l'exception : la responsabilité «sociale»

L'univers implicite ou explicite de référence des familles définies par la dimension Temps1 «équilibrages archéomodernes» constitue la réputation en étalon tout puissant de la valeur sociale, dans la compétition que se livrent les familles. C'est particulièrement net dans le cas des familles d'origine algérienne. En temps ordinaire, une règle du jeu particulièrement agissante dans la société d'origine, la «valence différentielle» du masculin et du féminin 218 , réserve aux garçons la mission de «représenter» la famille. Mais dans le contexte extraordinaire des débuts de l'immigration familiale, les filles peuvent soudain prendre valeur d'atouts, pour reprendre la métaphore de Bourdieu, au lieu d'être de mauvaises cartes dans les jeux de compétition sociale 219 . La situation incite à mettre temporairement la règle entre parenthèses. Des filles nés au tout début des années 1960 sont constituées en «représentants» du groupe familial à l'école 220 , en attendant de l'être dans l'exercice de leur future profession. En même temps, elles sont détentrices à douze ans de savoirs pratiques dont les adultes migrants sont dépourvus — surtout parler, lire et écrire le français, les pères et les mères sachant calculer sans l'aide d'un codage scriptural —, capables dès cet âge de remplir des obligations familiales inédites, telles les interactions entre la famille et le monde extérieur — relations avec les services administratifs ou la régie d'immeubles, courses ou suivi scolaire des cadets. Des filles de migrants d'origine espagnole ou italienne ont occupé elles aussi des places de représentant de la famille, en partie homologues aux précédentes.

Les petites filles déléguées à des tâches d'adultes n'ont pas eu de difficultés à adopter les postures adéquates 221 . Dans un contexte homologue, celui du développement de la correspondance dans la France rurale du XIXe siècle, de jeunes garçons scolarisés délégués à l'écriture pouvaient être amenés à prendre la posture énonciative d'une jeune fille écrivant à un riche amant ou, comme Toinou, celle d'une femme (la mère) écrivant à son mari bûcheron itinérant 222 . Notons au passage que la délégation d'écriture constitue sans aucun doute une meilleure formation intellectuelle à la distance réflexive que la délégation de gestion administrative. Pour produire un texte répondant à la double injonction de mimer une interaction orale entre deux personnes singulières et de se plier aux codes d'écriture du genre épistolaire, il faut savoir se décentrer du vécu immédiat et mettre en œuvre son savoir-faire de façon inventive. Pour remplir un imprimé, il suffit de se familiariser avec un lexique technique.

Pour que les filles aient rétrospectivement le sentiment d'avoir accédé, dans l'enfance ou à l'adolescence, à des responsabilités distinctives dans la fratrie, il est indispensable que les parents entrent eux-mêmes dans un jeu de compétition sociale entre familles. C'est ce qu'indique a contrario l'exemple de Nacera et Amel («équilibrages archéomodernes Temps1). On sait que la mère a eu la maîtrise de l'éducation de ses filles, en raison de l'insouciance du père bigame. Loin de se préoccuper des on-dit, elle leur a offert la liberté de mouvements habituellement réservée aux garçons et leur a donné en modèle les vertus de la femme arabe. Education morale et non politique. On constate qu'Amel, chargée de la gestion administrative, adopte un point de vue qui intègre la cellule familiale dans l'ordre de la société globale. Rétrospectivement, loin de comparer sa place à celle de ses sœurs, elle assimile la charge à la profession d'assistante sociale, profession qualifiée exigeant des compétences techniques et codée féminine.

