se faire élire déléguée de classe

Les variations du rapport à la charge de délégué de classe éclairent une nouvelle facette de la dissymétrie entre ethos de «représentant» et ethos de fille. Dans les commentaires qui accompagnent les réponses à la question 61 — Est-ce que vous avez été déléguée de classe? — les enquêtées identifient en effet cette charge à la qualité de représentant des élèves siégeant aux conseils de classe trimestriels 321 , On sait que le dernier de ces conseils décide de l'avenir scolaire de chaque élève — il est soit admis dans la classe supérieure, soit admis à redoubler soit non repris à la rentrée suivante, il est orienté dans telle ou telle section — , les intéressés et leurs familles pouvant faire appel de ces verdicts devant une commission ad hoc.

Formellement, le conseil de classe se présente comme une assemblée juridico-politique, présidée en principe par le chef d'établissement. Les délégués des parents, ainsi que les délégués élus par les élèves de la classe sur le modèle des députés élus par les électeurs d'une circonscription, en sont membres de droit avec voix consultative. Cette officialisation, qui appelle des compétences sociales, agit comme un instrument de tri, portant certain(e)s élèves à faire acte de candidature, d'autres au contraire à s'en abstenir. Les compétences sociales ne sont pas également réparties. Reportons-nous à l'analyse de Pierre Bourdieu, à propos d'une variation dont les ressorts sont homologues. Repérant que dans les sondages le taux de non-réponses aux questions politiques varie "en raison directe de la position dans les différentes hiérarchies", les taux les plus élevés étant corrélés au sexe féminin, au faible niveau d'instruction, à la position basse dans la hiérarchie sociale, il écrivait :

‘" Cela semble vouloir dire que les gens ont une probabilité de s'abstenir d'autant plus grande que la question est plus politique et qu'ils sont moins compétents politiquement. Mais c'est une simple tautologie. En fait, il faut se demander ce que c'est qu'être compétent. Pourquoi les femmes sont-elles moins compétentes techniquement que les hommes? La sociologie spontanée donnera immédiatement vingt explications : elles ont moins le temps, elles font le ménage, elles s'y intéressent moins. Mais pourquoi s'y intéressent-elles moins? Parce qu'elles ont moins de compétence, le mot étant pris cette fois-ci non au sens technique, mais au sens juridique du terme, comme on dit d'un tribunal. Avoir compétence, c'est être en droit et en devoir de s'occuper de quelque chose. Autrement dit, la véritable loi qui est cachée sous ces corrélations apparemment anodines, c'est que la compétence politique, technique comme toutes les compétences, est une compétence sociale. Cela ne signifie pas que la compétence technique n'existe pas, mais cela veut dire que la propension à acquérir ce qu'on appelle la compétence technique est d'autant plus grande que l'on est compétent socialement, c'est-à-dire que l'on est plus reconnu socialement comme digne, donc tenu d'acquérir cette compétence." 322

La répartition des déléguées et des non déléguées dans la population définie par Temps1 «équilibrages archéomodernes-milieux antéindustriels» (n=12), corrobore et précise l'interprétation. Dans la sous-population spécifiée par la variable «socialisation maternelle-paternelle», les filles, constituées par le père en représentant de la famille hors de l'école et/ou à l'école, se sont toutes fait élire une fois ou plus au cours de leur scolarité; tandis que la fille d'origine française, non constituée en représentant de la famille, n'a jamais osé se porter candidate. Dans la sous-population spécifiée par la variable «socialisation maternelle», la seule lycéenne qui se soit fait élire avait exercé des responsabilités sociales dans le quartier.

La compétence sociale, corrélée le plus souvent à la reconnaissance paternelle dans les cas empiriques, peut donc s'acquérir ailleurs que dans la famille. Il est plausible qu'à la différenciation de sa genèse corresponde une différenciation de l'univers de sens qui sous-tend les pratiques de délégué. Les commentaires d'Assia et de Dalila donnent l'occasion de mettre en perspective deux cas que la dissymétrie des variables descriptives rend emblématiques. D'un côté, organisation «autocéphale», place de représentant, socialisation masculine, de l'autre, organisation «acéphale» et formation précoce au travail social.

