«salariat industriel»

Le croisement des variables «socialisation paternelle et maternelle» et «salariat industriel» découpe une sous-population dont les pratiques sont conditionnées par une socialisation hybride. Le père occupe alternativement une position d'employé, d'ouvrier ou d'infirme et une position de chef de famille responsable, les couples sont loin d'être tous unis par le partage d'un même objectif. Les filles, en partie individuées par ces tensions mêmes s'appuient sur les relations de sociabilité pour remplir le vide corrélé à l'individualisation, c'est-à-dire à l'atomisation individuelle.

Elles adoptent des pratiques qui se distinguent des précédentes. Elles n'interrompent pas d'un coup les relations avec une copine quand elles cessent d'être dans la même classe et de faire les trajets ensemble, comme leurs homologues définies par «socialisation maternelle». Mais elles ne sont pas attirées par les rencontres improbables et l'engagement d'un processus d'«individuation réciproque» à travers les échanges langagiers, comme leurs homologues définies par les CS «non-salarié et indépendant». Que les choix de copines ou d'amies soient délibérés ou non, ils se portent sur des personnes dont la fréquentation paraît avantageuse. Cette orientation décroche la «sociabilité villageoise» du territoire, pour la mettre en phase avec la division de l'existence en différents univers de pratiques et avec la dissociation du présent, du passé et du futur. Comparons d'abord les logiques qui sous-tendent les choix de Christine, de Céline, de Nadia ou d'Esma.

Christine configure la sociabilité en apprentissage du monde. Ses pratiques rationalisent celles de Sylvie. Au lieu de rejoindre au bas des immeubles le même petit groupe fixe, elle conjugue le plaisir de l'amusement, de l'ici et maintenant,et le sérieux d'une préparation à la vie adulte qui comporte deux dimensions : se comporter en femme et se déplacer avec aisance dans l'espace social. Elle diversifie donc ses relations. L'éducation bio-sexuelle et l'initiation aux codes sociaux de la féminité se font dans le quartier, entre copines ou sous l'égide d'une amie plus âgée. Mais l'éducation à l'art de la conversation et aux bonnes manières — aux manières légitimes — passe par l'entrée dans un cercle étroit de copines de collège d'origine française, originaires de milieux de petits commerçants.

‘— "On parlait pas de rapports sexuels vous voyez mais on s'interrogeait déjà sur ce genre de choses, parce qu'il y avait la pilule et il y en avait déjà certaines qui la prenaient il y avait d'autres moyens de contraception ... Moi à l'époque mes parents n'en parlaient pas de ça, c'étaient des choses qui étaient tabou dans notre famille hein donc il fallait le découvrir par l'extérieur. Alors je peux vous dire qu'ici on en apprend de toutes les couleurs, parce que ici dans les ZUP on est au courant de tout." (Christine)’ ‘— "Elle elle a commencé à travailler et moi j'étais encore étudiante 255 , et bon c'est pas qu'on se voyait moins mais on n'avait déjà plus la même façon de voir parce que moi j'étais encore très insouciante j'avais envie de toujours rigoler de toujours faire des tas de trucs, et puis elle elle était déjà dans un monde plus sérieux. Alors elle a plus représenté ma sœur à cette époque là que ma propre sœur... "Oh tu devrais t'habiller comme ça", alors elle me coiffait elle me donnait des conseils pour m'habiller elle faisait ma grande sœur, et puis elle me payait des tas de trucs en plus (rire)" (Christine)’ ‘— "Ben les copines moi j'avais ou les copines de quartier... (...) et puis il y avait les copines de classe parce que c'étaient pas les mêmes. Alors les copines d'ici ben on avait des copines de toutes sortes alors beaucoup d'étrangères évidemment parce qu'on est dans des quartiers où il y avait beaucoup de maghrébines beaucoup de portugaises des israélites ben des françaises aussi, sans problème. Ben on était toute une bande on se racontait des histoires on s'asseyait sur les bancs on se parlait entre nous c'était surtout des choses comme ça. (...) Les copines du collège c'étaient plus des copines où on avait des conversations sérieuses, les copines d'ici c'était pour rigoler et pour déconner, et les copines du collège (...) si vous aviez envie d'être copine avec une telle ben il fallait tout faire pour être copine avec elle, c'est-à-dire non seulement il fallait lui plaire mais fallait s'insérer dans la conversation, ce que vous disiez ben il fallait pas que ce soit idiot, donc il fallait les mériter les copines." (Christine)’