Dans la sous-population spécifiée par l'origine algérienne, la comparaison des cas de Nora et de Leïla, que rapprochent trois variables descriptives — Temps1«équilibrages archéomodernes», rang3 MFFM —, donne à nouveau l'occasion de pointer les différences corrélées à une origine familiale rurale ou urbaine. Dans les deux familles, le fils aîné assume l'ensemble des responsabilités qui se composent de deux volets étroitement liés, l'un extrafamilial, l'autre intrafamilial. Il a été appelé dès l'enfance à représenter dignement le groupe familial dans les relations entre la famille et le monde extérieur, notamment à l'école, et à veiller que ses frères et sœurs fassent de même. Il doit faire preuve d'autorité et de savoir-faire. Mais l'homologie des pratiques se combine avec des cosmos de sens différentiels, que l'écart entre les énonciations fait déceler. Les parents d'origine paysanne perçoivent le pouvoir, le savoir et l'action du fils aîné comme un bloc indissociable, ils ne les autonomisent pas en qualités détachables de la personne qui les incarne 223 . En revanche, les membres individués de la famille urbaine projettent le fils aîné dans un processus temporel en hélice, où il sera sans cesse amené à se surpasser en prenant des responsabilités nouvelles — et en même temps en acquérant des savoir-faire nouveaux —, afin de revivifier son pouvoir sur autrui, et d'honorer ainsi la confiance mise en lui par le groupe familial. A travers ce processus, il devient une personne singulière.

‘— Donc j'avais mon frère aîné qui lui avait la responsabilité de tout le pauvre. Et moi ensuite j'avais la responsabilité des papiers, mais toujours quand mon frère n'avait pas le temps ou ne pouvait pas le faire, parce que c'était... pour mes parents c'était lui qui avait le pouvoir c'était lui le savant de la famille hein." (Nora)’ ‘— "Les papiers, c'était mon père à l'époque, mon père quand on était petits. Après c'était mon frère Salim mon grand frère qui s'occupait de tout. (...). Je situe ça dans la famille hein, [mon grand frère] a sa place en tant que modèle c'est-à-dire le parfait, ils avaient eu l'espoir en lui petit et il les a pas déçus quoi. Il est éducateur spécialisé mais en passant par la comptabilité par le football par... mais c'est une personne. Ils lui ont tellement donné de responsabilités parce que c'est l'aîné j'allais dire de la tribu de ma mère c'est le premier garçon avec le fils à ma tante. ils en voulaient un type génial eh ben c'est un type génial." (Leïla)’

Les schèmes de représentation sont différentiels. Dans la première famille, la responsabilité de représentant et la singularisation individuelle — l'individuation — sont incompatibles, dans la seconde, elles s'articulent. Sous quelles conditions cette opposition, elle-même corrélée à l'opposition origine rurale/ urbaine, demeure-t-elle valide? Pour débrouiller la question, on passera en revue les équilibrages réalisés dans les familles rurales définies par Temps1 «équilibrages archéomodernes», spécifiées soit par l'origine algérienne (Nora, Malika, Assia), soit par l'origine non maghrébine (Isabelle, Gabrielle) .

Le premier sous-ensemble est structuré par un clivage corrélé à la fois au type de famille et à la composition sexuelle de la fratrie. Dans la famille à organisation «acéphale» de Nora où le premier né est un garçon, les responsabilités confiées à une fille, telles les tâches administratives, se définissent en homologie avec des responsabilités de mère de famille. Dans les familles à organisation «autocéphale» de Malika et d'Assia où le(s) premier(s) né(s) est (sont) fille(s), les même tâches se définissent en homologie avec des responsabilités de chef de famille. Examinons de plus près.

Chez Nora (organisation «acéphale», gouvernement maternel, rang3 après un garçon et une fille), les responsabilités de «représentant» sont concentrées dans la personne du fils aîné. Mais peu à peu, selon un mécanisme partiellement homologue à celui qu'on a décrit à propos de Dalila 224 , le frère délègue les tâches administratives et le suivi scolaire des petits à Nora, qui reprend la responsabilité dans son ensemble au départ de son frère, et la conserve au-delà de son mariage. De façon insensible, d'une part, la responsabilité masculine des relations avec le monde extérieur s'est muée en responsabilité féminine de gestion des affaires familiales, d'autre part, les succès scolaires de la fille de rang3 l'ont mise en position de force pour prendre la succession du frère aîné. Elle prend le pas sur son aînée de rang2. Bref, les conduites se sont conformées à une règle implicite : une fille ne peut pas entrer en rivalité avec un garçon, mais elle peut entrer en rivalité avec une fille.

