4.2.1. hysteresis des ethos corrélés aux sociétés précapitalistes

nous / eux : l'entre-soi

Le sous-ensemble découpé par les variables descriptives «équilibrages archéomodernes-milieux antéindustriels» Temps1 et Temps2 et socialisation maternelle est corrélé principalement à la CS ouvrier-fonctionnaire, à l'origine algérienne et à la résidence dans un ensemble HLM. La vie dans dans un entre-soi territorialisé concordant avec une place de fille assure à peu de frais le confort d'une communication infradiscursive réussie entre gens de même éducation. La socialisation maternelle, notamment lorsqu'elle est corrélée à l'entente immédiate et heureuse que réalise la similitude du système de schèmes incorporés 266 ne prédispose pas à se plaire en compagnie de gens qui ont intériorisé un système de schèmes différent. Dalila déplorait qu'il faille tout "expliquer", quand on fréquente des gens d'origine française.

‘— "Il y a eu deux français, en particulier un je me souviens il s'appelait Julien, je m'étais d'ailleurs pas mal attachée à lui il était très intéressant comme garçon quoi, et puis un jour je lui ai dit... Enfin j'ai beaucoup réfléchi, j'étais beaucoup tentée par... parce que là c'était au lycée donc j'étais plus grande ça aurait pu continuer aller beaucoup plus loin et puis je pense qu'on en avait envie tous les deux, et j'ai beaucoup réfléchi et un jour je lui ai dit que ça pouvait pas continuer. Et je me souviens, il m'avait invitée chez lui il m'avait présentée à sa mère et à son beau-père et j'avais été énormément gênée, et en pensant comme ça au futur je m'étais dit “Non ce n'est pas possible il y a beaucoup trop de différences il y a toujours à... il y avait toujours à expliquer les choses sans cesse, et ça ça me plaisait pas du tout quoi. Et je lui avais expliqué tout ça il n'avait pas bien compris d'ailleurs c'est normal... pour ne pas les avoir vécues c'est sûr que c'est difficile de les comprendre. Et je lui avais dit donc que c'était terminé, enfin voilà quoi. Et depuis ce temps-là après Julien je m'étais dit “Je ne sortirai qu'avec des Arabes” et c'est ce qui s'est produit." (Dalila)’

Froideur, manque de chaleur, manque de convivialité, manque d'hospitalité, tels sont les termes qui viennent aux lèvres pour qualifier les manières des familles d'origine française. Aucune connivence immédiate. A l'occasion d'une visite, des pratiques renvoyant à deux univers de senshétérogènes, se heurtent brutalement. Au pôle de la famille-communauté, la visite de l'étrangère se configure en réception présidée par la mère, tandis qu'au pôle de la famille-association où les régulations impersonnelles s'articulent avec l'individualisation, le duo des collégiennes s'isole dans le territoire privé de la chambre, sans immixtion de la mère.

‘— "(...) Bon on s'intéresse pas vraiment à toi, tu es la copine de la fille mais sans plus quoi, alors que chez nous si j'amenais une copine c'était le thé les gâteaux et ma mère s'asseyait à table avec nous — des fois c'était même un peu trop on pouvait plus discuter toutes les deux —, mais je veux dire elle s'intéressait quoi à la personne qui arrivait." (Dalila)’ ‘— "[ les familles françaises] C'est froid c'est... il y a un vide je sais pas, j'ai l'impression que c'est... mais je pense que les gens sont bien comme ça puisque c'est comme ça qu'ils ont été élevés, mais moi j'ai l'impression que c' est... c'est du superficiel que c'est une apparence." (Nora)’ ‘— "Oui ben Corinne elle avait un bureau, oui elle avait sa chambre personne n'y rentrait, moi chez moi j'avais ma chambre mes frères venaient ma mère mon père c'était pas ma chambre, elle pouvait coller ce qu'elle voulait, nous pas trop hein. Et puis elle allait et venait comme elle voulait, elle m'emmenait elle arrivait “Tiens maman je t'ai pas dit mais il y a Gabrielle qui vient on va faire nos devoirs”, moi c'était pas possible ça." (Gabrielle)’ ‘— " (...) Les Français je trouvais qu'ils étaient détachés entre eux. Enfin oui ça me faisait bizarre je trouvais que c'était pas assez soudé enfin ça me faisait bizarre quoi, t'avais le frère il pouvait partir je sais pas où la sœur je sais pas où et puis ils s'en foutaient chez les Français. Et maintenant avec le temps... oh ça s'est atténué ça... ce que je pense des Français, mais je le retrouve quand même. (...) Aujourd'hui à 36 ans je vois beaucoup de... j'ai des gens autour de moi, je vois qu'ils ont pas les mêmes relations voilà, c'est ça le gros truc que je comprends pas bien quoi. Si je le comprends, c'est la différence voilà." (Gabrielle) 267

