1960 les deux emplois salariés et l'autonomie du domicile conjugal leur ont assuré une position avantageuse et les ont acculturés au mode de vie de la petite bourgeoisie européenne.

214.

Esma fait partie des enquêtées rencontrées lors de la préenquête. Dans ce contexte, l'organisation du discours n'était pas conditionnée par le cadre directif d'une batterie de questions.