Le passage de nous /eux à je-tu signale le passage de la communication infralinguistique au dialogue interpersonnel, incluant structurellement un il absent. L'«autre» devient potentiellement un partenaire d'échanges langagiers directs, à condition de franchir les limites de l'entre-soi. Son actualisation dans la population, sous la forme d'une relation durable nouée avec un(e) ou plusieurs personn(e)s de milieu différent, est rare avant l'entrée au lycée; elle concorde avec la constellation de variables «organisation autocéphale ou dérivée», «socialisation paternelle et maternelle», « valeur sociale des responsabilités corrélées à la place de «représentant», «résidence urbaine» (ou pluralité des résidences)
Une des causes qui raréfient les relations fondées sur des échanges verbaux interindividuels est qu'elles comportent, en raison de l'effet illocutoire de la parole, un risque absent dans la sociabilité de l'entre-soi, celui de perdre la face devant des tiers. On se rallie ici à l'analyse de François Flahault, qui montre l'insuffisance des définitions de l'acte illocutoire comme jeu réglé par des conventions, comme acte juridique, ou comme jeu de rôles 269 . L'analyse, qu'on résumera brièvement, a l'intérêt de mettre en corrélation, contrairement aux travaux des sociologues à un pôle et aux travaux des linguistes à l'autre, la dimension discursive et la dimension psychosociologique, c'est-à-dire l'acte illocutoire et les places dans l'interaction 270 .
Les actes illocutoires — les actes de parole — ne se limitent pas aux énonciations performatives explicites à valeur conventionnelle (je t'ordonne de...), correspondant au niveau linguistique à un type particulier de verbes. On repère au niveau discursif des actes illocutoires implicites. Par exemple, des formulations comportant un jugement défavorable sur l'interlocuteur, et qualifiées d'insinuations.
— L'implicite discursif ayant valeur illocutoire n'est pas produit délibérément, il correspond à une mise en place du locuteur par rapport à un ou plusieurs des interlocuteurs. Cette mise en place est corrélative à l'échange verbal. « Toute parole, si importante que soit sa valeur référentielle et informative, se formule aussi à partir d'un "qui je suis pour toi, qui tu es pour moi" et est opérante dans ce champ 271 .». Elle s'inscrit dans un système de places.
— Les interlocuteurs ne sont pas maîtres d'opérer leur mise en place l'un par rapport à l'autre, l'équilibrage étant l'effet des rapports sociaux et intersubjectifs réels. La peur diffuse, éprouvée par l'énonciateur, d'un réaménagement qui serait coûteux pour lui par rapport à l'équilibrage installé, porte à produire une énonciation illocutoire implicite, qui diffère dans le temps l'éventuelle modification du rapport de places initial. L'acte illocutoire explicite met fin à la situation de flottement, il sanctionne, consacre une relation déjà établie. Il ne la crée pas mais en l'explicitant il la change significativement. Essuyer le refus d'être reconnu, surtout devant des tiers, touche au vif. Il découle de ces données structurelles qu'il n'y a pas d'homologie entre la violence sous-jacente à l'échange verbal qui s'inscrit dans un rapport de places et comporte donc des enjeux sociaux, et les échanges dont la violence est d'emblée endiguée par des conventions d'ordre juridique.
L'analyse des actes de parole 272 explique pour une part le choix du quant-à-soi, qui maintient dans la solitude mais évite de se faire brutalement remettre à sa place. On a vu que c'était la posture d'Inès écolière 273 . A l'âge du collège, elle pénètre dans les logements des copines du HLM, et découvre qu'elles disposent d'un niveau de vie supérieur au sien. Elle leur envie la possession individuelle d'une chambre et de biens d'équipement divers. A la limite se configure un modèle désirable d'existence sociale, qui consisterait non pas tant à multiplier ses biens en exerçant ses capacités qu'à multiplier ses biens dans le territoire de la vie privée identifié au domicile 274 . Dans l'énoncé produit a posteriori, l'échelle des valeurs, quantitative, est en homologie avec celle des valeurs monétaires. A la différence de sa cadette, Isabelle, qui exerce des responsabilités et occupe une place privilégiée de «représentant» dans la famille, est suffisamment sûre d'elle pour affronter des relations dissymétriques. Elle se lie d'amitié avec une enfant physiquement disgraciée, elle n'a pas de réticence à se laisser accueillir par la mère de son amie. En pénétrant dans un milieu socialement plus élevé que le sien, en se familiarisant avec un style de vie plus raffiné, elle se transforme intérieurement. Une des dimensions marquantes de ce développement — de cette individuation — est l'initiation à la musique, au cours d'un processus d'intériorisation qui ne se confond pas avec une consommation hâtive des derniers succès. On peut constater que les schèmes de jugement de la cadette et de l'aînée divergent comme leurs orientations. Aux critères quantitatifs d'Inès "elles sont mieux loties que nous", répondent les critères qualitatifs d'Isabelle "je sentais que c'était différent de ce que je vivais".