Si l'exemple de Carole (Temps1, CS indépendant potentiel) a une validité qui dépasse son cas, les filles d'origine française définies par les mêmes variables se méfient des mœurs étrangères. Chez les filles d'origine algérienne, la gêne qui incline à espacer ou interrompre les relations dans le contexte de Temps1, se raidit dans Temps2 en postulat que la différence entre les façons de faire, figée par les énonciations en opposition massive entre «cultures» spécifiques substantialisées, manifeste une altérité quasi-ontologique. Elle s'exemplifie dans un stéréotype chargé de valeur émotionnelle : les Français sont des gens qui mettent leurs vieux à l'hôpital, pas nous, tendent-elles à dire. Le parti pris d'ignorance mutuelle est illustré par les discours jumeaux de Joëlle et de Firouz. Son abandon impliquerait la naissance d'un processus d'individuation dialogique apte à disssoudre la référence à un nous fait d'un seul bloc. On a un exemple de la transformation dans la posture de Saïda, corrélée à l'effritement de l'organisation «acéphale».

‘— "Les familles étrangères c'est pas... du fait de la religion déjà c'est pas du tout la même mentalité, mais de toutes façons... comment expliquer ça, on peut pas savoir exactement comment vit une famille étrangère, je parle surtout passé la Méditerrannée hein. Les Musulmans par exemple on peut pas vraiment savoir comment ils vivent à 100%, parce que quand on est reçu en tant que étranger on nous fait pas vivre ce qu'ils vivent." (Carole, Temps1) 268 .’ ‘— "Alors là j'aime pas trop les étrangers déjà je suis pas pour l'échange de cultures, enfin c'est personnel, eh bien les familles étrangères ont leur culture c'est très bien mais ça m'intéresse pas de les connaître quoi." (Joëlle, Temps2)’ ‘— " Qu'est-ce que j'en pense, c'est pas des familles que j'envie en tout cas... ben je sais pas exactement ben ils ont pas une éducation, ils ont une éducation différente mais pas meilleure ni pire.’ ‘— Différente en quoi?’ ‘— Ben différente... si je pense qu'elle est assez différente ben sur tout sur les principes sur les valeurs ben je sais pas le sens de la famille, euh le respect des parents le respect des plus vieux, certaines choses sur... les relations entre personnes voilà." (Firouz, Temps2)’ ‘— "Il y a beaucoup de Turcs dans mon quartier, et il y a deux filles une de 15 ans une de 16 ans elles sont mariées, par correspondance hein le mari va bientôt venir. C'est un déshonneur pour elle [pour la mère de Saïda] qu'on soit toutes là alors que les Turques se marient. La honte pour nous, on est encore à la maison ou dehors on marche avec des gens qui sont pas Arabes c'est pas bien. Nous on se mélange avec tout le monde eux non, eux Turcs-Turques. Chacun fait comme il veut hein. On est nées en France en plus alors on va pas faire comme eux, ça va pas la tête (rire) non non. " (Saïda, Temps2)’

La tendance à se constituer en détenteur d'une culture distinctive légitimante est d'autant plus marquée qu'on vit dans l'enclavement de l'entre-soi. L'origine urbaine, corrélée ou non à la résidence dans un appartement urbain, déplace la frontière entre nous et eux, comme le montre l'exemple de Naïma. Socialisée par sa mère selon les mêmes normes que les voisins de classe moyenne, formée au même style de vie, elle configure en «autres» les jeunes maghrébins relogés dans son quartier après la destruction de la cité Simon, qu'elle surnomme les "Apaches". De même, la mère urbaine de Souad adopte les usages des classes moyennes dans le secteur profane de la vie, autonomisant le secteur sacralisé, régulé par l'observance religieuse. Elle autorise Souad à fréquenter des amies qui ne sont pas «arabes», notamment une amie juive, les visites mutuelles des «jeunes filles» étant chapeautées des deux côtés par un contact téléphonique entre les mères. La rationalisation des pratiques a pour effet de minorer subjectivement l'importance des rites de politesse. Alors que Dalila interprétait comme une marque d'indifférence blessante la conduite de retrait adoptée par les mères françaises laissant leurs filles et leurs copines en tête-à-tête, Souad y voit une organisation pratique de la vie légèrement différente.

