4.3. monde scolaire et monde familial

4.3.1. la scolarité élémentaire

le cadre : école primaire et école élémentaire

Pour étudier la scolarité des enquêtées, on a choisi une focalisation large, incluant des traits significatifs corrélés à l'histoire de l'institution scolaire en France. L'école primaire de Jules Ferry instituée par la bourgeoisie républicaine à destination du peuple constituait un secteur scolaire autonomisé, coupé tant de l'enseignement secondaire que de la formation professionnelle. Cette coupure a conditionné les caractéristiques d'une école qui avait à concilier des objectifs potentiellement contradictoires : hausser le niveau d'instruction générale de la population, attacher les masses populaires à la nation républicaine, leur inculquer le sens des hiérarchies sociales et de leur place subordonnée.

Cette logique structurelle a été minée à partir de 1945 par le développement des cours complémentaires, puis par l'ouverture du premier cycle de l'enseignement secondaire à la totalité des nouvelles générations d'enfants à la suite du train de réformes de 1959-63, mais l'organisation de l'école est restée fondée sur le socle initial. Dans les années 1960, l'école officiellement appelée aujourd'hui élémentaire, tout en étant infiltrée par les aspirations à l'épanouissement individuel que suscitait le contexte socio-historique d'expansion économique et d'invites à la consommation, fonctionnait en continuatrice de celle du XIXe siècle. Les programmes, dont la progression avait été codifiée en 1923, sont restés en vigueur jusqu'à la réforme Guichard de 1969. Et les activités scolaires demeuraient encadrées par le dispositif formel traditionnel. L'emploi du temps affiché dans la salle de classe précise l'ordre selon lequel s'enchaînent les séquences d'exercices; les divers cahiers où sont consignés les exercices dans les différentes matières et leur date permettent à la fois à l'instituteur (ou à l'institutrice) de contrôler le travail des élèves et à l'inspecteur de contrôler celui de l'instituteur 281 .

L'unité forte de l'école primaire tient à la cohérence du cadrage formel , repris en parti des écoles cléricales, et des contenus d'enseignement. On peut voir en elle une sorte de couvent laïque où l'on apprend à plier son corps à des règles impersonnelles. Cet enclos protégé des bruits du monde est divisé en deux espaces spécialisés, le dedans — salles de classes pour l'étude —, le dehors — cour, préau et toilettes pour les besoins du corps. Des horaires fixent une fois pour toutes les heures et les durées des cours et des récréations. La disposition des salles de classe inscrit dans l'espace, d'une part la hiérarchisation entre instituteur et élèves, d'autre part l'égalité formelle entre les individus-élèves, métonymie de l'égalité formelle entre tous les citoyens quel que soit leur âge — et potentiellement leur sexe. On sait que les pupitres à deux places, disposés l'un derrière l'autre en quatre ou cinq impeccables rangées, font face au bureau de l'instituteur juché sur une estrade. Les règles de l'hexis corporelle et de la distribution de la parole font écho à l'organisation spatiale. L'instituteur à son gré reste assis à son bureau, se déplace jusqu'au tableau noir pour écrire ou va et vient entre les pupitres, les élèves restent assis immobiles à leur place, sauf s'ils sont appelés au tableau. L'un parle à la cantonade, les autres font converger leurs regards vers la source de la parole et se taisent, levant le doigt pour répondre à une question posée en se gardant de laisser fuser la réponse avant d'y avoir été nommément invités. Le fonctionnement sans à-coups d'un tel dispositif implique un accord social sur le postulat sous-jacent. Il faut que soit admis comme allant de soi qu'il n'est pas de civilisation sans lutte préalable contre le corps et ses passions; donc que seule une pédagogie de la discipline peut libérer les petits sauvages que sont les enfants de la corruption inhérente à la nature humaine pour les hisser jusqu'à la dignité de l'être cultivé 282 . Il revient au maître de guider fermement les enfants en contenant gestes et paroles spontanés.

L'intériorisation précoce, par les écoliers, des règles commandant les conduites à l'école constitue subjectivement l'ordre social existant en ordre nécessaire plaçant les uns à un rang supérieur et les autres à un rang subordonné. On sait que la paysannerie est restée jusqu'aux années 1950 imprégnée de ces dispositions, tout à fait en harmonie avec le vœu explicite de la bourgeoisie républicaine : que le peuple reste à sa place. Dans l'ouvrage qu'il a écrit sur le village provençal de Roussillon, après y avoir fait un séjour d'un an en 1951, le sociologue américain L. Wylie montre que la sévérité de la discipline scolaire coïncidait avec celle des règles de conduite inculquées dans les familles. Les enfants apprenaient très tôt à se soumettre aux exigences des adultes 283 .