‘— Je préférais aller chez elles parce que c'étaient toutes des filles qui avaient leur chambre leur chambre leurs affaires et leur indépendance, et moi chez moi il y avait pas assez de place, on était toutes les deux dans la chambre souvent il y avait Isabelle, bon ben j'étais pas libre, et puis on n'avait pas d'électrophone on n'avait pas de disques." (Inès)’ ‘— "Je pensais qu'elles étaient quand même plus... mieux loties que nous quoi voilà, c'est tout." (Inès)’ ‘"Je suis encore très amie avec une fille qui avait malheureusement une infirmité assez grave elle est naine, donc on était très amies et j'allais très souvent chez elle. J'aimais bien aller chez elle parce que chez elle il y avait plein de trucs que j'avais pas, entre autres il y avait un piano, et donc j'ai commencé à découvrir la musique chez elle. Donc elle écoutait énormément de musique elle avait un appareil de stéréophonie et c'est elle un peu qui m'a amenée à aimer la musique. Elle jouait du piano et j'aimais bien aller chez elle parce que je trouvais que c'était reposant, il y avait plein de trucs et puis sa mère m'accueillait toujours avec beaucoup de plaisir, elle nous gardait à manger elle... Pour mon anniversaire elle me donnait un petit cadeau, chez nous on n'avait pas l'habitude de... ma mère avait pas les moyens de nous offrir un petit cadeau pour nos anniversaires. (...) La première fois que je suis allée au bord de la mer c'est avec ces gens là, et donc c'est vrai que je sentais que c'était différent c'était tout à fait différent de ce que je vivais." (Isabelle)’Le clivage qu'on observe entre les orientations d'Inès et d'Isabelle est structurel. Les intérêts des adolescentes filles d'ouvriers, comme Inès, sont conditionnés par un univers de sens qui les constituent en individus interchangeables, spécifiés par la sexuation féminine, et parvenus à une étape indifféremment biologique et sociale des âges de la vie, l'adolescence. C'est le moment où l'on se passionne pour les vedettes à la mode et où les pulsions sexuelles sont en coalescence avec les visées matrimoniales. Ces intérêts ne sont évidemment pas partagés par celles des «aînées», qui sont déjà engagées dans un processus d'individuation dialogique. Les adolescentes de leur âge qui fréquentent le même collège ou habitent le même immeuble ne sont pas à leur yeux des interlocutrices possibles. On citera Leïla et Lidia.
‘— "Et puis bon c'est vrai que c'était pas... c'était l'époque de Frédéric François, les filles elles arrêtaient pas d'en baver avec Ringo et Sheila etc 275 c'était ça à l'époque moi ça m'a jamais botté, souvent les filles elles venaient avec les badges avec les auto-collants, moi non moi ça a pas été mon truc OK magazine et tout." (Leïla)’ ‘— "On s'est retrouvé dans le même collège (...) donc là on s'est un peu suivies mais on s'est très vite en grandissant on s'est très vite plus entendues quoi. On n'avait pas les mêmes... les mêmes options elle sentait bien que... Dès 16 17 ans elle cherchait à se marier à se caser quoi comme on dit, alors moi c'était vraiment... moi j'étais à 10000 de ça je savais même pas... Je me souviens qu'elle achetait comment ça s'appelait ce magazine... OK magazine elle achetait OK magazine et il y avait des histoires de flirts de trucs comme ça, mais moi ça me passait à 15000." (Lidia)’Lidia et Hacina, qui résident respectivement dans la zone de Villeurbanne jouxtant le 6e arrondissement de Lyon et dans cet arrondissement, ont fait des rencontres homologues à celle d'Isabelle. Au collège, elles se sont liées d'amitié l'une avec une fille, l'autre avec un garçon d'un milieu social plus «instruit» que le leur. On s'intéressera pour l'instant au cas de Hacina.
