«société salariale»

Qu'en est-il dans le sous-ensemble défini par «société salariale»? Pour organiser l'étude, on a pris appui sur le premier clivage, qui met en corrélation la variable sexuation masculine vs féminine et une représentation à la limite différentielle du monde social, et du même coup de l'école. Dans la première sous-population (n=5) , spécifiée par la rémanence plus ou moins marquée d'une organisation «autocéphale», la responsabilité de donner sens à l'école revient au père ou aux deux parents; dans la seconde (n=8), spécifiée par la CS ouvrier et par l'organisation de la famille-association, l'école fait partie du domaine de compétence de la mère.

Les pères de la première sous-population (n=5), qu'ils soient d'origine algérienne, italienne pied-noir ou française, attendent des succès scolaires des enfants des deux sexes qu'ils les conduisent à une profession valorisée. Dans quatre cas sur cinq, la réussite espérée a partie liée à la fois avec l'intérêt individuel de l'enfant et indirectement avec la légitimité du groupe familial transgénérationnel. Seul le père de Faïza (CS ouvrier) se réfère au même cosmos de sens que le père de Malika et met les succès scolaires des enfants en relation directe avec le statut du groupe familial. Il est tellement heureux de l'admission en seconde de sa fille Faïza, 7e de la fratrie — les six enfants précédents, majoritairement des garçons, n'ont pas franchi l'obstacle —, qu'il est prêt à lui payer des études supérieures d'une durée quasi illimitée.

Les conduites adoptées par les autres pères concordent avec deux schèmes différentiels de la réussite professionnelle. Le premier est très proche de la quête directe de réputation. La pression affective du père sur sa fille incite celle-ci à s'engager dans une compétition avec des rivaux ou rivales, l'objectif étant d'être «reconnue» d'abord dans le monde scolaire, puis dans le monde professionnel. Cette représentation articule la réussite professionnelle individuelle à de multiples interactions avec d'autres individus. Le second est sans rapport avec la réputation. Le père explique à sa fille que pour exercer une profession qui lui plaise, elle a intérêt à se doter, par l'intermédiaire des études, de ressources prisées dans les mondes professionnels. Les relations avec autrui sont scotomisées parce qu'elles sont devenues en grande partie indirectes. Elles s'invisibilisent. Du même coup, l'inaptitude à embrasser mentalement un champ d'interactions de grande envergure, dépassant les limites du vécu immédiat, porte à autonomiser les parcours professionnels individuels. Les deux cosmos de sens sont séparés par une ligne de clivage homologue à celle qui différencie les conditions de travail du petit indépendant et celles du salarié d'industrie. Ils sont représentés, l'un par les cas de Hacina (CS indépendant) et à un moindre degré d'Anna (CS grand-père indépendant, père employé), l'autre par les cas de Céline (CS cadre d'entreprise) et à un moindre degré d'Hayet-Nadia (CS OS).

Comparons tout d'abord les conduites des pères à partir des cas de Hacina et de Céline, spécifiés par une pente de trajectoire ascendante ou immobile, et par la coopération ou du moins la convergence de vues entre les parents. Tout se passe comme si le père de Hacina constituait ses filles — il n'a pas de fils — en première génération d'une lignée promise à la célébrité par le biais de la réussite professionnelle. On a vu qu'il n'hésite à les lancer dès l'enfance dans une dynamique de compétition colorée par son engagement affectif 239 ,et qu'il délègue à la mère la responsabilité pratique de leur réussite scolaire. Chez Céline, au contraire, il n'y a pas trace de dynamique. Le père a fait au CNAM des études supérieures semblables à celles de son propre père, la mère a été avant son mariage institutrice comme sa mère, la discipline des études va de soi. Les parents se contentent de lire les bulletins scolaires de leur fille aînée pour vérifier que les résultats sont convenables, le père l'informe de ce qu'il croit être la règle du jeu : plus elle ira loin et disposera de connaissances pointues, plus l'éventail des choix professionnels sera ouvert.