‘" Une autre leçon que l'enfant apprend dès le plus jeune âge, c'est que la fatigue n'est pas une excuse pour ne pas faire ce qu'on attend de lui. Dès qu'il sait marcher convenablement, il ne doit plus songer à se faire porter. Lorsqu'on aperçoit un enfant dans les bras de ses parents, on le regarde avec surprise et inquiétude car on suppose qu'il est blessé ou malade."’ ‘(A partir de quatre ans l'enfant fréquente l'école)’ ‘"Mais une fois l'enfant adapté — ce qui ne prend pas longtemps — il doit se soumettre aux mêmes règles de discipline que les autres élèves. Pendant trois heures le matin et trois heures l'après-midi, il doit rester assis à son pupitre sans bouger et sans parler à ses petits camarades. Il a droit à un quart d'heure de récréation le matin et un quart d'heure l'après-midi, au cours duquel il peut s'amuser à son gré." ’ ‘" (...) En principe, les classes enfantines ne jouent qu'un rôle de garderie où les mères envoient leurs enfants pour se libérer un peu dans la journée. De temps à autre Mme Girard se consacre à leur enseigner l'alphabet, elle leur fait aussi apprendre des poèmes et des chants. Mais la plupart du temps, elle doit s'occuper des enfants plus âgés regroupés de l'autre côté de la classe et qui, eux, suivent un programme établi. Les petits doivent donc apprendre à s'amuser tout seuls sans faire de bruit avec le papier, les crayons de couleur, les cubes de bois et les quelques livres qu'on leur a distribués. (...) Et pourtant, les enfants de quatre à cinq ans apprennent des choses d'une importance certaine. Ils apprennent à rester assis sans bouger pendant des heures de suite. Ils apprennent à se soumettre à la discipline scolaire. Ils apprennent même à apprendre — c'est-à-dire qu'on les initie à la méthode d'enseignement qui consiste à copier et à répéter ce que dit l'institutrice."’

La place centrale attribuée à la discipline et à l'effort s'harmonise avec l'ambition, à la fois grande et bornée, des objectifs de savoirs. Il s'agit de munir les élèves en savoirs usuels 284 pour leur vie entière, mais en même temps de contenir leur formation intellectuelle dans les limites du savoir enseigné. L'enseignement n'est pas centré sur le savoir, mais sur le profit que les hommes en retirent 285 .

Ce profit est à la fois pratique, moral et social. Ainsi, l'enseignement du français est-il centré sur l'orthographe, dont la maîtrise est considérée comme utile parce qu'elle conduit à se constituer en héritier de la langue, donc de la civilisation française, et à désirer être reconnu comme tel par autrui. La grammaire «scolaire», comme l'a montré A. Chervel 286 , est un échafaudage bâti au cours du XIXe siècle pour servir d'appui à l'apprentissage de l'orthographe, et qui n'a aucun lien avec la recherche linguistique de la même époque. Le but n'est pas de développer les capacités d'expression des élèves mais de leur inculquer les normes du «bon» français qu'on apprend à l'école, distant du «mauvais» français que parlent les incultes, qualifié indifféremment de populaire, de vulgaire, de relâché 287 . L'enseignement donne une grande place à la mémorisation et attache du prix aux qualités formelles — présentation soignée, écriture bien formée, orthographe parfaite, phrases modèles. Il apprend aussi que chaque élément concret fait partie d'un ensemble cohérent régi par des règles immuables 288 . L'individu n'a de sens que par rapport à l'ensemble humain dont il est membre.

Les diverses pédagogies nouvelles procèdent d'un postulat opposé qu'on peut résumer brièvement en deux propositions : chaque individu a une valeur propre parce qu'il est singulier; il recèle en lui des potentialités qui se révèlent dans un processus d'individuation-socialisation — d'individuation dialogique — dont le développement coïncide avec un accomplissement personnel. Au lieu que l'appartenance de l'individu à un groupe soit une donnée qui limite d'emblée les lignes de sa croissance, l'inachèvement du nourrisson à sa naissance devient la promesse d'un développement singulier indéfini. Les présupposés excluent que l'éducation soit une inculcation, et lui fixe comme double objectif de réaliser des conditions favorables au développement des capacités individuelles et de structurer les acquisitions. L'incompatibilité des postulats de base fait comprendre que l'école primaire se soit ouverte avec réticence à des expériences qui minaient sa logique. Ainsi, désavoué par une sanction officielle dans le conflit qui l'opposait au maire de sa commune, Freinet a-t-il quitté en 1933 la discipline de l'enseignement public pour la liberté d'une école privée fondée par lui.

