note. l'impensé des catégorisations

Les enquêtées ont été invitées à rendre compte de leurs relations de sociabilité depuis l'enfance, dans les deux ordres de l'oral et du scriptural. Elles ont répondu oralement à des questions, elles ont fait chez elles un récapitulatif par écrit : prénom, sexe, qualité de copain ou d'ami(e), origine géo-culturelle et sociale, lieu et type de résidence, dates de début et de fin des relations. Le découpage des tableaux qu'on a construits est homologue au découpage opéré pour analyser les entretiens 258 .

On constate que les clivages apparaissent beaucoup plus nettement dans les entretiens que dans les tableaux. Ce n'est pas surprenant. Faire un récapitulatif suppose l'aptitude à configurer les relations humaines en objet justiciable d'un bilan. Il faut identifier les personnes par leur nom et prénom, donc les individualiser; il faut situer sur l'échelle temporelle des calendriers des événements vécus personnellement, donc les objectiviser. Or, la proximité/distance à la posture de réification du vécu, à sa comptabilisation, est l'une des lignes de clivage importante entre les ethos, dans la population enquêtée. Prenons l'exemple de l'intégration dans un groupe d'âge. Comment en rendre compte dans un récapitulatif ? Le sous-ensemble des cas dans lesquels le problème s'est posé est défini majoritairement par «équilibrages archéomodernes». L'un des choix pratiques a été de distinguer cette relation des relations individualisées, l'autre de la rabattre sur elles. La première alternative conduit soit à s'abstenir de mentionner ces relations (Nora, Nacera, «soc. maternelle»), soit à les indiquer dans leur spécificité — "groupe d'enfants du quartier ", "bande de six familles" — (Isabelle, Carole «soc. paternelle et maternelle»), soit à faire un tri (Sylvie, salariat industriel, cite les deux seules filles qui faisaient partie du groupe avec elle-même, mais ne nomme que trois garçons). La seconde alternative est de lister une série de prénoms, ce qui présuppose leur mémorisation (Inès, Gabrielle, «soc. paternelle et maternelle»).

La différenciation des choix concorde avec l'analyse des énoncés restituant "une journée d'ordinaire de classe. Nora et Nacera ne dissocient pas le groupe du rythme qui l'animait, tandis qu'Isabelle, formée dès l'enfance à l'alternance de deux régulations, est apte à le faire. Inès et Gabrielle également, qui ont intériorisé précocement les régulations impersonnelles. L'une, qui s'est constituée en spectatrice du monde, n'a pas de peine à traiter le groupe du quartier sur le modèle du groupe-classe, systématiquement objectivisé en liste d'élèves; et l'autre est portée à transmuer le vécu individuel en trésor symbolique donnant consistance au moi sujet biographique 259 .Sur la seule foi du tableau, on rapprocherait la sociabilité enfantine de Nora et de Nacera (équilibrages archéomodernes) de celle de Nadine et de Joëlle (société salariale). A tort.

Notes
258.

Cf annexes p. 84.

259.

Cf. supra, pp. 160-161, 167.