«salariat industriel»

Dans la sous-population définie par la CS «salariat industriel» (n=7), on observe dès Temps1 une privatisation de l'existence. Comme si la disjonction de l'espace résidentiel et de l'espace professionnel (pour les adultes) ou scolaire (pour les enfants), supprimant l'homogénéité du tempo collectif villageois fondement des rapports anciens, produisait une individualisation — une atomisation – généralisée; l'individualisation de chaque famille par rapport à l'ensemble des familles de résidents, de chaque membre de la famille par rapport à l'unité familiale, de chaque enfant par rapport aux autres.

L'évolution touche moins les familles des enquêtées maghrébines que les autres parce que leurs grandes fratries les constituent virtuellement en petites communautés — en fin de course, si l'on peut dire, on compte onze et treize enfants dans les familles maghrébines de Fadila et de Zina (mais deux dans celle de Warda, d'origine urbaine), deux ou trois dans les familles non maghrébines de Thérèse, d'Emilia et de Nadine —, et parce que le nouveau mode de régulation ne supplante pas immédiatement le mode de régulation ancienne. Ainsi, dans Temps1, les règles explicites sont présentes chez l'urbaine Warda mais non chez la rurale Fadila, dans Temps2, elles apparaissent chez Zina, dont la mère est originaire d'une bourgade de l'intérieur.

‘— "De toutes façons quand on était petits on était constamment en train de jouer hein. A quoi? à se faire des cabanes, on jouait à se marier à la dînette à plein de choses comme ça (...). En fait on était tout le temps tous dehors dans le quartier tous." (Fadila, origine rurale Temps1)’ ‘— "On allait si je me souviens bien on allait dans un parc, et quand j'y pense c'était très loin de la maison. Alors j'avais pas le droit de sortir j'en ai fait des bêtises, j'avais pas le droit d'aller très très loin enfin je devais rester dans le quartier, mais je crois qu'on allait pfou bon d'Olivier de Serres à un parc qui est derrière Carrefour si je me souviens bien (...) " (Warda, origine urbaine Temps1)’ ‘— "Il fallait la demander la permission, je disais que je sortais pour aller voir une telle ou aller jouer dans la cour mais je rentrais quand je voulais on me disait pas "A 4h ou à 5h tu rentres. On allait à un jardin une sorte de parc... je ne sais pas s'il existe encore on y allait jouer mais on y allait en groupe." (Zina, origine rurale Temps2)’

Le mouvement d'atomisation n'est pas contrebalancé par l'invention de pratiques collectives d'un nouveau genre. La démarche des parents de Thérèse, pieds-noirs ruraux d'origine espagnole, reconstituant une communauté concrète miniature en se liant avec une famille d'origine italienne de l'immeuble, dont se fréquentent parallèlement la génération des parents et celles des enfants, est exceptionnelle. Les sorties familiales du week-end sont limitées — marché, jardin ouvrier, messe, visites — ou inexistantes. Les enfants ne pratiquent pas d'activités spécifiques et vont peu les unes chez les autres.

Il en résulte que l'existence des filles se partage entre l'espace domestique et l'espace scolaire. Certes, les jeux entre filles et garçons ou entre filles, au pied des immeubles ou dans un jardin public voisin, font partie des occupations de l'enfance, mais les exigences de l'école prennent le pas à partir de l'entrée au collège. La durée des jeux à l'extérieur diminue, celle des devoirs à l'intérieur augmente. La sociabilité, placée dans la dépendance de l'école, se réduit aux relations avec une copine. Une copine du quartier avec qui on fait les trajets, ou une copine de classe qu'on ne rencontre qu'à l'école, et qu'on troque pour une autre quand on change de classe. L'exemple de Nadine met en évidence que la propension à contextualiser les relations de sociabilité survit à la disparition d'une communauté de nous. Elle se combine parfaitement avec le couplage de l'atomisation individuelle et d'une stricte observance des contraintes du travail scolaire.