Chez Malika (organisation «autocéphale», rang1) l'équilibrage familial est dissymétrique, il est prédéfini par la valence différentielle masculin/féminin. Le père dirige personnellement la vie familiale et assigne à la mère une place d'exécutante qu'elle ne tente pas — qu'elle n'a pas les moyens — de redéfinir. Il délègue une part de son autorité de chef de famille à l'aînée de la fratrie, bien que ce soit une fille. Malika est chargée de faire tenir tranquilles ses frères et sœurs, elle a le privilège de choisir chaque soir l'émission de télé regardée par tous, elle remplit les tâches administratives. La dissymétrie du masculin et du féminin est donc neutralisée. Mais la neutralisation est provisoire. Après avoir encouragé l'enfant à l'autonomie, le père retire sa confiance à l'adolescente. Conduite logique de son point de vue, psychologiquement insupportable pour l'intéressée qui emploie rétrospectivement les termes de "frustration" et de "castration" et regrette que sa mère n'ait jamais su "taper du poing sur la table". Pour n'avoir jamais eu à négocier avec sa femme, le père n'était guère préparé à négocier avec sa fille. Dans ce cas de figure, un conflit risque de dresser la fille adolescente et le père l'un contre l'autre.

Chez Assia (organisation «autocéphale», rang2 après une fille), l'équilibrage conjugal est moins nettement prédéfini. La mère a su — a eu les moyens de — négocier avec le père et de rééquilibrer à son avantage une organisation conjugale initialement aussi dissymétrique que la précédente 225 . Assia elle aussi réussit un rééquilibrage à son avantage à l'intérieur de la fratrie. Alors que la mère a mis en place un tour de rôle entre les trois filles aînées — égalitaire si on prend en compte l'ensemble des trois filles, inégalitaire si on compare les charges des filles à l'absence de charges du garçon de rang4 —, elle rompt l'égalité entre les sœurs en s'arrogeant des responsabilités de chargé des relations publiques homologues à celles de chef de famille, et en entretenant avec son frère des rapports égalitaires . A l'adolescence, elle a en mains un atout pour conserver sa liberté de mouvements, le statut masculin conquis. Elle en joue et elle trouve devant elle un père disposé à lui faire confiance.

‘— " En fait j'ai été élevée comme un garçon c'est ce que je disais, et puis quand il [le père] m'a dit “Stop t'es une fille” c'était trop tard et puis ça je leur ai bien fait comprendre; donc quand il recommençait un petit peu à me remettre la main dessus comme ça je discutais plus quoi je partais, et puis après il savait qu'il ne fallait plus rien dire, par contre il savait toujours où j'étais." (Assia)’

En résumé, l'organisation «acéphale» est fondée sur la dissymétrie des rôles corrélés à la sexuation, tandis que les équilibrages de l'organisation «autocéphale» dépendent des rapports de force entre les conjoints 226 . La seconde organisation peut donc s'actualiser soit en configurations rigides où la dissymétrie masculin/féminin est poussée à l'extrême, soit en configurations dynamiques, au moins dans un premier temps.