‘— " [ mon père] je pense que c'était plus lié à l'affectif , bon il y avait une poussée aussi autoritaire mais je pense... il le disait tellement ou il le faisait tellement ressentir que pour être une bonne fille c'est dans cette orientation dans cette voie là qu'il fallait s'orienter, et d'ailleurs je sais pas comment j'ai fait mais à deux reprises j'ai été première de la classe et ça c'était... ah oui ses moments là c'était génial pfou lui, il était vraiment heureux très heureux. " (Hacina)’ ‘— "Oui nos parents nous ont incitées à aller le plus loin qu' on pouvait aller, pour avoir plus le choix de ce qu'on voulait faire après, mais il y avait pas une pression intense quand même ." (Céline)’

Le clivage homologue qu'on repère en comparant les cas d'Anna et Hayet-Nadia, corrélés l'un et l'autre à une pente de trajectoire descendante, est beaucoup moins marqué. Il se manifeste par la présence discrète ou par l'absence complète d'une valence affective dans les incitations paternelles à la réussite scolaire. Chez Anna, elle existe. Le père entretient le zèle scolaire de sa fille aînée en l'aidant à faire ses devoirs et en laissant affleurer sa joie lors des réussites. Chez Hayet et Nadia, au contraire, le père kabyle qui a fréquenté l'école primaire en Algérie tient un discours raisonnable et vague. Rien n'est plus important que l'école pour l'avenir des enfants et les devoirs "passent avant tout". Nadia, la seconde née, s'approprie ce discours qui n'émeut guère l'aînée Hayet, selon la logique repérée à propos d'Inès et d'Isabelle. Les mères se contentent de ne pas manifester d'hostilité à l'égard des études.

La seconde sous-population (n=8) rassemble des familles de toutes origines géo-culturelles, comme la précédente, mais elle est définie par la CS paternelle OS et par la gestion maternelle de l'ensemble de la vie familiale, comprenant entre autres le budget et la scolarité des enfants. On analysera donc tout d'abord les fondements des arbitrages des mères, laissant de côté l'opinion des pères quand il en ont une. Les mères donnent sens aux études des enfants à partir d'une expérience personnelle où l'école a joué un rôle mineur ou n'en a joué aucun. Un clivage apparaît entre elles. Les unes (n=4), se référant au monde d'où elles viennent, associent les études plutôt à la réputation familiale, éventuellement à la qualification professionnelle ; les autres (n=4), plutôt à la promotion économique.

Le premier sous-groupe réunit quatre cas correspondant à des origines diverses, tous corrélés à l'immigration (Warda, Thérèse, Emilia-Sylvie, Christine). Les dispositions s'organisent en deux configurations.

La première est représentée par deux cas en partie homologues (Warda, Thérèse). L'émigration en France a été précédée par l'intégration dans une petite communauté en Algérie — communauté familiale par-delà le mariage pour l'une, communauté de familles et de voisinage pour l'autre, plusieurs familles dont deux au moins d'origine espagnole vivant et travaillant dans la ferme d'un colon. Dans l'immigration, les pratiques de la vie ordinaire, en adéquation avec les normes de la société globale, sont en complète discordance avec l'univers de sens implicite, qui accroche la légitimité sociale à la réputation dans une communauté concrète. Les études des enfants prennent donc sens à partir des dispositions intériorisées et non en rapport avec le nouveau contexte sociétal.

La mère de Warda se console du mauvais rêve de l'immigration dans le souvenir embelli du passé, que ravivent chaque été les longues vacances en Algérie. Elle a beau être elle-même assujettie à un travail d'OS, elle n'associe nullement les études de sa fille aînée à un avenir professionnel. Elle ne songe qu'à la réputation du couple dans le groupe familial, plus exactement au "positionnement" de la famille conjugale auprès de la parentèle installée en France. Quant à la mère de Thérèse, elle a appris à quadriller les espaces-temps du quotidien — elle calque l'organisation de la vie familiale sur celles des calendriers scolaires et professionnels, elle s'enferme dans la cuisine pour préparer les repas, elle s'embauche comme OS pour arrondir les revenus du ménage —, mais quand il s'agit d'anticiper l'avenir des enfants, elle est incapable de jeter mentalement un pont entre la parenthèse adolescente des études et la vie d'adulte qui suivra. Elle est fière qu'ils aillent plus loin dans les études que les parents, voilà tout. La bonne réputation du monde d'antan s'est réifiée en fierté toute formelle.

