le repérage des différences

Plus nettement que le premier sous-ensemble, le second (n=5) est structuré par une ligne de clivage qui sépare les discours à visée objectivisante des discours construits autour de jugements axiologiques.

Céline se borne à noter la différence des modes de régulations chez elle et chez la voisine, Warda, la froideur des relations à l'intérieur des familles françaises, qui contraste avec la chaleur de la famille-communauté.

‘— "Je trouve qu'en général c'était plus cool que chez moi. Il y avait moins de règles, chez nous on fait les choses à telle heure tout ça, là c'était plus... disons la façon de vivre je la trouvais différente de la nôtre quoi, moins d'ordre plus de spontanéité oui" (Céline)’ ‘— "La chose qui me vient qui me saute aux yeux, c'est que la cellule familiale n'existe pas, il n'y a pas de cellule familiale, alors que chez nous, chez nous elle est... elle est trop trop trop présente on étoufferait même presque, et justement il n'y a jamais de juste milieu, et c'est vrai que chez les Européens chez les Français je crois qu'elle n'existe pas, et ça c'est... je crois que c'est dur quand même c'est dur... mais c'est vrai que quand on a vécu... Je sais pas comment ils le vivent de l'intérieur mais.... mais quand on jette un œil comme ça sur une famille française c'est vrai qu'on se dit “Quand même il manque, je sais pas cet amour familial”, bien qu'ils aiment leurs enfants et les enfants aiment leurs parents." (Warda)’

Dans les trois autres cas, non seulement le mode de vie des copines est jugé favorablement mais il se configure en alternative désirable. Sylvie (socialisation maternelle), qui s'est intégrée dans un groupe d'âge en réaction contre les contraintes imposées par la mère et contre les régulations impersonnelles de l'école, s'oriente vers la dépense hédoniste plutôt que vers le statut de propriétaire prôné par la mère. Elle met en rapport augmentation du pouvoir d'achat et élargissement possible de la vie individuelle. Comme chez Isabelle ou chez Hacina, la sensibilisation à un style de vie différent de celui de la famille enclenche une dynamique de transformation personnelle. Mais au lieu d'emprunter le canal des interactions verbales, elle s'ancre dans le désir de confronter son corps à l'espace, en maîtrisant des techniques — la voiture, le vélo, le ski.

‘— "Ah ouais j'en pensais quelque chose ouais, euh eh ben, eh ben en fait à l'époque j'avais une amie ma meilleure amie Claire qui était française et c'est sûr que ses parents ils avaient rien hein ils ont eu une maison à la retraite quoi une maison à eux, mais ils avaient une voiture elle avait un vélo elle partait au ski elle partait avec ses parents, moi je restais ici elle toutes les vacances scolaires elle était à quelque part, j'en pensais que c'étaient des gens qui peut-être effectivement après avaient moins de sous dans l'année mais qui au moins en profitaient, je trouvais que ces gens là profitaient beaucoup plus que nous, ouais". (Sylvie)’

Nadia se prépare peu à peu à choisir une vie réglée par une discipline de type scolaire, en réaction contre le laisser-aller maternel. Elle pratique les appartements de ses amies comme une école annexe où elle se familiarise avec l'agencement d'un logement moderne et avec le style de vie autodiscipliné qu'il implique 280 . Il importe de contrôler ses pulsions dans tous les domaines de l'existence, de ranger les objets tout autant que de restreindre le nombre des naissances.

‘— "Déjà au niveau du rangement tout ça c'était très bien rangé c'était bien propre et tout, chez nous ça traînait de partout c'est pour ça qu'en fait je faisais pas rentrer les copines quoi, il y avait toujours du linge de partout c'était tout dans le désordre etc, alors là c'était vraiment différent quand même. C'est vrai que en général les amies que j'avais avaient quand même un niveau.. enfin elles avaient plus de biens mobiliers etc, enfin j'avais l'impression.. oui elles vivaient mieux que moi certainement. Elles avaient plus d'objets et puis je sais pas, bon ben au niveau... c'étaient quelquefois des copropriétaires qui avaient leur appartement nous on était locataires, et puis au niveau du mobilier c'était joli, enfin c'était joli... c'était de qualité il y avait beaucoup beaucoup de choses, mais bon c'était parce que c'étaient des familles qui avaient un ou deux enfants, et qui avaient décidé etc. donc c'était différent." (Nadia,)’

Zina remarque et apprécie la liberté de mouvements des femmes d'origine française et leur activité professionnelle dans la société globale, qu'elle interprète comme la manifestation d'un progrès autogénéré et croissant, qui atteint les femmes maghrébines à sa propre génération. L'évolution insensible qui l'amènera à repousser mariage et procréation d'enfants à une date indéterminée, a sans doute comme point d'appui l'évolution qui s'est faite dans le couple de ses parents, le père déléguant peu à peu ses prérogatives à la mère.

‘— "(...) Différentes, par rapport à la liberté des femmes donc dans les familles françaises parce qu'elles sont plus libres que les femmes maghrébines enfin dans le temps, même maintenant je dirais. ’ ‘— Libres?’ ‘— Ben libres de faire ce qu'elles ont envie de faire (rire). C'est beaucoup dire peut-être mais moi je le vois comme ça, je le vois surtout par rapport à ma mère à mes tantes à mes cousines; quand elles voulaient aller à une fête ou à quelque chose elles devaient demander la permission alors que, je le pense hein je sais pas si c'est vrai, alors que je pense qu'une femme française si elle a envie d'aller où elle veut je pense qu'elle irait. Le travail elles travaillent, avant nous les maghrébines on travaillait pas. (...) Je parle des mères hein pas des filles." (Zina,)’

Bref, une fois encore, l'analyse empirique met en évidence que le clivage coextensif à l'hétérogénéité des modes d'apprentissage dans les sociétés précapitalistes et dans les sociétés capitalistes survit dans le contexte de la société salariale. Dans les conditions définies par «équilibrages archéomodernes-milieux antéindustriels» et par l'hysteresis de la famille-communauté, la socialisation des «aîné(e)s», représentants du groupe familial, distinctive par rapport à celle des frères et sœurs non-représentants, rend possible une individuation «dialogique», à condition de recontrer des partenaires individué(e)s. Dans les conditions définies par «salariat industriel», l'individuation des filles, stimulée par un conflit avec la mère dans les conditions de Temps1, a partie liée avec la découverte que d'autres sont «mieux loti(e)s» et avec le désir de vivre comme eux, comme elles. «Monologique», elle s'appuie à la fois sur l'observation, la comparaison de moi et autrui, et une distance à l'ici et maintenant qui peut déboucher sur la capacité à imaginer le futur. Le schéma à peine dessiné, il faut en souligner les limites. Les catégorisations, en particulier celle des deux formes d'individuation, qui se mêlent dans les apprentissages individuels empiriques, se révèlent des outils conceptuels. Plus précisément, des idéaux-types.

Notes
280.

Cf P. Bourdieu, Algérie 60, structures économiques et structures temporelles, Ed. de Minuit, Paris, 1977, pp. 107-114.