Les équilibrages familiaux des deux familles non maghrébines à organisation «autocéphale», sont rigides. Chez Isabelle, l'équilibrage conjugal est dissymétrique, comme chez Malika. Le père dirige, la mère ne déborde pas sa place d'exécutante. Dès l'enfance, la fille «aînée», seconde née après un garçon, associée par le père aux responsabilités de chef de famille, se trouve donc projetée à une place de «représentant», plus gratifiante que celle de la mère. Mais l'élévation est étroitement circonscrite. Isabelle n'a pas autorité sur ses frères, elle est privée de liberté à la puberté. Chez Gabrielle, les équilibrages sont à mi-chemin entre le type «acéphale» et le type «autocéphale». Le père «nourrit» la famille en se salariant et la mère prend en charge l'organisation pratique de la vie, selon la division sexuelle du travail de la famille-association 227 . En même temps, le père préside à une ritualisation de la vie qui l'arrache partiellement à la trivialité 228 , reconduisant alors l'univers de sens de la famille indivise et de la communauté villageoise. Aux rites journaliers des repas à heure fixe et des soirées tous ensemble se superpose le rite annuel des vacances au village d'Italie. Le découpage de la vie familiale en une part profane et une part sacralisée donne un peu de jeu à l'«aînée» Gabrielle. Comme Malika, après avoir eu délégation d'autorité sur ses frères et sœurs quand elle était enfant, elle est elle-même privée de liberté par le père à l'adolescence. Mais cette privation est compatible avec la confirmation de ses prérogatives de «représentant», légitimées par l'obtention du permis de conduire. A partir de sa majorité, c'est elle qui préside au rite du départ en vacances.

‘— "J'ai eu mon permis à 18 ans au mois de juin, au mois d'août toute la famille dans la 204, on est parti en Italie. Ils étaient fiers, comme ils étaient contents c'était... j'ai même eu le droit de fumer parce que... j'avais pas le droit de me maquiller c'était interdit de mettre des mini-jupes ou des pantalons pattes d'éléphant... mais mon père acceptait que je fume... parce que je sais pas. Après on est parti en voiture, donc toutes les années c'est moi qui les ai emmenés en voiture." (Gabrielle)’

Ne perdons pas de vue l'objet de la comparaison. Existe-t-il, dans les conditions de Temps1 «équilibrages archéomodernes», des équilibrages familiaux corrélés à une origine rurale qui soient propices à l'«individuation» des filles occupant une place de «représentant», comme l'équilibrage corrélé à l'origine urbaine? Non. Cet équilibrage, corrélé à l'individuation de la mère, est unique. Dans les familles rurales, deux cas de figure sont possibles. Ou bien la place se stabilise en statut, comme la place de fille aînée de Nora, la place de garçon d'Assia, et en partie la place d'héritier de Gabrielle; ou bien la contradiction entre la place glorieuse de représentant et la place inférieure de fille s'aiguise et se manifeste de façon socialement significative dans un conflit entre la fille et le père. Logiquement, le déclenchement d'un processus d'individuation risque d'être favorisé non par la calme jouissance d'un statut, mais par la dynamique du conflit.

Le contexte de Temps2 marque la fin de la période transitoire qui a vu les «ex-émancipés» se constituer en chefs de famille «autocéphale» et organiser personnellement la vie familiale. Le réaménagement de l'opposition fondatrice dehors-masculin/ dedans-féminin remet aux mères la responsabilité d'organiser et de gérer le quotidien, et préoriente les filles vers des responsabilités homologues à celles des mères. Cela dit, on décèle dans quelques familles des vestiges de la place de «représentant». On comparera deux à deux des cas partiellement homologues mais spécifiés l'un par Temps1, l'autre par Temps2. Les deux dyades Leïla-Naïma et Hacina-Saba ont en commun d'êtres spécifiées par l'origine urbaine des mères.

L'homologie des cas de Leïla (Temps1, «équilibrages archéomodernes»rang3) et de Naïma (Temps2, «milieux antéindustriels», rang2) tient aux variables organisation «autocéphale», divorce des parents, naissance après un garçon. Dans le cas atypique de Leïla, l'ouverture des possibles, produite notamment par l'individuation de la mère, s'évalue dans la comparaison avec le cas de Nora. Elle tient à la sophistication des schèmes de perception et de jugements en usage, qui permet de faire coexister une pluralité de dimensions significatives en dépit de leur hétérogénéité, et de remanier les configurations en fonction des contextes. Ainsi, les responsabilités familiales assumées par le frère aîné ont échu à son départ à la sœur de rang2, puis au départ de celle-ci à Leïla, qui les assumait encore au moment de l'entretien. Mais si l'on en croit ses propres analyses, elle est loin d'adopter une posture invariable dans ses relations avec chacune de ses petites sœurs. Elle module selon les circonstances. En simplifiant, tantôt elle joue la mère de famille, tantôt le chef de famille.