La seconde configuration est représentée par deux cas spécifiés par l'origine italienne. La mère de Christine qui n'accomplit aucun travail rémunéré et la mère d'Emilia-Sylvie qui passe le plus clair de son temps à coudre des vêtement pour des clientes du voisinage donnent la même double valeur aux études. Au présent, les scolarités sans accroc rehaussent la réputation de la mère dans le quartier, et munissent les filles d'une formation générale et professionnelle pour l'avenir. L'échafaudage implique deux conditions. Les filles doivent mener jusqu'au bout le cursus entrepris, mais se garder d'investir leur énergie et leur intelligence dans des savoirs scolaires qui concurrencent les savoirs maternels. Les conditions sont réalisées dans la première famille — l'absence de renvoi et d'avertissement atteste la bonne conduite des deux filles à l'école, l'orientation dans des sections technologiques donne à l'enseignement une valeur de formation professionnelle — mais non dans la seconde. La mère bataille sur deux fronts. Elle tente d'accaparer le temps libre de l'aînée en l'assujettissant aux mêmes travaux de couture qu'elle-même, elle contraint la cadette, qui voudrait quitter l'école à seize ans, à continuer jusqu'au bac.

‘— "A l'école c'est vrai que ma sœur et moi on a toujours été des modèles, bon on avait peut-être redoublé mais ça ça arrive je dirai “à la limite c'est pas un moindre mal (sic)“ mais le fait est que on rapportait de bons résultats, même si c'était moyen si c'était un C ou même si c'était la moitié de la moyenne, c'était correct (...). Donc quand [ma mère] parlait de nous, enfin de ce que je me souviens on était de bonnes élèves de bonnes filles on l'aidait alors de toutes manières qu'est-ce qu'il y avait de mieux à dire hein. Et puis de toutes manières ça se voyait parce que quand on allait quelque part on était toujours devant, et puis comme elle faisait tout ce qu'elle pouvait pour bien nous habiller, c'était représentatif." (Christine)’ ‘— "(...) Même avant que j'aille en fac, quand j'étais au lycée c'était très dur avec elle parce que je m'intéressais pas aux travaux ménagers je crois que je foutais pas grand chose à la maison et elle supportait pas quoi, je faisais que être dans mes livres et c'était un reproche permanent.’ ‘— L'étude elle supportait pas?’ ‘— Ben c'est très curieux parce que à la fois j'avais l'impression qu'elle était toujours fière de dire... mais en même temps elle me l'a toujours reproché quoi de... Et puis les livres je crois qu'elle a jamais lu un livre de sa vie donc je pense qu'elle peut pas... c'est un monde qui lui est étranger, je pense que c'est comme un mystère." (Emilia)’

Les mères du second sous-groupe sont d'origine algérienne (Dalila, Fadila) et française (Nadine, Carole). Dans les trois premières familles, définies par la CS ouvrier, les mères donnent aux études la valeur instrumentale de faire accéder les enfants à des emplois bien rémunérés. L'objectif visé n'est pas l'emploi lui-même, mais la sécurité économique ou l'aisance des futurs ménages. Sa définition est directement corrélée à l'expérience domestique des mères : elles doivent gérer le budget au mieux pour faire vivre la famille avec le(s) salaire(s) du mois. On constate que le raisonnement de la mère de Nadine, ouvrière qualifiée de type artisanal très attachée à son métier, est semblable à celui de la mère de Dalila, qui fait de la couture à façon, et de la mère de Fadila qui ne gagne pas d'argent. Le présupposé sous-jacent est que la vie familiale prime l'activité professionnelle. Seule différence entre les représentations, la mère d'origine française conclut que les études sont importantes pour les enfants des deux sexes, et les mères d'origine algérienne, qu'elles sont importantes pour les garçons exclusivement.

