une société de «semblables»

Dans les énoncés corrélés à la CS ouvrier, à la socialisation maternelle et à la scolarisation dans le collège du secteur (n=6), le postulat qui sous-tend les comparaisons, est une indifférenciation en rapport avec l'homogénéisation des conditions de vie 276 ;. A la limite, on habite les mêmes appartements, on vit de la même manière, on se sent pareil,on est pareil. Les quelques différences perçues sont jugées peu significatives.

‘— "Pfou j'y suis pas allée souvent [dans des famille algériennes], c'est vrai qu'ils étaient plus nombreux ça paraissait plus petit que chez moi quoi, ça paraissait plus resserré quoi ils avaient l'air d'être moins à l'aise il y avait moins d'espace que chez nous, autrement... si la nourriture c'était pas tout à fait pareil je veux dire... les gâteaux c'était pas non plus tout à fait les mêmes, moi qui étais difficile c'est vrai que j'avais pas tellement aimé... autrement le reste... bon ils s'habillaient comme nous ils vivaient comme nous quoi." (Nadine)’ ‘— " Je vois pas de différences avec ma propre famille, si ce n'est qu'ils ne viennent pas du même ... nous on vient de la Tunisie, bon il y a cet aspect extériorité mais sinon....c'est vrai que les gens bon de pure souche bon ils ont des facilités pour voir de la famille parce que bon sur le territoire français c'est plus facile, sinon à part ça il y a rien d'autre." (Anna)’ ‘— "Ah [français] de souche 277 , ben moi je me sens pas différente d'eux quoi hein, je me sens pareille je me sens pas .. disons que oui je me sens comme eux quoi, je sens pas de différences." (Thérèse,)’

On a eu tort de mettre les trois énoncés sur le même plan. Dans les énonciations de Nadine et d'Anna, l'une d'origine française, l'autre fille de migrants pieds-noirs et petite-fille de notables, l'étalon de la comparaison est «ma famille» ("chez moi", "ma propre famille") ; dans celle de Thérèse, fille de migrants d'origine espagnole et pied-noir spécifiés par la CS ouvrier, il est devenu «les Français» ("eux"). Le point de vue change. Au constat tranquille se substitue un énoncé à valeur performative. L'assertion de Thérèse, acte de parole, oppose préventivement un démenti à tous les discours qui disqualifient a priori les descendants de migrants par rapport aux descendants de Français «établis». Pour repérer le démenti implicite, ils suffit de rapprocher l'énoncé de Thérèse de trois autres énoncés où il est explicite. Ils sont corrélés à une origine hispano-italienne et à une origine algérienne, dans deux cas à une socialisation paternelle et maternelle.

‘— "(...) Voyez par exemple les mamans de mes amies je sais pas pour qui elles devaient nous prendre mais par exemple c'est arrivé qu'on m'offre tout un carton d'habits, ben ça ça m'a vexée parce que j'avais pas besoin d'habits, non non on n'était pas pauvre on pouvait se les payer nos habits mes parents pouvaient nous les payer, ça c'est quelque chose qui m'a profondément vexée. (...) Ou alors par exemple quand elles m'invitaient à manger : "Ah ben ça t'as jamais dû en manger", ben qu'est-ce qu'elles croyaient, mes parents ils savaient faire la cuisine autant qu'elles hein, on mangeait peut-être la même chose qu'elles. (...) Avoir comme un peu de pitié ou des choses comme ça, il y a rien de pire il y a rien de plus vexant de plus offensant que ça." (Christine)’ ‘— "On avait une copine entre autres chez laquelle on allait. Elle avait plein de jouets mais déjà à l'époque avec Djamila on remarquait que... il y avait elle et Alain son frère ils s'habillaient très mal, mais leur mère... même à la maison c'était un peu crado mais tout ce qu'elle savait faire c'était leur acheter des confiseries et des jouets, et c'est souvent ça en fait. Autrement qu'est-ce qu'ils avaient de particulier? rien de plus que nous hein." (Fadila) ’ ‘— "Ben déjà une chose que j'apprécie pas du tout c'est quand ils font référence aux familles maghrébines ou arabes " Oui leurs gamins sont sales ou mal élevés ou ci et ça". Moi j'avais des petits copains français et copines françaises elles étaient pas mieux que nous, ni mieux ni moins bien, ceux qui étaient vraiment mieux c'est ceux qui avaient des choses matériellement parlant mieux, mais au niveau du savoir-vivre de l'éducation ils étaient pas mieux que nous, ça ça me plaisait pas tellement jusqu'à présent, et jusqu'à présent on me dit "Vous c'est pas pareil toi t'es pas pareille", alors que c'est faux. Enfin je sais pas mais je pense que c'est faux puisque je suis issue d'une famille où les deux sont algériens et les deux ont été élevés en Algérie, mes parents donc ils m'ont appris ce qu'on leur a appris, et moi je vis à peu près à leur manière, sauf que je suis intégrée, ben c'est normal je suis allée à l'école je regarde la télé, je fréquente plus de gens, par rapport à ma mère je rencontre peut-être beaucoup plus de gens; mais mis à part j'élève mes gamins comme elle m'a élevée en fait." (Malika)’