‘— "les petites moi j'étais vachement en porte-à-faux parce que j'étais intermédiaire de ma mère".’ ‘— "la dernière j'ai des rapports comme ça très autoritaires que mon frère a joué avec moi que moi je joue maintenant avec la dernière".’

Dans ce cas, les responsabilités ne sont plus prédéfinies comme masculines ou féminines. Dans celui de Naïma, au contraire, elles sont définies une fois pour toutes comme des responsabilités de seconde mère. Le changement est corrélatif à l'autonomisation de la famille conjugale, qui périme les équilibrages anciens. L'honorabilité d'une famille cessant d'être directement liée à sa réputation dans le voisinage immédiat, la valorisation sociale des exploits scolaires des enfants cesse elle aussi d'être immédiate. En outre, le réaménagement de la dissymétrie dehors-masculin/ dedans-féminin délivre le fils aîné de toutes les responsabilités familiales, qui ont pris valeur de responsabilités de mère de famille. Chez Naïma, la mère prend après son divorce la responsabilité masculine de subvenir aux besoins économiques du petit groupe, et elle délègue à sa fille aînée ses responsabilités de mère. Celles-ci consistent notamment à veiller à la bonne éducation de la sœur cadette, puis de la petite sœur, née du second mariage de la mère.

‘— "Chez moi c'était comme chez la voisine ou comme chez... je veux dire on n'a jamais on n'a jamais mangé par terre ou avec les doigts ou avec... malgré que... je veux dire bon c'est vrai que qu'on n'est pas marocain. Bon c'est pas du tout c'est pas du tout péjoratif hein je veux pas critiquer je veux dire bon j'apprécie de manger avec les doigts ou autre, quand il le faut, mais c'est pas... " (Naïma)’ ‘— "Lila avant de se coucher elle va se laver, bon ben chez nous c'est normal on se lave. Bon c'est peut-être exagéré par rapport à certains mais on se lave tous les jours... c'est normal je veux dire la petite elle a besoin pour dormir bien." (Naïma)’

La réputation collective de naguère s'est fractionnée en capital culturel distinctif — les bonnes manières des classes moyennes — que les petites filles incorporent individuellement au cours de la socialisation primaire. L'objectif implicitement visé par la mère pour ses filles est un beau mariage.

La comparaison des cas de Hacina (Temps1, CS indépendant, rang3) et de Saba (Temps2, CS ouvrier, rang2), nées l'une et l'autre de mères urbaines et après une ou deux filles, montre une évolution parallèle à la précédente, corrélée notamment à l'opposition CS indépendant/CS salarié. L'équilibrage familial est complexe chez Hacina. Tout en déléguant à la mère l'organisation pratique de la vie, le père commerçant se conduit en chef de famille. Il impose à ses trois filles aînées ce qu'elles jugent des corvées, lui lire le journal à haute voix, l'aider au marché le dimanche matin, s'acquitter des obligations administratives parmi lesquelles la négociation des retards de paiement d'impôt. En même temps, il les laisse vivre seules, loin du regard des parents — elles commencent à habiter toutes les trois un appartement voisin de la boutique, quand la plus jeune, Hacina, a 13 ans —, et il les engage avec ardeur dans la compétition scolaire. Il montre une joie non feinte quand elles rapportent de bonnes notes, et se plaît à mettre en scène des jeux de rôle où elles font le médecin ou le dentiste et lui le malade. La pression qu'il entretient autour de leur carrière future n'est probablement pas sans rapport avec la naissance successive de sept filles, avant un garçon 229 .