Dans l'espace-temps de la périphérie lyonnaise et des années 1960-70, le système n'avait plus la cohérence que Wylie avait observée au début des années 1950 dans un village provençal. On trouve quelques traces de diversification dans le matériau même de l'enquête. Deux enquêtées des générations les plus anciennes, Inès et Gabrielle nées respectivement en 1954 et 1956, évoquent les "longues, longues règles" avec lesquelles les maîtresses tapaient sur l'épaule des élèves sans avoir besoin de bouger de leur bureau, tandis que Malika, née en 1960, oppose deux pédagogies à travers deux figures d'instituteurs. L'homme en blouse grise qui "faisait peur" et qui "imposait sa loi" — "en rang il fallait pas dire un mot" —, et l'instituteur "génial" qui demandait aux enfants de "mimer des poésies", sans trop bousculer les timides. La variété des pédagogies était néanmoins contenue dans des limites étroites, comme le suggère le décalage entre les rubriques de l'avant-dernière et de la dernière page des carnets scolaires. Après le témoignage de l'intérêt pour le développement de l'enfant, vient un resserrement sur le cadre traditionnel :

  • La page 5 est un bilan centré sur les résultats de l'enfant. Age à chacun des cours et notation dans les matières au moyen des lettres A, B, C (bon, moyen, faible). Les matières sont divisées en trois groupes — français (expression orale, expression écrite, lecture, orthographe, grammaire), calcul (opérations, problèmes), autres disciplines (leçons d'observation, géographie, histoire, travail manuel, dessin, chant, éducation physique). Les résultats sont complétés par des indications sur l'âge d'acquisition de capacités et par des "observations éventuelles des maîtres sur le caractère et la sensibilité".
  • La page 6 est une synthèse de la scolarité de CM2 rédigée à destination de la commission d'admission en 6e. Les résultats scolaires sont les moyennes (à deux décimales) en orthographe-grammaire, lecture, calcul pour les trois trimestres. La moyenne générale est calculée, ainsi que le classement 289 . Figurent également deux appréciations : le CM2 est désormais un premier palier d'orientation.
Notes
281.

Sur l'école primaire cf. A. Prost, Histoire générale de l'enseignement et de l'éducation en France, t.IV, "l'école et la famille dans une société en mutation", 1930-1980, Paris, Nouvelle librairie de France, 1981, notamment pp.160-201. G. Vincent, "Histoire et structure du système scolaire français : l'enseignement primaire", RFS, XII 1972; L'école primaire française, Lyon, PUL, 1980. B. Charlot, L'école en mutation, Crise de l'école et mutations sociales, Paris, Payot, 1987, pp. 44-72.

282.

B. Charlot, La mystification pédagogique, Paris, Payot pbp, 1976, ch. 2, pp.25-84

283.

L. Wylie, Un village du Vaucluse, trad. franç. Paris, Gallimard, 1968, "Grandir à Peyrane", pp. 59-163; passages cités pp. 73 et 79-80

284.

G. Vincent, "Histoire et structure du système scolaire français : l'enseignement primaire", Revue Française de Sociologie, XII 1972, p. 67.

285.

L. Wylie (1968), "enfin, on semble considérer que le savoir ne vaut que dans la mesure où il s'applique aux êtres humains. On ne cherche pas, en effet, à inculquer aux enfants l'amour du savoir pour lui-même (...)." pp.99-100.

286.

A. Chervel, ... et il fallut apprendre à écrire à tous les petits français, Histoire de la grammaire scolaire, Paris, Payot, 1977, notamment pp 275-283.

287.

Une étude des grammaires scolaires en usage dans les années 1960 fait ressortir que la "langue correcte" est définie par le sentiment linguistique des auteurs de manuels, et non par des critères objectifs. "Et le fait que tous les auteurs de manuels forgent une partie des exemples qu'ils proposent (...) révèle qu'ils sont conscients de faire la grammaire de leur langue, ou plutôt d'un aspect particulier de leur pratique linguistique : celui qu'ils jugent devoir être transmis aux élèves; c'est-à-dire, celui qu'ils ont appris à considérer comme "correct" au cours de leur formation". G. Petiot, C. Marchello-Nizia, "La norme et les grammaires scolaires", Langue française n° 16, 1972, p.109

288.

L. Wylie (1968) p. 99 : "En histoire on commence par leur présenter un cadre général qu'ils doivent apprendre par cœur. L'étude de l'histoire consiste donc en partie à remplir ce cadre. Un fait isolé est sans importance. Il n'est pris en considération que s'il peut être rattaché à d'autres faits historiques et surtout s'il trouve sa place par rapport à l'ensemble du phénomène étudié".

289.

Les classements, officiellement supprimés par circulaire en 1969, survivaient sur le terrain. Cf A. Prost (1981) p. 164.