L'expérience vécue par elle, bien que différente de celle d'Isabelle a été aussi marquante. Dans les deux énonciations, on relève la marque lexicale d'un processus intérieur de mise en mouvement. "C'est elle qui m'a amenée à aimer la musique", "c'est quelque chose qui m'a remuée moi pour mon propre cheminement",disent-elles respectivement. Les interactions personnelles, probablement parce qu'elles comportent une dimension affective, mettent en branle une dynamique intérieure. Elles détournent des opinions a priori qu'on trouve dans la sous-population précédente, comme le montrent les réticences de Hacina à constituer « les familles françaises» en entité abstraite justiciable d'un seul et même jugement.
‘— "(...) j'avais l'impression qu'il y avait une communication qu'il y avait une liberté plus grande qu'il y avait un confort matériel, une chambre à soi une salle de bains des choses comme ça. Et c'est vrai que ça a été un sentiment de frustration bien des fois, mais une frustration qui est devenue de plus en plus stimulante, parce que c'était pas quelque chose forcément que j'avais envie d'accéder mais c'est quelque chose qui m'a remuée qui m'a remuée moi pour mon propre cheminement. Mais je désirais pas comme ça en attendant que ça vienne quoi, ou en me faisant souffrir en me disant "j'ai pas j'ai pas j'ai pas", c'est différent mais bon je peux faire quelque chose au moins de ça." (Hacina)’ ‘— (...) Ça m'est difficile de parler des familles françaises, je peux parler des familles que j'ai rencontrées mais... et puis je crains un petit peu je crains un petit peu ça. Et puis j'ai jamais fonctionné comme ça quoi, j'ai rencontré des gens et puis c'est tout." (Hacina)’Dans les Grands ensembles des années 1970, les chances de faire des rencontres homologues à celles de Hacina sont improbables. Assia qui a résidé jusqu'à 12 ans dans un immeuble du secteur privé avant d'emménager dans la ZAC, Leïla qui a emménagé à 14 dans une ZUP, ont néanmoins trouvé une interlocutrice. Une femme adulte qui vivait et avait vécu des expériences pour elles inédites.
L'initiation est rudimentaire dans le cas d'Assia, qui a rencontré une voisine vivant avec ses enfants mais sans conjoint quand elle n'avait pas treize ans : elle a appris que la vie conjugale n'est pas le seul mode de vie possible.
‘— "Ah il y avait une femme ah qu'est-ce que je l'adorais cette femme, comment elle s'appelle? elle avait un nom bizarre. Cétait une femme qui était.. pour l'époque c'était révolutionnaire, une femme qui vivait avec ses deux enfants toute seule, et son chien. Je prenais souvent son chien quand elle partait je m'occupais de.... et pourtant j'avais pratiquement l'âge de ses enfants, je gardais ses enfants. Et avec elle j'ai... même quand elle a déménagé j'ai déménagé, on est resté en contact pendant des années hein. (...) j'ai toujours eu des relations avec des gens plus âgés, je sais pas pourquoi d'ailleurs " (Assia)’Dans le cas de Leïla, l'initiation a concurrencé les apprentissages scolaires, elle a été déterminante. A son arrivée dans une cité de banlieue, elle ignorait tout de la vie en France des migrants maghrébins — "des défavorisés". Elle a écouté les femmes parler, elle a joué dans l'immeuble le rôle d'un notable, elle a fréquenté en particulier une Tunisienne noire. A travers la pluralité de ces relations, certaines plus étroites et d'autres plus lâches, elle a construit un pont entre vie individuelle et vie sociale, tout en s'assurant, dans un collectif plus vaste que la famille, une place homologue à celle qu'elle occupait dans le groupe familial.