‘— "C'est vrai que bon ils ont été jusqu'au certificat d'études donc il y a beaucoup de gens qui ont fait pareil à leur époque, c'est vrai donc qu'ils nous disaient eux ils étaient ouvriers donc vu ce qu'ils gagnaient ils nous disaient de mieux travailler pour pouvoir après mieux pouvoir vivre quoi. C'est vrai que plus on poursuit nos études normalement, mieux on arrive dans la vie quoi pour trouver un travail pour être mieux payé. (Nadine)’ ‘— "L'homme c'était important qu'il se fasse une place au soleil parce que c'était lui qui allait subvenir aux besoins de toute la famille, la femme si elle pouvait tant mieux mais si elle pouvait pas c'était pas... c'était pas un problème quoi, à partir du moment où elle arrivait à se marier bon ben après tous les problèmes étaient résolus." (Dalila)’

Dans la dernière famille, définie par la CS indépendant potentiel, la mère, elle-même sténo-dactylo, adopte une conduite corrélée à l'expérience d'un emploi d'exécution dans le secteur tertiaire. Son premier mouvement est d'espérer pour sa fille Carole un emploi d'un niveau plus élevé que le sien. Elle ne contrarie donc pas l'orientation de Carole dans une 2de d'enseignement général. Mais elle ne tolère pas que l'étudiante manque de «sérieux». Carole ayant échoué au bac, elle l'inscrit à une formation de secrétariat d'un an, estimant, comme la mère de Nadine, que le revenu du futur ménage doit être indexé sur deux salaires.

En résumé, les mères qui n'ont pas fait d'études elles-mêmes et qui ont vécu dans l'entre-soi ne sont pas individuées. Leurs conduites sont homologues, quelle que soit leur origine. Elles n'associent pas les études des enfants aux intérêts d'individus singuliers mais à l'intérêt de la famille — à sa réputation dans le groupe familial ou dans la communauté de voisinage quand elles se réfèrent au contexte de la famille-communauté, au niveau de vie des futurs ménages quand elles se réfèrent au contexte de la famille-association. Elles veulent pour leurs filles une vie découpée sur le même patron que la leur, si possible avec plus d'argent qu'elles n'en ont eu.

L'absence d'individuation des mères est mise en évidence par la différenciation entre leur point de vue et celui des pères, quand ceux-ci émettent un avis personnel sur les études des filles, comme ceux de Warda et d'Emilia. Ils ne mettent pas d'emblé en relation les études et les intérêts familiaux, mais d'abord les études et l'intérêt des individus. Selon le raisonnement qu'on a déjà rencontré chez des pères à la fois chefs de famille «autocéphale» et ouvriers (Assia, Isabelle, Hayet), ils définissent le sens des études à partir de leur propre mise à l'écart de la promotion professionnelle, due à l'absence de qualification : les études donneront à leur(s) fille(s) ce qui leur a été refusé. Cette démarche intellectuelle est tout à fait étrangère aux mères, même quand elles ont l'expérience du travail d'OS. Elle fait ressortir le mutisme à propos de l'école des pères les plus enclins à prendre ces postures d'autorité, tels ceux de Carole et de Christine. Comme si l'amertume d'avoir perdu l'indépendance du paysan ou du commerçant et d'être tombés dans la dépendance salariale les portait à restreindre le monde social pour eux significatif à la petite communauté conjugale où ils ont conservé un pouvoir de domination.

