la règle : l'absence de responsabilité «sociale»

La surreprésentation dans la population enquêtée des «aînées» ayant occupé dans la famille une place de «représentant» ne doit pas faire oublier que dans une population définie par la sexuation féminine, elles sont par définition numériquement minoritaires. On examinera maintenant dans quels cas les filles n'occupant pas une place de «représentant» identifient ou non les tâches domestiques à des responsabilités. On a divisé la population en deux sous-ensembles définis l'un par l'origine algérienne, l'autre par l'origine non maghrébine qu'on étudiera successivement.

Partons du contexte de la famille indivise algérienne, antérieur à l'émigration. La présence des filles non mariées et des jeunes femmes sans enfants à l'intérieur de la communauté des femmes est permanente. Leur valeur interchangeable, tempérée par une hiérarchisation liée à une place relationnelle d'aînée ou de cadette, les rend mobilisables à tout moment, pour n'importe quelle tâche. C'est du moins à un ordre de ce type que renvoie l'organisation mise en place par la mère de Dalila et décrite plus haut. L'une des lignes de transformation est l'institution de règles fixes, tour de rôle ou attribution d'un secteur d'activité à une titulaire, qui redéfinit les tâches féminines collectives comme des responsabilités personnelles, et favorise du même coup la singularisation individuelle. Dans la fratrie d'Assia, chacune des filles aînées prépare à tour de rôle le repas pour toute la famille; dans celle de Nora, elle-même s'approprie la responsabilité de l'élevage des petits frères et sœurs et sa sœur aînée la responsabilité du ménage, alors que la mère a délégué globalement aux deux aînées l'ensemble de la charge. Les deux exemples sont corrélés à Temps1«équilibrages archéomodernes». Ce n'est pas un hasard. Pour que les tâches domestiques prennent valeur de responsabilités, celles qui les exécutent doivent percevoir la famille-communauté comme le noyau de l'existence sociale. Le dépérissement de la famille-communauté, produit par la logique du travail salarié, s'accompagne de la dévalorisation du travail improductif, telles les tâches domestiques, puisque le statut d'enfant et le statut de parent se définissent dans la famille-association par des droits et obligations distinctifs. Logiquement, le droit à l'irresponsabilité enfantine soumet aux exigences de l'école mais délie des responsabilités familiales et du même coup des tâches domestiques, apanage des adultes. En même temps, la prévalence de ce schéma tend à neutraliser la valeur significative du rang dans la fratrie. On illustrera la proposition par le discours de Warda (Temps1, CS ouvrier d'industrie, rang1), sous-tendu par le postulat que les parents ne doivent pas léser les droits individuels de leurs enfants.

‘— "Ma mère partait pas comme ce que j'ai connu... des familles où les mères n'étaient jamais là c'étaient les petites filles qui assumaient tout... elles avaient plein de petits frères de petites sœurs à charge et même les week-ends, je veux dire elles passaient leur temps à laver à faire à manger, non ça jamais... je veux dire les week-end on les a toujours passés avec nos parents et puis... et puis jamais on m'a forcée à faire quoi que ce soit jamais on m'a dit : "Lève-toi tu vas faire à manger", tout ça jamais jamais." (Warda, rang 1)’

Nadia (Temps1, CS ouvrier d'industrie, rang 2), qui se réfère au même univers de sens que Warda, s'abrite derrière les devoirs scolaires pour se soustraire au ménage, et rechigne à servir le café au père. Dans les conditions de Temps2 «salariat industriel», Zina et Esma (CS ouvrier d'industrie) ne donnent pas valeur de responsabilités aux tâches domestiques qu'elles exécutent.

Le clivage «milieux antéindustriels» vs «salariat industriel» demeure néanmoins vivace dans Temps2 : l'identification des tâches domestiques à des responsabilités se reconduit dans les discours spécifiés par les CS ouvrier-fonctionnaire et indépendant potentiel. La famille demeure vraisemblablement le support privilégié de la légitimité sociale.