Assia, qui a fréquenté le lycée pendant deux ans, en 2de et en 1e, s'est fait élire déléguée les deux années de suite. Dalila, au contraire, s'est portée candidate en 2de ou en 1e et a été élue, mais elle n'a pas jugé bon de réitérer l'expérience. Les actes sont en rapport avec les postures que les commentaires laissent transparaître. Assia saisit l'occasion d'occuper une position avantageuse et constitue du même coup la classe en espace social hiérarchisé, Dalila renonce à prendre des responsabilités quand elle découvre que le conseil de classe, loin de former une communauté solidaire comme elle l'imaginait, fonctionne comme une chambre d'enregistrement .

‘— "C'est bien d'être déléguée de classe c'est la meilleure position je crois d'ailleurs hein, parce que même si on fait des... je crois que les profs sont beaucoup moins durs quand on est délégué de classe avec nous, parce qu'on est là on est là hein. Et puis c'est bien parce qu'on défend parce qu'on est l'avocat hein. “Alors toi qu'est-ce que tu veux que je dise toi qu'est-ce que tu veux que je dise”, donc on prend toutes nos notes, je crois que c'est une chose que je faisais vraiment sérieusement hein je prenais ça bien à cœur. Et puis quand on commençait à dire du mal et puis que c'était pas justifié à fond, parce que nous on voit ça avec nos yeux hein on voit pas ça de la même manière que les profs... si si moi j'aimais bien hein déléguée de classe.’ ‘— Avec le souci d'être efficace d'être diplomate ou celui de se manifester?’ ‘— D'être efficace de défendre d'être l'avocat de la défense de défendre... en diplomatie j'étais pas très bonne hein moi, j'ai appris ça il y a pas très très longtemps, je suis quelqu'un de très spontané mais spontané dans tous les sens hein, pour moi il y avait pas 50 solutions pour dire quelque chose hein, j'avais pas de tact du tout." (Assia)’ ‘— "Je crois que c'est en 1e, déléguée de classe une année. J'avais été très déçue du conseil de classe, j'avais assisté aux trois conseils de classe et alors c'était passé à une rapidité, je me souviens on disait ”Elève un tel” et puis chaque prof donnait son petit mot quoi, mais vraiment c'était... on n'approfondissait pas du tout à mon avis on cherchait pas du tout à savoir s'il y avait des problèmes ou pas, enfin on n'avait pas le temps quoi il y avait trente et quelques élèves à passer et en une heure et demie de temps on avait passé les trente élèves." (Dalila)’

L'écart entre les expériences restituées a posteriori a été accentué par la scolarisation dans deux sections différentes. Assia était en 2de AB, Dalila en 2de A. En 2deAB, les élèves admis(e)s dans la classe supérieure étaient orienté(e)s, en fonction de leurs vœux et de leurs résultats, soit dans la section générale 1e B, soit dans l'une des trois 1e technologiques tertiaires, 1e G1, 1e G2, 1e G3, éventail de possibles qui appelait des arbitrages, donc des discussions. Il s'agissait de repérer l'orientation ou les orientations les moins risquées en fonction des notes de 2de, des coefficients au bac dans les différentes matières et des vœux. En 2de A, au contraire, il n'y avait pas lieu d'arbitrer. Les élèves admis(e)s allaient tout droit en 1e A ou redoublaient, exception faite de quelques réorientations en 1e B et en 1e G1.

La dualité des postures énonciatives se repère à leur focalisation différentielle. La place de représentant porte à prendre le point de vue autocentré de qui participe à un jeu, la place de non-représentant, le point de vue objectivisant d'un observateur. Le discours d'Assia est sous-tendu par le postulat que la participation des délégués de classe aux conseils est apte à elle seule à tempérer la "sévérité" des profs, disons l'application rigide de règlements impersonnels 323 . Le délégué, en effet, a le privilège d'être physiquement présent quand les autorités de l'établissement statuent sur son sort et sur le sort des autres élèves. A lui de s'imposer par son discours et de rééquilibrer les rapports de force entre autorités scolaires et élèves. Il travaille dans un même mouvement à son intérêt propre et aux intérêts des autres élèves, qu'il prend en charge comme ferait un avocat. Comme dit Amel, qui n'a pas occupé de place de représentant et ne s'est jamais fait élire, le délégué doit se montrer "grande gueule".

Dalila adolescente vit dans un quartier organisé en communauté close; son intégration précoce dans le milieu du travail social l'a sensibilisée à la thématique de l'épanouissement personnel. Il est plausible qu'elle configure implicitement l'établissement scolaire en petite communauté autonome; et que dans la construction des verdicts scolaires, elle attribue aux critères psychologiques une importance voisine de celle qu'ils ont dans le discours des éducateurs. D'où sa déception. Elle est scandalisée de constater que les décisions des conseils de classe viennent clore une procédure bureaucratique qui met hors champ la personne globale de l'élève.