Pour résumer, la dualité de sens donné aux études selon les familles est en corrélation avec des variables descriptives clairement repérables. Elles sont de la responsabilité des pères (ou des parents) quand eux-mêmes ou leurs ascendants occupent ou ont occupé une position sociale éminente, elles sont de la compétence des mères quand elles-mêmes ont épousé des hommes d'origine populaire. Les premiers incitent leurs filles à prendre appui individuellement sur les études pour accéder à une position professionnelle avantageuse, tandis que les secondes associent formation scolaire longue et emploi rémunérateur assurant aux futurs ménages un niveau de vie supérieur à celui des parents. Ce premier clivage est spécifié par un second, qui tient à la dualité des définitions de la légitimité sociale. Chaque ensemble défini par la valeur hétérogène attribuée aux études se clive lui-même en deux, selon que le support de la légitimité sociale est identifié implicitement aux droits juridiques garantis par l'Etat-nation ou à l'opinion d'autrui. L'étude de la différenciation des usages vestimentaires permettra de mieux cerner les conditions concrètes des deux orientations empiriques.

Dans les conditions de «société salariale», ce sont les mères et non les pères qui ont la charge d'habiller les enfants. On comparera tout d'abord deux cas où la différenciation des usages vestimentaires, corrélée à la double opposition organisation «autocéphale» et résidence urbaine vs association conjugale et résidence de type rural, recoupe la différenciation du sens donné aux études. Ce sont les cas de Hacina et de Dalila, définis l'un et l'autre par «milieux antéindustriels» et par origine algérienne.

Chez Hacina, le père et la mère concourent au même but, à la réussite sociale et professionnelle des enfants, à partir de dispositions procédant de la dissymétrie des rôles masculin et féminin dans la famille algérienne indivise. La mère, laissant au père le soin de dynamiser l'énergie des filles, le seconde en mobilisant les ressources du quartier urbain où réside la famille. Elle inscrit ses filles dans un collège privé d'allure familiale où elles ont des chances d'être bien suivies, au patronage catholique, dans des associations de loisir, mais elle ne classe pas les tenues vestimentaires au nombre de ces ressources. Elle se contente d'acheter à ses filles des vêtements confortables et chauds, probablement au marché. Et quand les adolescentes font remarquer qu'ils sont démodés, elle ne les entend pas. Chez Dalila au contraire, le monde de référence de la mère ressemble à celui des mères d'Isabelle et de Gabrielle. Il est plus étroit que celui de la mère de Nora, immigrée à 24 ans. Loin de constituer l'école en espace public de représentation, elle l'inscrit dans le no man's land qui s'étend au-delà de la cité Simon, et elle l'ignore. Elle habille certes ses filles "de jolies petites robes" pour aller à l'école, alignant vraisemblablement sa conduite sur celles des autres mères de la cité, mais elle est sourde à toute demande d'équipement adapté aux intempéries. Et si elle donne à ses filles l'habitude de se changer en rentrant de l'école, ce n'est pas tant pour éviter l'usure rapide des vêtements que pour marquer l'hétérogénéité des deux espaces. Espace de l'entre-soi au quotidien, la cité se change en espace public les jours de fêtes. L'Aïd, qui met "de la gaîté" dans les quartiers peuplés de familles d'origines diverses comme la cité de transit de Nora, constitue la cité Simon en espace de compétition indirecte entre les mères. Leurs talents de couturière et/ou le pouvoir économique des familles sont publiquement mis en concurrence par les enfants, garçons et filles, qui exhibent leurs vêtements et désignent les plus éblouissants.

‘— "Ça c'est un truc par contre qui me marquera en tant que mère, je pense que je serai plus attentive à la manière dont seront habillés mes enfants, oui. Mais je crois qu'elle elle était plus fonctionnelle qu'esthétique quoi, elle achetait ces trucs elle trouvait ça chaud ou confortable et puis finalement ça lui suffisait. Alors il y a une époque on voulait des pattes d'éléphant et puis elle nous achetait des trucs serrés, et puis à une époque c'était fini les pattes d'éléphant c'était serré alors elle achetait des pattes d'éléphant, c'était pas son truc quoi ça allait bien trop vite pour elle, et puis elle saisissait pas bien ces mouvements de mode les couleurs... l'orange qui passe très très bien aujourd'hui, à l'époque c'était vraiment ça faisait vraiment... cloche quoi." (Hacina)’ ‘— [ Les fêtes de l'Aïd] "Alors oui ça je m'en souviens parce que ma mère elle nous cousait des robes, que pour les fêtes des robes arabes des robes brillantes. Et je me souviens d'une en particulier parce que le jour de l'Aïd... des fois même on faisait sauter l'école hein ce jour-là, pas toutes les années mais quelquefois, on faisait sauter l'école et le plus grand plaisir de nous tous les filles et les garçons c'est qu'après on sortait dehors et qu'on comparait nos vêtements quoi, ceux qui avaient les plus beaux vêtements les plus belles robes tout ça. Et je me souviens d'une année où elle m'avait cousu une robe longue blanche avec des trucs brillants et un gros kiki devant. Ah ma robe elle était super et tout le monde me disait "Ta robe elle est belle" (Dalila)’

