L'étude des figures de l'«autre» prolonge celle des rapports de sociabilité 260 . Postulant que le niveau explicatif à portée maximum était celui de la formation sociale globale, on a choisi comme axe le plus englobant l'opposition équilibrages «archéomodernes-milieux antéindustriels» vs salariat d'industrie», l'axe «socialisation maternelle» vs «socialisation paternelle-maternelle» étant subordonné au premier.
Grosso modo, d'un contexte à l'autre, la ligne de différenciation nous/eux vs je-tu se réaménage en on vs moi / il ou elle.
Commençons par prendre un peu de recul 261 . Dans les pratiques des deux «grandes» familles maghrébines, l'une d'origine terrienne, l'autre nomade puis citadine, telles qu'elles se réfractent dans les discours de Leïla et d'Assia, on trouve trace de la bipolarisation tendancielle des rapports sociaux de type nous/eux en deux modèles différentiels. S'y visibilise la tension entre deux postures dont les groupements et les individus adoptent plutôt l'une ou plutôt l'autre selon leurs conditions d'existence, réduisant la seconde presque à néant. En grossissant le trait, les terriens tendent à orienter leur activité sociale vers l'acquisition et la thésaurisation de biens matériel, les nomades, vers des relations d'échange de types divers, incluant des échanges langagiers. La réassurance procurée par le sentiment de faire corps avec un sol ancestral, cultivée par des collectivités qui ne sont pas obligatoirement des communautés villageoises comme le montre par exemple le rôle joué à Athènes par le mythe de l'autochtonie 262 , a pour corollaire la tendance à ignorer ou à dévaloriser systématiquement les autres collectivités, et une solide méfiance à l'égard des étrangers de tout poil, tandis que le commerce régulier avec autrui porte à mettre en place des dispositifs d'échanges sophistiqués où s'exerce la violence symbolique, mais où la violence toujours menaçante du corps à corps est contenue.
Lorsqu'elles étaient enfants, Assia et Leïla ont vécu l'une et l'autre en France dans des conditions homologues. Dans le quartier ou le village où elles résidaient, il n'y avait pas d'autre famille algérienne que la leur. Or, quand il s'est agi de définir concrètement nous et eux et de configurer des relations entre les deux entités, elles ont adopté des attitudes irréductibles l'une à l'autre. Le jeune âge des intéressées incite à chercher dans l'héritage familial l'explication de cette orientation différentielle. L'opposition n'est pas significative psychologiquement mais sociologiquement.
Les enfants de l'immeuble où résidait Assia définissaient le voisinage immédiat comme un espace privatif appartenant aux résidents; ils interprétaient la présence aux abords de l'immeuble de jeunes étrangers au quartier, comme une intrusion de "voyous" 263 . Elle-même, à partir de présupposés homologues, était alors portée — elle a changé d'avis plus tard — à catégoriser les Algériens vivant en France comme des "délinquants". Pourtant, les parents ne scotomisaient nullement le passé. Ils en racontaient chaque soir l'histoire aux enfants réunis autour de la table. Ils emmenaient même ceux-ci dans la région d'origine, dans les Aurès, pour qu'ils participent aux grands rassemblements rituels organisés auprès du tombeau de l'ancêtre éponyme et en son honneur. Mais les histoires étaient des histoires de magie. Entendons d'efficience pratique. Et le nous des participants au pélerinage, comme le nous des habitants de l'immeuble, était un groupe fermé. Le culte était fondamentalement inapte à enclencher le moindre sentiment de solidarité avec une collectivité plus large qui aurait regroupé imaginairement "les Algériens" ou "les Maghrébins", puisqu'il avait pour objet de renforcer le sentiment de solidarité entre des gens qui partageaient ou croyaient partager le même ancêtre, autrement dit de les opposer implicitement aux descendants d'autres ancêtres. On note que les parents d'Assia sont cousins, qu'ils appartiennent à la même lignée. L'homogamie dispense en partie des pratiques d'échanges forcés entre familles alliées, auxquelles contraint l'hétérogamie. Faute d'entraînement aux postures mentales distanciées par rapport à l'ici et maintenant, que favorisent entre autres les cycles d'échanges, le faire se fige en avoir. Pour Assia, la famille apparaît comme un bien suprême, possédé exclusivement par ses membres, et sacralisé 264 .
Il en va autrement dans le cas de Leïla. Les récits maternels ont disjoint les dimensions spatio-temporelles du monde empirique et celles du monde mental. Si le premier se resserrait dans les limites étroites d'un village de Savoie, l'autre pouvait indéfiniment se dilater. Elle apprenait à traverser imaginairement le Maghreb jusqu'à Tunis sur les traces d'une tribu sahraoui, à se transporter à Bassorah ou à Bagdad pour écouter les contes des Mille et une Nuits, à Biskra pour y vivre la disette de la seconde guerre mondiale, ou à Batna pour partager l'insouciance de sa mère jeune mariée. Les pratiques distinctives en usage dans la famille n'étaient pas strictement identifiées à celles du groupe familial, elles étaient corrélées selon les contextes à l'aristocratie arabe, à la religion musulmane, aux modes de vie des tribus nomades, à l'éducation donnée par la mère. Bref, les pratiques culturelles socialement légitimées pouvaient être mentalement autonomisées parce qu'au lieu de se figer en rites automatiques 265 , elles faisaient partie des multiples objets licites d'échanges langagiers. D'où la déception de l'écolière, toute prête à faire connaissance avec les symboles légitimés de l'histoire de France — Charlemagne ou le chant des Partisans —, en découvrant que ses condisciples françaises d'origine rurale, imperméables à la valeur symbolique du "henné" dans le monde maghrébin, le réduisaient à un objet matériel dont la couleur figure métonymiquement le sale : "c'est du caca".