L'hétérogénéité des points de vue, point de vue autocentré vs décentré, est l'indice d'une hétérogénéité des univers de sens corrélative à un faisceau d'oppositions distinctives. L'analyse empirique en fait repérer deux, ordre social dynamique vs statique, dissymétrie des statuts personnels vs égale dignité des personnes. D'une part, le représentant descend dans l'arène, il s'inscrit en personne dans la dynamique d'un ordre social qui se réaménage sans cesse dans des rapports de force mouvants, tandis que le non-représentant, se référant à un ordre idéal pacifié, à l'abri de l'histoire et des conflits, postule que la bonne volonté d'autrui est le terreau du bonheur de chacun. Mais en même temps, le représentant est porté à scotomiser la pensée même d'un équilibrage qui favoriserait le développement de tous les individus, et signerait du même coup la ruine de son statut de notable, tandis que le non-représentant qui a pu développer ses possibilités est porté à désirer pour autrui une liberté semblable à celle qu'il a conquise.

La propension à constituer l'établissement scolaire en analogon de la société globale, hysteresis de dispositions branchées sur le contexte des sociétés de l'oralité, est corrélée exclusivement à la dimension «équilibrages archéomodernes». Dans le contexte de Temps1 «société salariale», les souvenirs réveillés par la question prennent valeur de traces, dans la construction de moi sujet biographique. Ainsi Hacina (organisation «autocéphale» et place de représentant, CS indépendant), qui a pratiqué les conseils de classe à l'adolescence, qui les pratique toujours à l'âge adulte à titre de «tuteur» d'un adolescent, se plaît à y rencontrer des visages fantomatiques d'elle-même. Les rendez-vous sont devenus sans enjeu transindividuel.

‘— "Je suis déléguée de parents et donc je suis en face des profs en face des élèves et c'est très intéressant pour moi de voir ce qui se passe parce que je pense qu'au fond de moi j'ai toujours désiré être prof et prof de français. J'aurais vraiment bien aimé être prof de français et je pense que se retrouver dans une situation comme ça au Conseil de classe eh ben c'est peut-être un peu participer à la fonction de prof, et puis à la fois avoir un regard sur les élèves et l'élève que j'ai pu être aussi à une époque. Et puis j'aide un peu à ce que la parole soit distribuée, voilà." (Hacina)’

Le rétrécissement est significatif. Dans les conditions de «salariat industriel», le sens de la fonction tend à se circonscrire à l'espace autonomisé de la classe. Les énonciatrices identifient la place de délégué soit à une distinction décernée, soit à une fonction confiée à un(e) élève par ses pairs. L'élection tend à marquer d'une pierre blanche un itinéraire individuel.

Il est plausible que seules les élèves constituant l'ensemble de la classe en collectif se portent candidates. Ce sont toutes des filles de migrants. Les énoncés rétrospectifs se clivent en deux sous-groupes selon que les familles des élues conservaient des traces d'organisation «autocéphale» ou s'étaient converties à la famille-association. Les énoncés du premier sous-groupe, version pâlie de celui d'Assia, soulignent la place avantageuse à laquelle l'élue s'est trouvée projetée : Warda et Christine élues en 5e ou en 4e, revivent un moment exaltant : "ça me plaisait bien d'être le représentant un peu de toute une classe", on a "l'impression d'être mis en valeur"; Nadia, élue en 2de et en Terminale, met l'élection en rapport avec des dispositions à se comporter "un peu en leader". Les énoncés du second sous-groupe, en continuité avec celui de Dalila, rapportent le mandat à son utilité pour les mandants. Thérèse précise qu'elle faisait tout son possible pour "donner satisfaction" à ses électeurs. Donnant-donnant : elle a été réélue l'année suivante. Sylvie, au contraire, élue sans s'être présentée parce que ses condisciples la jugeaient "dégourdie", mais s'apercevant que les délégués de classe "ne servent à rien", a refusé l'année suivante des «astreintes» à valeur nulle.