Chez Saba, où l'organisation conjugale est du même type que chez Hacina, les enjeux ne sont pas définis par les conduites paternelles. La vie familiale est conditionnée par les calendriers scolaire et professionnel. Chaque soir, en rentrant de l'usine, le père boit tranquillement un café dans la cuisine en bavardant avec les enfants; le week-end, il emmène tout le monde respirer au loin, en voiture ou en caravane. Il surveille certes les résultats scolaires et incite à l'étude, mais il n'enflamme pas durablement les énergies. Pour Saba, les responsabilités les plus stimulantes sont les responsabilités intrafamiliales, corrélatives à la naissance successive de quatre garçons puis d'une fille. A bas bruit, elle supplante sa sœur aînée en s'imposant à la fois comme une bonne élève et comme une seconde mère pour ses frères, et elle devient un expert consulté par les parents avant un achat d'importance. Elle a certes une vie à l'extérieur mais c'est dans l'espace de la famille que se concentrent ses responsabilités.

Si l'on se fonde sur l'exemple de Lidia, il est nécessaire, dans le contexte de Temps2, que la place de «représentant» soit corrélée à la CS paternelle indépendant pour qu'elle se réaménage en figure d'héritier 230 . Dès l'enfance, l'enfant a appris à jouer du piano sous la direction du père qui espérait — vainement — qu'elle serait "meilleure que le meilleur de ses élèves".

En résumé, lors d'une période de durée brève, pendant laquelle l'hysteresis des schèmes intériorisés a porté des parents d'origines diverses à configurer leurs conduites en se référant à un groupe familial plus vaste que la cellule conjugale, certaines filles ont occupé une place de «représentant» de la famille, ordinairement corrélée à la sexuation masculine. Cela dit, pendant cette période exceptionnelle, les filles qui occupaient ces places ont été très inégalement préparées par les modes de socialisation familiale à s'individuer et à participer en personne aux jeux sociaux.

Notes
218.

La validité de cette règle du jeu excède de beaucoup les limites des sociétés maghrébines. Cf F. Héritier, "La valence différentielle des sexes", in Masculin/Féminin, La pensée de la différence, éd. Odile Jacob, Paris, 1996. "Je me situe en fait à un niveau très général d'analyse des rapports de sexe au travers des systèmes de représentation, sans m'impliquer dans le débat conceptuel autour des catégories de sexe ou de genre. (...) Cette valence différentielle exprime un rapport conceptuel orienté, sinon toujours hiérarchique, entre le masculin et le féminin, traduisible en termes de poids, de temporalité (antérieur/postérieur), de valeur. (...) Cherchant d'où pouvait provenir cette «valence différentielle des sexes», quels seraient les phénomènes premiers pris en considération pour expliquer son universelle présence, j'en suis arrivée à la conclusion hypothétique qu'il s'agit moins d'un handicap du côté féminin (fragilité, moindre poids, moindre taille, handicap des grossesses et de l'allaitement) que de l'expression d'une volonté de contrôle de la reproduction de la part de ceux qui ne disposent pas de ce pouvoir si particulier. (...) (Cependant) dire exactement pourquoi la valence différentielle des sexes s'est imposée de façon universelle, tout comme la prohibition de l'inceste, me paraît ressortir des mêmes nécessités : il s'agit de construire le social et les règles lui permettant de fonctionner (...) Ce discours se situe, certes à un niveau très abstrait et très général. Bien sûr, il y a des analyses fines et précises à faire des évolutions actuelles et du rôle des acteurs sociaux. Mais il ne faut pas oublier que, des temps primitifs jusqu'à nos jours, il y a toujours eu des acteurs sociaux, même si nous avons du mal à décrypter leur rôle et les effets de ces rôles sur les représentations fondamentales des catégories ancrées dans le corps. Et le rapport conceptuel orienté se traduit en inégalité vécue.", pp. 20-27. (souligné par moi)

219.