Bref, selon que la socialisation enfantine porte à identifier le nous plutôt à une collectivité installée sur un même territoire et unie par la réitération de rites distinctifs, ou plutôt à des ensembles pluridimensionnels de je et de nous liés par des rapports de réciprocité, les groupes sociaux et les individus seraient portés à constituer leurs pratiques culturelles en trésor palpable à conserver, ou à les laisser évoluer au fil des interactions sociales. Les schèmes de représentations d'Assia et de Leïla sont corrélés l'un et l'autre à une socialisation paternelle et maternelle. Le clivage qu'ils illustrent empiriquement correspond au clivage structurel défini à la fin de l'étude précédente. Réaménagement d'une existence structurée par une dualité de références dans l'espace public et dans l'espace domestique à un pôle, développement d'un processus d'«individuation dialogique» favorisé par la pluralité des régulations et des interrelations personnelles à l'autre.
Les énoncés sur lesquels on s'appuie ont été produits en réponse aux questions n° 31, 40 et 43 Qu'est-ce que vous pensez des familles françaises? (transformée en Qu'est-ce que vous pensez des familles étrangères? lorsque les enquêtées étaient d'origine française). Jusqu'à quand vous avez fréquenté les copines que vous avez citées? Quand vous alliez chez des copines, est-ce qu'il y avait des manières d'être ou des manières de faire qui vous paraissaient différentes de celles de votre famille?. La question de l'«autre» est abordée ici du point de vue des enquêtées bien qu'on n'ignore pas sa dimension anthropologique. Elle fait partie des contradictions que les sociétés gèrent à travers un ordre social : "Toute civilisation essaie de résoudre des problèmes contradictoires, de concilier la vie et la mort, les sociétés masculines avec l'existence des femmes, l'état adulte avec les jeunes qui prendront leur place. Il faut bien avoir un ordre social assez strict, mais en même temps, il ne vous satisfait jamais. Toute société joue donc de tous ces tableaux à la fois : elle essaie de composer quelques chose de vivable, tout en ayant à l'horizon la Gorgone (...)"., J.P. Vernant, Entre mythe et politique, Seuil, Paris, 1996, p.58
On s'inspire ici notamment de Cl. Lévi-Strauss, "Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss", in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, 6e éd. Quadrige/PUF, Paris, 1995.
"(...) Topos obligé des discours officiels, l'autochtonie est bien le «lieu vide» où se critallise l'imaginaire civique d'Athènes. La polis y trouve une topique pour dire son rapport à elle-même et aux autres, dans la guerre et la vie politique, par le biais d'oppositions contrastées où Athènes occupe toujours le pôle positif : le même et l'autre, le vrai et le faux, le logos et l'ergon, l'un et le multiple — l'unité insécable qu'est Athènes et le bariolage douteux des autres cités, caractérisées par le mixte et l'inégalité." N. Loraux, «L'autochtonie : une topique athénienne» in Les enfants d'Athéna, Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Points-Seuil, Paris, 1990, p. 51.
"(...) On n'allait pas loin, et puis en fait on n'y pensait pas à aller loin, à une époque il y avait des jeunes qui venaient en mobylette mais pour nous c'étaient des voyous hein, je me rappelle : "Les voyous ils vont venir et tout." (Assia)
"(...) Et puis même dans la religion hein malgré l'interprétation de pas mal de gens il y a quand même "Vénère tes parents avant de vénérer Dieu" quoi, donc les parents c'est bien le summum, la famille c'est sacré." (Assia). Sur les conditions d'une mémoire «commune» et d'une mémoire «collective», cf Y. Lequin, J. Métral, "A la recherche d'une mémoire collective : les métallurgistes retraités de Givors", Annales ESC, 35e année, n° 1, janvier-février 1980.
On donnera deux exemples. La mère ne faisait pas usage du henné. Et elle ne contraignait pas ses enfants au jeûne du Ramadan, bien qu'elle pratiquât elle-même la religion musulmane, "Ma mère est très religieuse donc, moi j'ai toujours vu ma mère faire la prière donc et le Ramadan tout ça et tout, bon elle est très tolérante chez nous on le fait pas donc, elle elle nous a toujours dit " Vous êtes mes enfants c'est sûr mais vous serez dans votre vie tout seuls, donc moi je suis obligée de vous inculquer de vous apprendre la religion musulmane mais vous vous démerdez, le bon Dieu est pour tout le monde".