Dans les cas représentés par Céline et Nadia, l'engagement scolaire prend la valeur instrumentale de procurer des succès qui permettent de s'affirmer, d'être «reconnues». Seules des enquêtées, elles se réfèrent l'une et l'autre dans l'entretien à la récompense scolaire honorifique des "félicitations". Les pratiques de sociabilité sont nouées à cet engagement. Le choix des amies, ou plutôt des pairs est conditionné entre autres par les résultats scolaires. L'orientation de ces choix est en rapport avec la position occupée dans la famille. Céline, aînée qui bénéficiait dans l'enfance d'un privilège — le père l'emmenait avec lui à la campagne pour une journée quand il allait vérifier l'état de la maison familiale — choisit des concurrentes. Elle transpose dans l'univers feutré des performances scolaires les luttes de rivalité que Carole mène à l'air libre en se mesurant physiquement avec les filles du quartier voisin. Nadia, née après l'aînée Hayet, soumise contre son gré à des obligations par le père, se lie d'amitié avec une collégienne d'origine française, mieux lotie qu'elle matériellement, mais dont les résultats scolaires sont nettement inférieurs : un point partout.

‘— (...) Et puis après il s'est lié un problème comment dire... je suis devenue concurrente avec celles qui étaient les meilleures dans la classe quoi. Donc après il y avait une émulation qui a été renforcée par le fait qu'il y avait les encouragements les félicitations tout ça oui. Il y en avait pas beaucoup qui les avaient, en plus les félicitations je les jamais eues mais j'avais envie quoi donc je me forçais plus". (Céline)’ ‘— "Sandrine elle habitait dans le bâtiment à côté de chez moi. Bon d'abord je l'aidais parce qu'elle avait des difficultés à l'école et elle était assez épatée parce que je travaillais bien, et elle c'est vrai c'était une fille unique elle avait tout ce qu'elle voulait au niveau donc matériel... elle avait vraiment plein de trucs que j'avais pas moi, c'est vrai que... elle avait vraiment une chambre pour elle. (...) Sa mère travaillait aux PTT elle était divorcée donc elle vivait avec sa mère toute seule. Elle avait une chaîne elle avait des choses que j'avais pas c'est vrai, mais en même temps moi j'avais des choses qu'elle n'avait pas, et notamment ce qui lui aurait bien plu c'était pouvoir arriver y arriver à l'école sans difficultés... par exemple elle était nulle en dictée elle faisait 20 fautes 30 fautes moi j'étais hyperbonne en dictée en français.... et puis bon j'étais dans les meilleures puisque j'avais les félicitations de ... tous les trimestres, et bon petit à petit on s'est un peu complétées."(Nadia)’

L'aînée Esma, vouée aux études de médecine par ses parents, suivant l'exemple maternel, configure la sociabilité en instrument de réussite scolaire. De même que la mère rencontre les enseignants de ses enfants pour faciliter leur orientation dans la section la plus cotée, la section scientifique C, la fille se familiarise avec le parcours d'études de médecine en liant connaissance avec des étudiants de filières scientifiques. La mise en œuvre de ce procédé pour accéder à des informations sur le fonctionnement du système des études suggère que l'approche personnelle est implicitement investie d'une efficacité quasi-magique. Le mécanisme fonctionne dans les deux sens. Esma est attirée par les étranger(e)s, récemment arrivé(e)s dans la ZAC, que des «établis» comme elle-même peuvent initier.