L'emploi du mot responsabilités par Saïda et Firouz (CS ouvrier-fonctionnaire) est corrélé à une définition des tâches en termes de relation dissymétrique à des personnes — "je devais tout le temps être là, parce que mon père il aime bien quand il arrive du travail que la table soit prête; j'avais des responsabilités vis-à-vis de mes frères quand il n'y avait personne chez moi" (Saïda); "des responsabilités par rapport peut-être à mes petits frères et sœurs, je m'en occupais beaucoup je les changeais je leur donnais à manger" (Firouz). Les deux discours sont proches, en dépit de la différence d'organisation familiale, corrélée aux conditions d'émigration des mères. A l'absence de régulations collectives de la vie familiale chez Saïda, s'oppose chez Firouz la netteté des régulations unifiant une journée en un tout — repas en commun, accompagnement des enfants à l'école par la mère. Il en résulte que l'absence de répartition des tâches fait jouer les rapports de force uniquement chez Saïda; le départ de la sœur aînée et les "vadrouilles" de l'autre sœur font peser toutes les charges sur elle. Dans la seconde famille, la division sexuelle du travail s'impose, la gestion administrative échoit au fils aîné, les soins aux bébés à la fille aînée Firouz (rang2). Dans le cas de Souad (CS indépendant potentiel), les tâches domestiques fixes confiées à elle-même et à sa sœur par la mère prennent valeur de responsabilités.

Le cas de Aïcha («équilibrages archéomodernes», ouvrier), sur lequel on terminera, exemplifie un équilibrage sophistiqué combinant les régulations de la famille-communauté et les droits individuels de la famille-association. Le père, qui s'est remarié et a répudié sa première femme, a gardé en mains le porte-monnaie, insigne de l'autorité de chef de famille, mais il a délégué à la mère l'entière responsabilité de l'éducation des filles. Celle-ci met en œuvre une stratégie éducative orientée par le double objectif de la réussite scolaire et de la préparation au rôle de maîtresse de maison. Dans l'emploi du temps quotidien, les devoirs passent avant les tâches ménagères, qui se redéfinissent en compétences techniques dissociées des nécessités pratiques immédiates. Les cours de cuisine suivis à la maison peuvent être pensés dans les mêmes catégories que les cours dans telle ou telle matière suivis à l'école : il y a un programme, et à la fin de l'apprentissage, l'élève peut faire le bilan des compétences acquises, qui prennent potentiellement valeur de capital.

‘— "Au niveau culinaire donc à la maison j'ai appris énormément tout ce qui est plat en sauce hein. (...) Euh le pain donc le couscous quelques plats aussi typiques à notre région à nous [les Aurès], des plats sucrés des gâteaux la pâtisserie orientale je sais en faire quelques-uns. Pas tous hein ce serait mentir que de dire que je sais tous les faire, mais il y a une bonne partie culinaire que je maîtrise assez."(Aïcha)’

Ce type d'éducation maternelle rend les filles aptes à concilier les obligations familiales avec une orientation individuelle différenciée qui n'est pas surdéterminée par la dissymétrie aînée/cadette. L'engagement de la sœur aînée dans les responsabilités familiales et l'engagement d'Aïcha (rang3) dans les responsabilités scolaires n'est homologue qu'en apparence à l'équilibrage illustré par les cas Isabelle/Inès et Hayet/Nadia.

L'amenuisement des responsabilités familiales confiées aux enfants et la dépréciation des tâches domestiques sont plus nets encore dans la population non maghrébine. Le sentiment de n'avoir eu aucune responsabilité dans la famille, indépendamment de la place occupée dans la fratrie, corrélée uniquement à «salariat industriel» dans Temps1 (Céline, Nadine,Thérèse), se généralise dans Temps2 (Manuela, Joëlle). On comprend qu'Emilia et Sylvie interprètent comme un abus de pouvoir l'insistance de la mère à leur apprendre ce qu'elle sait faire et à leur demander de l'aide.

‘— "Ma mère (...) je me souviens qu'elle faisait tous les surfilages à la main et tout ça et je crois qu'elle aurait vraiment voulu que je l'aide et puis moi je voulais pas quoi. Moi j'étais toujours en train de lire et puis je voulais pas ni faire de la couture ni faire la vaisselle... enfin j'étais obligée mais je faisais le minimum quoi, et les heurts c'était toujours à cause de ça. Vraiment c'était saignant parce que... et puis moi je me rendais pas compte que... enfin quand on est petit... pour moi c'était une agression quoi qu'elle me demande de faire des trucs comme ça, et je trouvais que c'était con quoi." (Emilia)’ ‘— "Je sais pas bien tricoter je sais pas bien faire le ménage, on m'a tellement forcée à le faire que ça m'a dégoûtée, tricoter et coudre j'ai tellement vu ma mère en chier que ... je veux même pas savoir. Je sais faire quoi je sais conduire (rire), superbien conduire ça c'est sûr, ça j'ai appris je sais. "(Sylvie)’