L'hétérogénéité des surdités maternelles se combine avec un autre trait différentiel. Hacina et ses sœurs, à la différence de Dalila, sont habituées à porter les mêmes vêtements hors de la maison et à la maison, les jours d'école et les jours fériés. Seule rupture dans cette banalisation, les visites chez la grand-mère. Celle-ci leur fait remplacer les vêtements près du corps par "des tenues plus amples". Les visites sont comme un voyage dans un monde à la fois très proche affectivement et exotique. A la limite, le cadre structurel des existences à venir est dessiné par l'intériorisation des habitudes vestimentaires. Pour Hacina, l'espace est libre, sans frontières préétablies. La vie est à construire. Pour Dalila, elle est prédéfinie comme une vie de femme mariée, structurée par la dissymétrie de deux espaces-temps. Entre l'espace primordial de l'entre-soi familial scandé par l'alternance du quotidien et des fêtes et l'espace-temps annexe des activités extérieures, il n'y a pas de commune mesure.

Revenons au temps de l'adolescence. Pour des causes différentes, les filles sont l'une et l'autre piquées au vif par un hiatus dans les conduites parentales. Dalila est blessée de voir ses parents s'intéresser aux résultats scolaires de son frère, son aîné d'un an, et se désintéresser des siens. Quant à Hacina, incitée par le père à entrer dans la compétition scolaire et sociale, elle se voit minorée par l'accoutrement choisi par la mère. Des tensions du second type, dues aux partis pris vestimentaires des mères, se rencontrent-elles dans les autres cas, spécifiés presque tous par «salariat industriel»?

Sans entrer dans les détails de l'histoire du vêtement, rappelons tout d'abord que, dans les années 1960, les vêtements de confection industrielle proposée à la vente sur les marchés et dans les magasins populaires périment les produits artisanaux des couturières à façon. Six familles d'origines diverses, trois d'origine française (Céline, Nadine, Carole), une d'origine espagnole (Thérèse), deux d'origine algérienne (Hayet-Nadia, Fadila), qui n'appartiennent pas aux mêmes milieux sociaux et ne donnent pas le même sens aux études des enfants, suivent l'air du temps. Leurs filles portent dans toutes les occasions les vêtements banalisés de la production standardisée de masse. Elles se trouvent engagées dans un processus de sécularisation globale de l'existence en concordance avec la valeur instrumentale et non prestigieuse donnée aux études. Dans le cas des familles algériennes, c'est une conversion, comme l'indiquent les arbitrages de la mère de Thérèse restitués plus haut, à mi-chemin entre la logique de la bonne réputation et la logique de rationalisation

Il en va autrement dans les quatre autres familles, deux d'origine urbaine algérienne ou italienne (Warda, Anna), deux d'origine rurale italienne (Christine, Emilia-Sylvie). Les deux logiques peuvent s'y superposer. On a vu par exemple que les deux mères rurales donnaient à la scolarité la double valeur contribuer à la réputation familiale dans le quartier et de fournir aux filles une formation utile professionnellement. Les pratiques vestimentaires se différencient selon l'origine urbaine ou rurale de la famille.

