la dissymétrie mathématiques/français

La hiérarchie scolaire qui s'exhibe sur le devant de la scène laisse dans l'ombre l'un des deux piliers sur lesquels elle s'appuie, la dissymétrie qui s'est creusée à partir du début des années 1970 entre le curriculum de mathématiques et le curriculum de français 331 . Reconduite par le décalage persistant entre un enseignement des mathématiques rénové et un enseignement du français sans ossature, elle est occultée par un travestissement idéologique, le recours à la vieille opposition scientifique vs littéraire. On suivra le fil rouge de cette dissymétrie, ressort puissant et méconnu de la sélection, à la fois scolaire et sociale, produite par le système, en étudiant d'une part les règles du jeu de l'orientation avant la réforme, d'autre part, les transformations de l'organisation du bac.

On a pris appui sur les dossiers scolaires des enquêtées scolarisées au lycée B. et entrées en 2de antérieurement à la réforme (n=19) pour repérer les logiques d'orientation en fin de 3e et en fin de 2de 332 . Leur logique est corrélée à l'effacement du français en tant que discipline spécifique. L'examen comparé des orientations met en effet en évidence le rôle minime joué par les résultats en français, au regard de la place décisive des résultats en mathématiques. Les règles du jeu qui ont cours sont faciles à repérer. Les régularités qu'on observe, en dépit de la dispersion géographique des collèges d'origine — 7 collèges dont 3 situés à Villeurbanne, 2 à Vaulx-en-Velin, 1 à Lyon 6e et 1 à Vénissieux —, montrent l'homogénéité des pratiques des conseils de classe.

— 1. Le passage en 2de de cycle long suppose une note au moins égale à la moyenne dans la quasi-totalité des disciplines.

— 2. une note en maths au moins égale à 13 ouvre l'accès à la 2de C, une note au moins égale à 8, l'accès à la 2de AB; une note inférieure à 8, l'accès à la 2de A.

La comparaison des notes moyennes en mathématiques et en français, tant en 3e qu'en 2de, fait mettre le doigt sur une première dissymétrie : les unes se distribuent sur un spectre large allant de 15 à 2, les autres se regroupent très majoritairement entre 12 et 8 :

maths

- 3e/2de C. 15/10, 15/10, 15/11

- 3e/2de AB. 13/14, 10/13, 11/13

- 3e/2de A. 9/11, 6/10, 4/7, 2/13, 7/9, 5/13, 3/10

français

- 3e/2de C. 13/12, 13/9

- 3e/2e AB. 14/12, 10/7, 8/10.

- 3e/2e A. 11/12, 10/10, 11/11, 12/13, 11/8, 10/8, 12/8, 11/10, 10/9, 12/11

Cette dissymétrie n'a rien de surprenant en elle-même : si les notes de français n'avaient pas été moyennes, les élèves n'auraient pas été admises en 2de d'enseignement long. Mais son articulation avec une seconde dissymétrie rend l'ensemble significatif. La variation des notes de la 3e à la 2de est ordonnée en maths, elle ne l'est pas en français. Dans la première matière, elle est en rapport avec la section : les notes baissent de 4 à 5 points en 2de C, elles augmentent de 3 à 4 points en 2de AB et de façon anarchique en 2de A 333 . Dans la seconde, les notes continuent à fluctuer autour de la moyenne dans toutes les sections.

L'interprétation logique est que seul le premier enseignement est organisé en curriculum cohérent. Vraisemblablement, le tronc commun de la 6e à la 3e se continue par des programmes distincts : progression à partir des acquis de tronc commun et intensification du rythme d'acquisition des connaissances nouvelles en 2de C, programmes en partie autonomisés et de difficultés différenciées dans les autres filières 334 . En français, il n'y a pas de curriculum. La perpétuation au collège du morcellement de la discipline initié à l'école élémentaire laisse au contraire deviner qu'aucune appropriation de savoirs et de savoir-faire ne se construit méthodiquement. L'empirisme fait bon ménage avec la tradition. Dans les bulletins scolaires de 3e, on lit quatre ou cinq notes juxtaposées, sous les rubriques orthographe, grammaire, parfois récitation, parfois expression orale, et sous une ou deux rubriques dont la désignation varie selon l'établissement — expression écrite, composition française, lecture expliquée, explication de textes. L'abondance des notes autour de la moyenne en 2de est un effet de la même logique. Les exercices notés sont certes moins nombreux qu'en 3e, mais ils sont taillés plus ou moins sur le modèle des exercices du bac. La multiplicité des compétences évaluées dans le même exercice enferme dans une notation au flair 335 .