Au tournant de Temps2, l'évolution se confirme et se renforce. L'espace qui a du sens est d'abord l'espace de la classe, le titre de délégué prend une valeur identitaire. La candidature et plus encore le succès à l'élection, c'est-à-dire la défaite des autres candidats, comme les vêtements qu'on porte et les ami(e)s qu'on se fait, devient l'un des marqueurs 324 des positions occupées par les un(e)s et les autres. Pour les enfants de migrants, elle vaut implicitement comme preuve qu'ils peuvent, dans la société d'accueil, concourir avec des enfants d'«établis» et emporter la victoire. Firouz, venue d'un collège de centre-ville où "il fallait vraiment forcer les gens", dit avoir été surprise de voir le nombre élevé de candidats dans ce lycée 325 . Chez les enquêtées entrées en 2de après la réforme Haby, on constate néanmoins que la dissymétrie représentant vs non-représentant demeure opérante. Lidia et Saba (restes d'organisation «autocéphale», place de représentant) ont été élues, Saïda (restes d'organisation «acéphale») s'est présentée mais n'a pas été élue, Firouz, Joëlle et Souad (famille-association) n'ont pas été candidates.

Résumons. La démarche de se porter candidat à l'élection de délégué de classe, n'a pas subjectivement un sens univoque. Dans les conditions définie par Temps1 «équilibrages archéomodernes-milieux-antéindustriels», la charge est interprétée de façon radicalement différente, selon que la déléguée occupe dans la famille une place de représentant, habituellement corrélée à la sexuation masculine, ou qu'elle a déjà des responsabilités professionnelles assimilables à celles d'un(e) adulte. A un pôle, il s'agit de s'imposer par son éloquence dans un espace public et de rééquilibrer en faveur des élèves les rapports de force qui penchent du côté des administrateurs et des enseignants. A l'autre, la déception de voir fonctionner un ordre bureaucratique rationalisé, indifférent aux destins personnels des élèves, incite à s'abstenir de figurer dans ce genre d'assemblée. Dans les conditions définies par Temps1 «salariat industriel» et Temps2, l'espace significatif s'est réduit à la classe, qui se configure en petite société hiérarchisée. Compte avant tout la victoire électorale sur les autres candidats, qui assure à l'élu(e) une place enviable parmi ses congénères.

Notes
321.

Dans ces commentaires, les autres aspects du rôle des délégués, par exemple l'élection par l'ensemble des délégués de classe des deux délégués au CA de l'établissement, ne sont jamais abordés. On note d'autre part que les différents personnels de l'établissement ne s'intéressaient guère à la fonction de délégué, si on se réfère aux rapports produits, à l'occasion de la Consultation nationale des lycées du 6 octobre 1982, par les six Commissions (83 participants, personnels et élèves confondus). Seule la Commission Elèves avait fait des propositions visant à développer la fonction de délégué(e). La formulation de la question 5 de la consultation — "Comment concevez-vous le rôle des élèves dans leurs études et la vie de l'établissement? Quelles sont, à leur égard, les exigences nécessaires au fonctionnement d'une institution pleinement éducative? — autorisait une représentation implicite des élèves en tant qu'addition d'individus. La Commission élèves, signalant qu'elle avait abordé un Thème n'émanant pas du Ministère, réclamait : 1. La distribution aux élèves d'une plaquette d'information sur le triple rôle des délégués (informations à la classe, lien entre les différents partenaires du lycée, préparation et compte-rendu du CE. 2. La possibilité, si un délégué élu ne donnait pas satisfaction, d'en élire un autre en cours d'année.

322.

P. Bourdieu, Questions de sociologie, Ed. de Minuit, Paris, 1980, pp. 239-240.

323.

La règle adoptée dans beaucoup d'établissements était d'ailleurs de faire entrer les délégués de classe une fois la délibération achevée.

324.

On emprunte le terme à R. Castel (1994), p. 370.

325.

Les listes de délégué(e)s élèves de l'établissement n'ayant pas été systématiquement archivées chaque année, on ne dispose pas de données statistiquement valables. Seulement des indications données par les listes de quatre années consécutives allant de 1985-86 à 1988-89. On constate que les délégué(e)s d'origine maghrébine sont proportionnellement plus nombreux que leur poids proportionnel dans la population d'élèves ne le ferait attendre. Alors qu'ils représentent au plus 15% des élèves, on en compte respectivement 20, 25, 20 et 14 sur 82, 80, 80 et 80 délégués (des deux sexes). On relève aussi sur les listes des noms d'origine italienne, espagnole, arménienne, portugaise, malgache, africaine, vietnamienne etc...en nombre non négligeable; et quelques noms d'enfants de personnalités locales.