Dans les familles urbaines, les usages, en partie en continuité avec ceux d'«équilibrages archéomodernes», s'en différencient en faisant primer le monde de la famille par rapport au monde extra-familial. L'hétérogénéité des vêtements souligne la coupure entre jours de semaine et jours de fête, entre espace public et espace privé réduit au domicile familial. Les petites filles portent en semaine des vêtements de confection banals — Warda adulte ne se souvient que du tablier —, elles arborent le dimanche ou lors des fêtes des vêtements soit achetés dans le commerce et plus "jolis" (Warda), soit plus "solennels" et confectionnés par la mère, parfois en double, pour sa fille et pour une nièce. (Anna). Warda et Anna ont l'habitude de se mettre à l'aise à la maison, l'une met un pyjama, l'autre enfile parfois une blouse. L'espace de la communauté de voisinage se privatise en espace domestique — et la reconduction d'une nette division entre le quotidien et les jours de fête ou dimanches contribue de façon diffuse à banaliser l'espace représenté par l'école et à magnifier la communauté d'appartenance familiale et/ou religieuse.

La prévalence des coutumes indigènes, qui apparaît en pointillé dans les familles urbaines, s'affirme avec une telle assurance dans les pratiques des mères rurales que les filles éprouvent à plein la contradiction entre les dispositions maternelles et les normes de la société globale. Chez Christine, la recherche des vêtements du dimanche fait ressortir la laideur des vêtements d'école.

‘— "Pour aller à la messe alors attention hein on était bien habillées hein, on avait des jolis trucs... malheureusement, elle voulait pas qu'on les mette dans la semaine. On avait des super chaussures vernies noires c'était chouette hein, on avait un joli chapeau en paille quand c'était l'été, et on allait à la messe comme ça avec une jolie veste, c'était pas elle qui l'avait faite elle l'avait achetée hein, avec une espèce de martingale derrière, là on avait vraiment le joli sac on était très bien habillées." (Christine)’ ‘— "On avait de ces imperméables, des espèces de trucs avec une capuche et il n'y avait pas de bras c'était comme une cape, tout en espèce de plastique dur dès que vous bougiez un bras ça faisait un boucan du diable oh que j'aimais pas ça! nous ce qu'on voulait c'était un parapluie. Mais on n'avait pas de parapluie il fallait mettre les imperméables comme ça et puis les bottes. Ah! les bottes en caoutchouc j'avais horreur de ça. Alors petites, je me souviens à un moment donné on était tout le temps habillées avec des grosses chaussures avec des lacets, on avait des chaussettes qui nous arrivaient au genou des jupes toujours plissées oh c'était vilain comme tout, toujours de couleur triste en plus toujours des couleurs noir ou marron fade ou caca d'oie enfin genre vous voyez." (Christine)’

Alors que la mère de Christine se borne à marquer nettement le clivage semaine/fêtes, qui recoupe entre l'espace sécularisé de l'école et l'espace plus ou moins sacralisé de la famille et de la religion, la mère d'Emilia et Sylvie déploie tous azimuths son savoir-faire de couturière italienne, sans se préoccuper des normes en usage dans la société d'immigration. Du même coup elle les transgresse à son insu. La transgression est mineure dans le cas où elle se réduit à un retard sur la mode — Sylvie met des robes quand ses copines de classe du CEG portent des pantalons —, elle a une plus grande portée sociale quand elle projette au grand jour la ligne de la frontière de classe. L'habillement d'Emilia au lycée ainsi que son ignorance du sport et de la musique font éclater aux yeux des élèves et des personnels — et à ses propres yeux — que les gens du peuple sont des béotiens, peu au fait du style de vie légitimé de la petite bourgeoisie instruite.