‘— "On vivait les mêmes choses chez nous, oui quand on faisait un goûter c'était exactement pareil, j'ai... j'ai vu la différence que quand les Apaches entre guillemets sont arrivés. Eux oui c'était différent avec eux mais moi je me sentais pas du tout de leur côté, de leur côté entre guillemets parce que je n'ai pas été élevée comme ça quoi, moi on m'avait inculqué... pas le respect mais enfin je ne frappais pas les autres enfants on vivait bien quoi, je veux dire on n'était pas sauvage rien du tout." (Naïma)’ ‘— " Déjà nous quand on allait comme ça l'une chez l'autre entre Algériennes les parents restaient avec nous, alors que quand j'allais chez ma copine Déborah les parents nous laissaient et sortaient, alors déjà ça je trouvais que c'était pas pareil. Et aussi chez Déborah, dès qu'on arrivait on mangeait le goûter et ensuite on allait dehors, elle avait un petit jardin on restait dehors, alors que donc chez mes copines algériennes on arrivait on jouait et tout ça et c'est ensuite qu'on mangeait notre goûter." (Souad)’

En résumé, la différenciation du rapport à l'«autre» est corrélée aux oppositions rural vs urbain et résidence en cité vs en ville, les deux se recoupant plus ou moins. Les ruraux d'origine algérienne de Temps1, qui identifient la stylisation de la vie à un système culturel tout d'une pièce, constituent l'ensemble des schèmes pratiques intériorisés en ordre des nous s'opposant globalement à l'ordre des eux, tandis que les urbains qui autonomisent la famille conjugale, cantonnent les pratiques culturo-religieuses distinctives dans le secteur privé de la vie, et sont portés à interpréter l'opposition nous /eux en termes de culture de classe — classes moyennes vs classes populaires — quand elle se manifeste dans le secteur profane. L'autonomisation de la famille conjugale est en cours chez les migrants d'origine rurale deTemps2. Mais le découpage de la vie en deux secteurs favorise le renforcement de l'opposition nous /eux dans le secteur sacralisé de l'existence, tant dans la population d'origine française que dans la population d'origine algérienne. Seul un processus d'individuation «dialogique» favorisé par le mode de socialisation va à l'encontre de cette évolution.

Notes
266.

Ces traits d'éducation sont homologues à ceux dont W.I. Thomas trouve la trace dans le récit de vie du jeune polonais, Wladek Wisniewski, fils de paysans. "Les attitudes nécessaires sont développées lentement et progressivement selon un processus traditionnel d'incorporation de l'individu dans le schéma social d'activité, et non par un effort conscient pour développer d'abord et surtout l'individu en tant que tel. Il est bien évident que la méthode traditionnelle peut produire des résultats adéquats tant que l'individu demeure au sein du groupe et de la sphère d'intérêts et d'activités traditionnels.", W.I. Thomas et F. Znaniecki, Le paysan polonais en Europe et en Amérique, Récit de vie d'un migrant (Chicago 1919), trad. franç. Nathan, Paris, 1998, p. 106.

267.

La tension que laisse transparaître le discours de Gabrielle — la liberté dont jouissent les copines françaises dans leur chambre est attirante, la configuration des familles en addition d'individus est déplaisante — concorde avec les contradictions à l'intérieur de sa propre famille. Le père se conduit en chef de famille dans les limites de la vie familiale mais pas au-delà, l'aînée n'est pas intronisée «représentant» du groupe familial à l'extérieur, comme dans les familles d'origine algérienne.

268.

La posture de Carole illustre parfaitement cette analyse d'Abdelmalek Sayad : "(...) Ne pas faire peur même s'il n'y a objectivement aucune raison à cette peur (l'immigré n'ayant pas les moyens de cette peur fantasmatique qu'il inspire), ou, plus exactement, ne pas inquiéter, la présence étrangère étant toujours (à tort ou à raison, peu importe) motif à inquiétude (les étrangers sont ceux dont on aime à dire qu'on ne sait pas ce qu'ils sont...; on ne sait pas comment ils sont faits...; on ne sait pas ce qu'ils pensent, comment ils pensent...; on ne sait pas ce qui peut leur passer par le tête...; on ne sait pas comment ils réagiraient...; on ne peut pas les comprendre...; on ne sait jamais avec eux...)", A. Sayad, La double absence, Des illusions de l'émigré aux souffrances de l'immigré, coll. Liber, Seuil, Paris, 1999, p.407-408.