La délégation de responsabilités «sociales» survit à l'état de traces dans les familles où le père a conservé lui-même une part des prérogatives de chef de famille. Elles se spécifient en responsabilités à valeur générale ou à valeur féminine. Le clivage ne tient pas au degré d'importance de la tâche. La petite responsabilité de Lidia — répondre au téléphone en l'absence de ses parents — s'intègre dans le cadre de l'activité professionnelle du père, tandis que la responsabilité entière de la vie familiale collective, assumée par Carole et évoquée plus haut, est définie comme une fonction de mère de famille. De façon homologue, Anna est associée à la direction de la famille en l'étant à ses "décisions" financières, tandis que Christine et sa sœur s'initient à une tâche féminine, la gestion administrative, en remplaçant leur mère.

Anna et Christine emploient le verbe se responsabiliser, qui dénote un apprentissage précoce des règles du jeu de la vie adulte : l'implicite est que dans un contexte de compétition entre les individus, les compétences sociales ou techniques acquises individuellement sont décisives. Se responsabiliser, c'est se conduire avant l'âge en individu adulte. C'est prendre de l'avance sur les traînards qui se plaisent dans l'irresponsabilité enfantine.

‘— "(ils parlaient) des décisions qu'ils voulaient prendre. Ils m'ont toujours fait confiance mes parents, donc c'est vrai que quelque part je me suis sentie responsabilisée très vite très jeune." (Anna)’ ‘— "Dès petites, je pense que du moment que nous avons su correctement lire et écrire, je dis bien petites, eh ben on savait déjà ce que c'était un papier administratif. (...) On sentait même pas ça comme une obligation on savait très bien que de toutes manières c'était pas maman qui pouvait tout faire ça c'est sûr, et puis bon comme on avait un papa qui travaillait toute la journée donc il y avait pas de miracles hein il fallait... il fallait se responsabiliser là-dessus hein." (Christine)’

Bref, le terme «responsabilités» dénote le statut juridique de l'adulte majeur, qui vit de son travail et dispose d'un domicile propre. L'absence de responsabilités prend la valeur ambivalente d'une incapacité de mineur et d'un privilège d'enfant, qui cesse au moment de la décohabitation.

Concluons. Les analyses empiriques confirment l'hétérogénéité de la famille-communauté et de la famille-association, formes en affinité avec des formations sociales différentielles — l'une avec l'indépendance des groupes familiaux corrélée à un Etat faible, l'autre avec la souveraineté de l'Etat-nation et l'institutionnalisation d'un droit dont les réglements s'appliquent à tous ses ressortissants 231 , dans un contexte d'extension du salariat. Elles laissent également entrevoir que les potentialités des individus sont freinées ou bloquées dans les contextes de stabilité historique, quelle que soit la forme de famille : l'inégalité des statuts circonscrit d'emblée le champ possible de l'activité de chacun. Dans la famille-communauté, l'exercice des responsabilités est fonction du rang de naissance et de la sexuation; dans la famille-association, les jeunes sont maintenus dans l'irresponsabilité par leur incapacité de mineur.

Dans le contexte de Temps1 et d'une immigration familiale enfermant dans la clôture de la vie conjugale des conjoints qui n'y sont pas tous préparés, la reconduction machinale de l'ordre familial intériorisé est en partie bouleversée. L'un des phénomènes socialement les plus significatifs, concernant la socialisation des filles, est probablement la naissance éventuelle d'une dynamique articulant conflit et individuation, qui désintrique leur destin de celui des mères. Dans les familles à organisation «autocéphale», il s'agit du conflit de la fille avec le père qui la rétrograde à l'adolescence d'une place de représentant à une place de fille, dans les familles évoluant vers la famille-association, du conflit de la fille avec la mère qui tente de l'assujettir à des obligations en discordance avec les privilèges des mineurs.

Notes
231.

M. Weber, Economie et société, trad. franç., 2 tomes, Presses-Pocket, Paris, 1995, tome 1, p. 291 : " (...) Le détenteur légal type du pouvoir, le «supérieur», lorsqu'il statue, et partant lorsqu'il ordonne, obéit pour sa part à l'ordre impersonnel par lequel il oriente ses dispositions. (...) Les membres du groupement, en obéissant au détenteur du pouvoir, n'obéissent pas à sa personne mais à des règlements impersonnels; par conséquent ils ne sont tenus de lui obéir que dans les limites de la compétence objective, rationnellement délimitée, que lesdits règlements fixent."