‘— "Bon on était toujours donc décalées... à l'époque on commençait à porter des pantalons j'avais pas de pantalons ma mère elle n'a jamais fait de pantalons en couture et donc j'étais toujours en jupe. Souvent je mettais les jupes de ma sœur qu'elle avait mis ou alors elle nous faisait des jupes avec des bouts de tissu qui restaient donc c'étaient des tissus de dame, alors bon on était habillées comme on était habillées (...) l'hiver on avait des gants on avait des pulls ma mère tricotait on avait chaud ça c'est sûr on était habillées, mais c'était pas vraiment joli quoi." (Sylvie)’ ‘— (Au lycée) Les nanas elles avaient des vrais shorts de gym en élastique et tout et moi j'avais un truc hideux (rire), maintenant je rigole mais sur le coup je rigolais pas. Il y avait plein de trucs où il me semblait que j'étais en décalage, elle m'avait fait une blouse avec une espèce de galon, parce qu'il fallait qu'on porte des blouses beige, et les autres avaient des belles blouses quoi des vraies blouses normales et moi j'avais cette espèce de blouse avec un galon et j'avais pas pu obtenir qu'elle mette pas ce truc ... je me rappelle il y avait comme des petits radis rouges et verts." (Emilia)’

En résumé, dans le contexte de Temps1 «société salariale», d'une part, le sens des études se clive en deux définitions différentielles selon que le milieu social est d'origine élevée ou populaire. Tendanciellement, elles ont dans l'un et dans l'autre une valeur instrumentale, mais dans le premier milieu, il s'agit d'ouvrir l'accès à des emplois valorisés et valorisants, dans le second, d'assurer sécurité ou aisance économique aux futurs ménages. La différenciation est étroitement liée à la division sexuelle du travail dans le couple, le sens des scolarités étant défini selon le milieu par le père ou par la mère. Les hommes se réfèrent à leur expérience individuelle du travail professionnel, les femmes, intendantes de la maison, aux besoins collectifs de la petite unité familiale. D'autre part, un clivage, repérable à travers la différenciation des pratiques vestimentaires, se creuse dans l'ensemble de la population, indépendamment du milieu, selon que s'affaiblit ou se réaménage le cosmos de sens identifiant la légitimité sociale à la bonne réputation dans une communauté concrète. Le transfert de la légitimité sociale aux droits sociaux attachés au statut de salarié se manifeste par la sécularisation et la rationalisation de l'ensemble de la vie — on porte les mêmes vêtements en toutes circonstances. En revanche, la co-présence des deux supports concorde avec un épaississement de la frontière entre le secteur de la vie sécularisée — l'école, l'emploi — où la rationalité utilitaire est à sa place, et le secteur de la vie familiale et religieuse, qui tend à se configurer en entre-soi identitaire. Les vêtements pour l'école sont banals, les vêtements de fête affichent l'appartenance.

De Temps1 à Temps2, le vêtement redevient de plus en plus nettement un support de légitimité à lui-même. Sa valeur est à géométie variable. Les costumes semblables portés par deux sœurs ou par des frères et sœurs d'origine algérienne pour aller à l'école, affichent l'appartenance familiale. Plus généralement, la façon même de s'habiller devient indicateur de la position socialement occupée : dès l'âge du collège, les filles s'observent et se jaugent mutuellement dans la cour et en classe. Autre changement, de Temps1 à Temps2 le sens des scolarités se brouille. Tantôt il continue d'être prédéfini par les parents, selon les logiques qu'on a repérées, tantôt il reste en suspens. Il revient aux jeunes de la nouvelle génération de le définir eux-mêmes par leurs conduites.

En somme, les trois contextes Temps1 «équilibrages archéomodernes», Temps1 «société salariale» et Temps2 condensent dans un laps de temps resserré les transformations de l'existence sociale liées au processus d'allongement des chaînes d'interdépendance. La forme la plus simple, exemplifiée par quelques cas définis par le premier contexte et spécifiés notamment par l'origine algérienne, est une unité compacte, légitimée par l'appartenance même à un groupe de «nous» et organisée par les dissymétries masculin/ féminin et place de représentant/de non-représentant. La mise en perspective des trois contextes fait apparaître qu'elle peut soit éclater en morceaux, soit se complexifier. L'étude de la socialisation primaire précisera les lignes de clivage et les logiques de complexification.

Notes
239.

Cf supra, p. 212.