Disons de façon triviale que les trois énonciatrices saisissent l'occasion de la question posée — Quand vous alliez chez des copines, est-ce qu'il y avait des manières d'être ou des manières de faire qui vous paraissaient différentes de celles de votre famille? — pour vider leur sac : les Français, ou du moins une part d'entre eux, ont à l'égard des migrants d'origine étrangère des a priori non seulement offensants mais infondés. D'emblée, ils instituent entre eux-mêmes — propriétaires fortunés d'un pays riche et civilisé — et les migrants — doublement misérables, puisque pauvres et ignorants de la civilisation française — des rapports de dissymétrie. Ainsi se conduisent les mères des amies de Christine. La dissymétrie risque d'être plus marquée encore quand il s'agit de migrants d'origine algérienne, puisqu'elle peut s'arrimer à l'opposition colonisateurs/colonisés.

On repère des différences entre les discours. Christine rejette le double étiquetage avec humeur, Fadila et Malika témoignent que les familles algériennes n'ont rien à envier aux familles ouvrières d'origine française. L'une (socialisation maternelle) fait la comparaison en termes quantitatifs ("elles avaient rien de plus que nous"), l'autre (socialisation paternelle et maternelle), en termes qualitatifs ("un niveau du savoir-vivre, de l'éducation, elles étaient pas mieux que nous“), en homologie avec l'opposition repérée à travers les cas d'Inès et d'Isabelle. Par-delà leurs différences, les quatre discours spécifiés par une origine étrangère, manifestent indirectement le désir d'être reconnu dans la société française comme un membre parmi les autres. Ni plus ni moins.

L'expérience d'Emilia est atypique dans la population, parce qu'elle a été vécue comme indissolublement liée à l'origine étrangère et à l'origine populaire. L'écolière, exilée en 6e dans un lycée fréquenté par les enfants de classes moyennes instruites, a pris conscience dans la honte que les pratiques de son milieu avaient valeur de marques d'indignité dans le nouveau milieu 278 . La sortie hors du quartier, qui l'a rendue consciente à un âge précoce de la division de la société en classes aux styles de vie distinctifs, a été à la fois traumatisante et stimulante 279 .

‘— "Un choc oui parce que ça n'avait rien à voir, ben c'est là que j'ai commencé à voir des filles avec des raquettes de tennis, et puis le sport tout ça moi c'était la honte tout ça j'en avais jamais fait, pour des tas de trucs oui. (...). Les filles faisaient du ski enfin elles faisaient des trucs quoi moi j'avais jamais rien fait avant donc j'en souffrais pas avant puisque moi je m'amusais dans la cité et puis dans le parc qui était à côté. Et puis bon ç'a été un choc aussi par rapport à la culture que les gens avaient parce que moi au cours de musique ç'a été la Bérézina parce que je... je panais même pas un do un sol et tout, on nous faisait reconnaître les notes au piano moi... c'est là que j'ai senti vraiment... le cours de musique alors là ç'a été ç'a été complet là, là j'ai senti l'étendue du... de l'écart qui me séparait quoi par rapport aux Français normaux. Mais peut-être parce que c'étaient pas des Français popu au lycée L. hein, à l'époque c'était très... le lycée L. on rentrait pas comme ça." (Emilia)’

Notes
276.

On emprunte l'expression "société de «semblables»" à R. Castel, L'insécurité sociale, Seuil, Paris, 2003, qui qualifie ainsi la société salariale. "Le modèle de société ainsi réalisé n'est pas celui d'une société d'égaux (au sens d'une égalité «de fait» des conditions sociales) (...) . Une société de semblables est une société différenciée, hiérarchisée donc, mais dont tous les membres peuvent entretenir des relations d'interdépendance parce qu'ils disposent d'un fonds de ressources communes et de droits communs.", p. 34.

277.

Anna et Thérèse sont les seules enquêtées qui usent de cette expression devenue usuelle — mais surprenante dans un Etat-nation de forme républicaine, puisqu'elle identifie affiliation nationale et appartenance lignagère familiale — probablement empruntée à la terminologie jurididique.

278.

Cf. A. Ernaux, Les armoires vides,Gallimard, Paris, 1974.

279.

Dans le contexte antérieur à l'explosion scolaire, le secondaire n'était pas fréquenté par les enfants d'origine populaire. L'expérience d'Emilia renouvelle celle des rares lycéens d'origine populaire, tels les boursiers d'origine rurale de la IIIe République, contraints de facto à se convertir aux pratiques culturelles légitimes. On hésitera néanmoins à mobiliser le concept d'alternation de Berger et Luckmann pour la définir. "L'alternation exige des processus de re-socialisation. Ces processus ressemblent à une socialisation primaire, dans la mesure où ils doivent redistribuer de façon radicale les accents de la réalité et dès lors reproduire à un degré considérable l'identification fortement affective au personnel de socialisation qui était caractéristique de l'enfance.", P. Berger, T. Luckmann (1989), p. 214. Dans le cas d'Emilia, le processus qui s'enclenche est intellectuel, il la rend capable d'objectiver la position de sa famille dans le monde social, il l'orientera vers des engagements professionnels et syndicaux qui ne la coupent pas complètement de la classe ouvrière. On mettra donc l'accent sur la distanciation par rapport au vécu et sur la complexification du système de références.