‘— "Moi j'habitais au rez-de-chaussée elle était dans la même allée que moi elle habitait au deuxième étage on était toujours ensemble, donc on avait le même âge je pense qu'on était dans la même classe donc on faisait le trajet on allait à l'école ensemble et c'est vrai qu'on s'amusait toujours ensemble pratiquement. Et après donc on est rentré en 6e donc on a été séparées. On n'était pas dans la même classe donc on n'avait pas les mêmes horaires, et puis bon en 6e on avait plus de travail c'est vrai que je rentrais chez moi je pense donc que je faisais mes devoirs, je jouais dehors un petit peu mais moins, et du coup c'est vrai que je l'ai perdue de vue à partir de la 6e tout en habitant au même endroit." (Nadine)’

Les conduites d'Emilia et de Sylvie, dont on sait qu'elles sont corrélées à des relations conflictuelles entre les filles et leur mère, et du même coup à une amorce d'individuation, se distinguent de celle de Nadine et se distinguent entre elles. Sylvie s'intègre durablement dans un groupe de nous, formé par quelques enfants du groupe d'immeubles, préférant les apprentissages pratiques et ludiques à l'ingestion de savoirs scolaires autonomisés. Emilia, entrée dans un lycée fermé de fait aux élèves d'origine populaire, se lie avec une élève qu'une infirmité physique met dans une situation homologue à la sienne.

‘— "[le jeudi] On n'avait pas beaucoup de jeux comme ils ont maintenant donc on inventait des jeux on jouait à camper. Le matin on faisait une toile de tente je me rappelle avec des toiles cirées là-bas dans le bac à sable et on avait l'autorisation d'être dehors toute la journée du matin au soir et on pique-niquait c'est-à-dire qu'on amenait chacun à manger et on mangeait sous la toile de tente. Je jouais tout le temps j'ai toujours aimé jouer d'ailleurs j'aime toujours jouer, les copains c'étaient toujours les mêmes. (...). On était toujours trois filles et beaucoup de garçons." (Sylvie,Temps1)’ ‘— "Comme de toutes façons j'avais pas d'activités j'allais pas en garderie j'allais pas en centre aéré je connaissais pas des gens extérieurs et ceux de l'école non, non j'ai jamais... à part Claire et Marie-Thérèse j'avais pas de copines hein, j'avais pas de copines autres que celles-ci quoi on se décollait jamais, à la récréation c'est celles-ci que je retrouvais quand on était dans les mêmes classes on se mettait à côté, sinon j'avais pas de copines extérieures." (Sylvie, Temps1)’ ‘— "... Maintenant je m'en souviens Aline... elle avait un peu un handicap physique elle avait eu une maladie quand elle était petite et elle marchait bizarrement, c'était une bonne copine Aline (...) Elle était pas du même milieu que moi puisque elle son père il était prof donc c'était un milieu cultivé." (Emilia)’

Bref, l'absence d'individuation des filles et l'absence d'autonomisation de leurs jeux et de leurs amitiés sont les deux facettes d'un mode de socialisation bloqué dans la reconduction du même. La socialisation maternelle, du moins dans les conditions de l'enquête, modèle les filles à l'ordre social en les occupant sans trêve, comme les mères le sont elles-mêmes. Certes, du contexte de Temps1 «équilibrages archéomodernes» à celui de «société salariale» Temps1 ou Temps2, la forme du modelage change, mais l'improvisation et l'oisiveté sont bannies de l'une et l'autre formes.

En période de stabilité historique, la naissance d'un processus d'individuation chez les filles est donc improbable. L'opportunité se présente quand un hiatus sépare le mode de régulation auquel les mères ont été formées et les normes de la société globale. Les explorations au-delà de l'entre-soi concordent avec un conflit entre fille et mère dans Temps1, avec une situation d'anomie dans Temps2.