‘"— J'étais très sociable je suis encore sociable j'avais des tas de copines et des tas de copains je veux dire on se revoit maintenant. Il n'y en avait pas beaucoup du quartier, il y avait Rachida c'était la copine de ma sœur plutôt et puis après on est devenues copines, sinon une fois il y avait une Réunionnaise des étrangers j'étais toujours attirée par les gens qui venaient d'arriver, sinon c'étaient des gens qui avaient fait des bacs scientifiques je me mettais en relation avec eux.’ ‘— Ça c'était plus tard?’ ‘— Non non non non j'étais petite, j'étais petite j'étais au collège donc en 3e et j'avais un voisin qui passait son bac D, et donc déjà je m'étais renseignée à ce moment là oui oui." (Esma)’

L'exemple d'Aïcha confirme l'importance de la socialisation maternelle dans l'apprentissage de la rationalité instrumentale. La mère interdit à ses filles d'aller jouer dans la rue parce que les voitures y passent, elle préfère les inscrire aux activités du centre social que les laisser sans occupation dans le quartier. Au lieu d'absolutiser les règles, comme la mère de Firouz, elle justifie leur bien-fondé. Le changement initie potentiellement les filles à la posture du sophiste : pour obtenir une permission de la mère, il suffira de construire une argumentation convaincante. La rationalisation de l'éducation fabrique un mutant, un individu calculateur porté à orienter sa conduite en fonction de ses intérêts particuliers.

On terminera en mettant en perspective les pratiques et les énoncés d'Anna et de Saba, l'une petite-fille d'indépendant et fille d'un père et d'une mère salariés, l'autre fille d'un émancipé devenu ouvrier et d'une mère urbaine instruite. Le clivage, à la fois entre les énoncés et les énonciations, a l'intérêt de rendre sensible le processus général de division et de rationalisation corrélé au remplacement des régulations personnelles par des médiations. Les informations impersonnelles, consignées dans l'énoncé d'Anna, proviennent de l'analyse d'une expérience d'interactions personnelles. Elles sont polyvalentes. Elles peuvent prendre place, à titre de fragment, dans un grand catalogage positiviste du monde empirique, ou se configurer en ressources capitalisables. Elles sont corrélées au dépérissement de la quête de «reconnaissance» personnelle et à sa conversion en entreprise d'ascension sociale, au moyen des ressources disponibles.

La disposition d'Anna à transformer le vécu en données s'oppose à l'engagement affectif de Saba dans l'ici et maintenant. L'énonciation de Saba ranime le passé sous forme de scènes et conceptualise rétrospectivement les pratiques comme un cercle autocentré, virtuellement de plus en plus large, selon le modèle déjà vu qui va avec l'organisation «autocéphale» de la famille. L'énonciation d'Anna le réifie en l'inscrivant dans un ordre social qui prend l'évidence des lois naturelles, du fait même que la focalisation est objectivisante.

‘— "Je faisais donc du basket à une époque j'aimais bien ça, j'aimais bien retrouver les copines pour faire du sport, on papotait beaucoup oui ah oui". (Anna)’ ‘— "Je vois surtout nos jeux qu'on avait dehors avec les poupées tout ça... on s'intéressait pas au monde des adultes hein pas du tout." (Saba)’ ‘— "Je me souviens bien à partir du collège, là effectivement j'avais une copine où je faisais pas mal de choses avec elle, donc on était dans le même collège c'est une fille qui avait de très bons résultats scolaires. Donc j'allais souvent chez elle j'avais un bon contact avec ses parents, sa mère était française et son père d'origine italienne, elle faisait de l'accordéon elle habitait pas très loin c'était sur la route donc on était souvent ensemble j'étais souvent chez elle." (Anna)’ ‘— "Ben j'ai eu une amie que j'ai considérée comme telle, j'avais des copines mais j'avais une amie, je l'ai pas croisée longtemps mais elle a été très présente dans ma vie et puis bon elle s'est suicidée. Donc là ça a été la coupure, je veux dire après je refusais les amies." (Saba)’