‘— "[les débuts à la ZUP] J'étais une des seules qui étaient en 3e mon frère était au lycée ma sœur était au lycée, donc on était la seule famille dont les enfants étaient déjà soit au lycée soit en 3e, les autres ils étaient soit en 4° soit en SES soit en CET à l'époque des trucs... (...) Moi j'allais avec eux et en plus j'étais vachement chez les bonnes femmes. Moi je me suis faite copine avec la Tunisienne, une dame noire en plus, j'étais toujours avec les défavorisés j'allais chez elle je lui gardais les petits et puis elle me donnait des ? et puis elle me racontait ... elle faisait mon éducation, elle m'apprenait ce qu'il y avait à Olivier de Serres, déjà elle me racontait ce qui se passait et tout. Et puis bon comme je remplissais les papiers du bâtiment donc j'étais la seule qui montait et descendait aller chez machin chez une telle tout ça. (...) En plus j'ai travaillé dans ce centre social là-bas avec leurs enfants, j'en ai élevé élevé élevé des gamins donc, et c'est là où j'ai... je me suis un peu affirmée aussi peut-être, parce qu'on m'a donné un certain... je savais que j'avais un pouvoir donc bon." (Leïla)’Notons d'abord le renversement de l'horizon, corrélatif aux pratiques de Leïla. Le nous homogène qui est au fondement des relations sociales quand les conditions de l'individuation ne sont pas réunies, devient potentiellement un nous complexe à construire quand celle-ci prend une forme dialogique. C'est un processus en boule de neige. L'assurance intime, coextensive à la reconnaissance familiale, lance les «aînées» dans des relations personnelles hors de l'entre-soi; du même coup, elles se singularisent individuellement et acquièrent de l'assurance, à l'occasion de ces échanges de formes diverses qui ne se limitent pas à des échanges de paroles. Il est une condition cachée pour que ces relations «prennent», comme prend une mayonnaise. La violence inhérente au rapports de classe, de sexe, de race doit être neutralisée par le poids équibré des forces et faiblesses de chaque partenaire.
On ne recensera pas les multiples travaux consacré au fonctionnement de la parole, citant seulement, du côté sociologique, P. Bourdieu, Ce que parler veut dire, Fayard, Paris, 1982. I. Joseph, R. Castel et alii, Le parler frais d'Erving Goffman, Colloque de Cerisy 17-24 juin 1987, Ed. Minuit, Paris, 1989; du côté linguistique, l'ouvrage de synthèse de C. Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales, A. Colin, Paris, tome 1 1990, tome 2 1992.
F. Flahault, La parole intermédiaire, Seuil, Paris, 1978, «Acte illocutoire et place», pp. 38-69. L'analyse ne situe pas l'acte illocutoire dans le même cadre que les travaux d'Austin, Searle et Ducrot. Pour illustrer la portée illocutoire d'une proposition implicite, cet exemple est emprunté à Proust : "Dites donc, Charlus, dit Mme Verdurin, qui commençait à se familiariser, vous n'auriez pas dans votre faubourg quelque vieux noble ruiné qui pourrait me servir de concierge? - Mais si... mais si..., répondit M. de Charlus en souriant d'un air bonhomme, mais je ne vous le conseille pas. — Pourquoi? — Je craindrais pour vous que les visiteurs élégants n'allassent pas plus loin que la loge.", p. 47.
Dans les échanges verbaux de l'entre-soi au contraire, les paroles sont soit formules de politesse, c'est-à-dire réassurance mutuelle des statuts, soit décharge pulsionnelle, accompagnement de l'action ou soliloque à voix haute, c'est-à-dire flatus vocis. Cf. supra, se disputer pp. 60-65.
F. Flahaut applique cette analyse à des exemples d'échanges langagiers dans la suite de l'ouvrage cité .
Cf. supra, p. 167.
Cet individualisme, bien que plus étroit que celui du XVIIe siècle européen, est en continuité avec lui : "Celui-ci est en effet l'affirmation d'une propriété, il est essentiellement possessif. Nous désignons ainsi la tendance à considérer que l'individu n'est nullement redevable à la société de sa propre personne ou de ses capacités, dont il est au contraire le propriétaire exclusif. (...) Dans cette perspective, la société se réduit à un ensemble d'individus libres et égaux, liés les uns aux autres en tant que propriétaires de leurs capacités et de ce que l'exercice de celles-ci leur a permis d'acquérir, bref, à des rapports d'échange entre propriétaires.", C.B. Macpherson, Théorie politique de l'individualisme possessif, trad. franç. Gallimard, Paris, 1971, p.13.
R. Caillois (1958), p. 192 : "La vedette et le champion proposent les images fascinantes des seules réussites grandioses qui peuvent échoir, la chance aidant, au plus obscur et au plus pauvre. Une dévotion sans égale salue l'apothéose fulgurante de celui qui n'avait rien d'autre pour réussir que ses ressources personnelles : muscles, voix ou charme, armes naturelles, inaliénables, d'homme sans appui social."