"Les contraintes et les exigences du jeu, bien qu'elles ne soient pas enfermées dans un code de règles, s'imposent à ceux-là — et à ceux-là seulement — qui, parce qu'ils ont le sens du jeu, c'est-à-dire le sens de la nécessité immanente du jeu, sont préparés à les percevoir et à les accomplir. Ceci se transpose facilement au cas de mariage. Comme je l'ai montré dans le cas du Béarn et de la Kabylie, les stratégies matrimoniales sont le produit non de l'obéissance aux règles mais du sens du jeu qui conduit à «choisir» le meilleur parti possible étant donné le jeu dont on dispose, c'est-à-dire les atouts ou les mauvaises cartes (les filles notamment), et l'art de jouer dont on est capable, la règle du jeu explicite — par exemple les interdits ou les règles de préférence en matière de parenté ou les lois successorales — définissant la valeur des cartes (des garçons et des filles, des aînés et des cadets).", P. Bourdieu, Choses dites, Ed. Minuit, Paris, 1987, p. 80.

220.

On étudiera ultérieurement le sens des parcours scolaires.

221.

Qu'il s'agisse de tâches administratives comme dans l'exemple de Malika, ou d'économie domestique comme dans celui de Naïma, la responsabilité a été assumée à 12 ans et l'apprentissage sur le tas s'est fait sans difficultés. "Les papiers, je sais pas je pense dès l'âge de 12 ans. Je me rappelle pas que ça... en fait j'avais appris au fur et à mesure, en fait je faisais ce que je devais faire, que je savais pas faire en fait au départ, j'avais appris certaines choses. Et d'ailleurs je pense que maintenant, si je suis comme je suis maintenant c'est à cause de ce qui se passait à l'époque. Je suis assez... trop même (...) je suis mariée donc depuis dix ans et je suis trop trop autonome, je fais trop de choses par moi-même en fait." (Malika). "Euh j'ai pas de souvenirs de la première fois parce que je crois que c'est venu naturellement quand j'ai commencé à avoir la maison à moi c'est-à-dire tout ce qui était nettoyage courses et autres, la complète responsabilité c'est-à-dire savoir ce qu'il fallait acheter euh je sais pas trop quand c'est venu. (C'était à peu près à quel âge?) 12 ans." (Naïma)

222.

R. Chartier (éd), La correspondance, les usages de la lettre au XIXe siècle, Fayard, Paris, 1991, pp. 290-294.

223.

Sur le plan psychique, la distinction sujet/ objet n'est pas sans rapport avec l'autonomisation des relations quantitatives entre les choses, que favorisent les échanges monétaires. cf. G. Simmel, Philosophie de l'argent, trad. franç., PUF, Paris, 1987, pp. 154-155.

224.

Cf. supra, p. 198.

225.

Cf. supra, pp. 52-53.

226.

Sur les équilibrages familiaux, cf. P. Watzlawick, J. H. Weakland, Sur l'interaction, Palo Alto 1965-1974, trad. franç. Seuil, Paris, 1981.

227.

Bien que l'organisation de la famille-association soit homologue à celle de la famille«acéphale», son autonomisation en ménage, unité économique minimum, la sépare de la précédente par une ligne de clivage.

228.

Cf. Ph. Lucas, La religion de la vie quotidienne, PUF, Paris, 1981.

229.

"On peut émettre l'hypothèse que la fille ne prend en général de «valeur projective », pour son père, qu'en tant que substitut d'un fils manquant ou défaillant et, en conséquence, prévoir qu'une fille sans frère est mieux placée pour hériter du statut de son père (...).", B. Zarca, "L'héritage de l'indépendance professionnelle selon les lignées, le sexe et le rang dans la fratrie", Population, 2, 1993, p. 284.

230.

Cf. B. Zarca (1993).