Pour évoquer ses relations avec sa copine de collège, Anna énumère des traits factuels qui peuvent se lire comme des avantages pratiques : proximité scolaire et résidentielle, proximité des origines, conjonction de l'excellence scolaire et d'une pratique artistique dans la personne élue, absence de conflit avec les parents. De son amie morte, Saba ne dit rien. La stimulation affective et intellectuelle que procuraient les interactions vivantes est morte avec elle. L'hétérogénéité des postures rend sensible le fossé entre d'une part l'imprégnation par la culture orale des interactions personnelles, d'autre part le modelage à l'abstraction des rapports sociaux médiatisés par les institutions économiques et sociales 256 . L'individuation de Saba (de Leïla, de Hacina ou de Lidia) qui se construit dans des échanges de personne à personne se distingue de l'individuation d'Anna (de Christine, de Nadia, d'Esma ou d'Aïcha) qui porte à capitaliser les ressources sociales. On qualifiera de «dialogique» et de «monologique» ces deux modalités hétérogènes d'individuation 257 .

Bornons-nous pour conclure à souligner les deux grandes lignes de transformation mises au jour par l'analyse empirique. L'une est bien connue. Sous l'effet de l'allongement des chaînes d'interdépendance, les rapports sociaux se réifient. L'empire des réglages impersonnels et de la rationalité instrumentale se substitue aux relations de domination personnelle du monde précapitaliste. L'autre a moins retenu l'attention. Les premières structurations inscrites dans les corps par les modes de socialisation familiale se diversifient en deux ensembles à deux matrices. Les matrices du premier procèdent directement du cosmos des sociétés de subsistance dans lesquelles s'imbriquent communauté familiale et communauté villageoise. La dissymétrie sociale est corrélée à la sexuation. Selon qu'on est socialisé uniquement par des femmes ou par des personnes des deux sexes — dans la variante concordant avec l'immigration, uniquement par la mère ou par le père et la mère — c'est-à-dire qu'on occupe une place de fille ou de garçon, on est soumis à une régulation uniforme englobant l'ensemble de l'existence, ou à deux régulations différenciées, la liberté de mouvement, les jeux et et les luttes de l'espace public alternant avec la clôture de l'espace domestique. Les matrices du second ensemble sont corrélés à l'autonomisation de la cellule familiale par rapport à la communauté de voisinage, condition indispensable de l'individuation. Le processus d'«individuation dialogique» est corrélé à la pluralité des régulations et des interrelations personnelles directes avec des partenaires individués. On définira provisoirement l'«individuation monologique» par la prééminence de la rationalité instrumentale comme guide des conduites.

Notes
255.

C'est-à-dire lycéenne.

256.

Dans l'analyse marxiste, c'est la «fétichisation». "L'argent, la monnaie, la marchandise, le capital ne sont que des rapports entre êtres humains (entre travaux humains «individuels» et qualitatifs). Et cependant ces rapports prennent l'apparence et la forme de choses extérieures aux êtres humains. L'apparence devient réalité; ces «fétiches», parce que les hommes croient qu'ils existent hors d'eux, fonctionnent réellement comme des choses objectives. Les activités humaines se trouvent entraînées, arrachées à elles-mêmes dans leur réalité et dans leur conscience, mises au service de ces choses." H. Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, I Introduction, 2e édition, L'Arche, Paris, 1958, p. 192. Dans l'analyse de Weber, c'est la «rationalisation».

257.

La mise en opposition des termes «dialogique» et «monologique» est empruntée à la traduction française faite par T. Todorov de textes de M. Bakhtine, où celui-ci oppose la connaissance «monologique» des sciences exactes et la connaissance «dialogique» des sciences humaines. Il ne s'agit pas ici d'entrer dans ce débat, mais seulement de conceptualiser deux formes distinctives d'individuation. Les deux termes permettent de distinguer un "je dont la singularisation est corrélée à l'interrelation avec d'autres personnes, c'est-à-dire je et autrui, je et tu", et un moi qui n'est pas défini par une telle interrelation. T. Todorov, Mikhaïl Bakhtine le principe dialogique suivi des Ecrits du cercle de Bakhtine, Seuil, Paris, 1981, pp. 33-34.