La mémoire des aléas des réformes, dans la conjoncture de l'après 1968, conforte l'interprétation. Rappelons la succession des événements. Dès l'automne 1968, une commission de rénovation pédagogique dont les travaux se poursuivirent jusqu'à Pâques 1969 fut réunie au M.E.N. Positions divergentes, élaboration de compromis revus par le Ministère et concrétisés par de nombreuses circulaires. En mathématiques, la recherche menée sous l'égide de la commission Lichnerowitz était achevée et la réforme des programmes déjà entérinée; en revanche, la mise en application du projet de rénovation du français à l'école élémentaire connu sous le nom de «Plan Rouchette», élaboré et expérimenté par des équipes de l'INRDP au cours des années 1960, dépendait d'arbitrages politiques. Des moyens financiers étaient nécessaires à la fois pour "éclaircir et contrôler" certains points de la recherche et la mener à bien, et pour former les maîtres. Or, dès 1970, le vent tournait. Le Plan de rénovation fut enterré, les conclusions des travaux de la Commission de réforme du français Pierre-Emmanuel créée en 1970 le furent également en 1973.

Dans une perspective affichée de démocratisation, le projet dit "Plan Rouchette" définissait trois objectifs. En résumant, le premier consistait à "mettre l'enfant en possession de sa langue maternelle", à "lui faire acquérir la maîtrise de la langue française contemporaine, orale et écrite". Le second était d'encourager "la libre démarche de création verbale personnelle", le dernier, "l'apprentissage et la pratique de la langue écrite", intégrant "l'apprentissage d'une utilisation constructive de documents divers (parlés, écrits, filmés)". Le texte du projet fut rendu public en octobre. Presque immédiatement, le projet même de donner aux enfants les moyens de s'approprier des usages variés de la langue au lieu de leur faire apprendre son fonctionnement abstrait a été violemment attaqué, disons par les tenants de la tradition académique. Les hostilités, ouvertes par la publication dans le Figaro du 1e décembre 1970 d'un article de Pierre Gaxotte titré "Condamné à mort" (il s'agissait bien sûr du français), orchestrées entre autres par des communiqués de l'Académie française et du Syndicat autonome des facultés des Lettres, fit battre en retraite le ministre Guichard, qui s'était, dans un premier temps, déclaré favorable à la réforme 336 .

Dans l'état du système scolaire antérieur à la réforme Haby, les élèves sont orientés autoritairement dans telle ou telle section; dans le nouveau, à la limite, ils-elles s'orientent vers la même section, mais d'eux-mêmes. Cette apparente liberté s'accompagne d'un durcissement de fait des obstacles à l'entrée dans la filière scientifique et d'un remaniement des épreuves du bac qui s'est fait en coulisses. L'organisation du BSD et du BTn a été remaniée par circulaire à partir de la session 1985. Le schéma des épreuves de contrôle (dites du premier groupe) du BSD s'est fortement alourdi, celui des épreuves générales des BTn G n'a pas été modifié 337 . Comparons les évolutions des bacs C, A, B et G entre 1970 ou 1979 et 1985 :

‘C, 1970 (total coeff. 16)’ ‘4 épreuves écrites, maths-physique-français-philo, total coeff. 13’ ‘2 épreuves orales, français, LV2, total coeff. 3’ ‘C, 1985 (total coeff. 21)’ ‘6 épreuves écrites, maths-physique-français-philo, hist-géo, sc nat total coeff. 18’ ‘2 épreuves orales, français, LV2, total coeff. 3’ ‘A3 ou A4, 1970 (total coeff. 17)’ ‘3 épreuves écrites, français-philosophie-LV ou maths, total coeff. 10’ ‘3 épreuves orales, français, histoire-géo-LV ou maths, total coeff. 7’ ‘A2, 1985 (total coeff. 24)’ ‘5 épreuves écrites, français-philosophie-LV1-LV2-hist-géo, total coeff. 17’ ‘3 épreuves orales, français-LV3-maths, total coeff. 7’ ‘B, 1970 (total coeff. 15)’ ‘4 épreuves écrites, français-philosophie-sciences éco-maths, total coeff. 11’ ‘2 épreuves orales, français, LV2, total coeff. 4’ ‘B, 1985 (total coeff. 23)’ ‘6 épreuves écrites, français-philo-sc. éco-maths, hist-géo, LV1, total coeff. 19’ ‘2 épreuves orales, français, LV2, total coeff. 4’ ‘G, 1979 et 1985 (total coeff. épr. générales 9 ou 10)’ ‘3 épreuves écrites, français-philo-orga adm. ou maths, total coeff. 5 ou 6’ ‘2 épreuves orales, français, LV2, total coeff. 4’

L'évolution du BSD est conditionnée par le croisement de plusieurs paramètres, le changement de contexte politique, les luttes d'intérêts des enseignants des différentes disciplines, la croissance scolaire et le caractère de plus en plus technocratique de la gestion. Immédiatement après 1968, les membres de la commission pédagogique réunies au M.E.N. avaient des positions divergentes mais s'accordaient sur l'enjeu primordial : "déceler la véritable valeur du candidat" sans multiplier les épreuves. Ce souci était au principe des deux schémas proposés par la commission, le M.E.N. s'en est inspiré pour élaborer l'organisation du bac à partir de 1970. Dix et quinze ans plus tard (il y a eu un premier remaniement en 1979), la préoccupation majeure était de sanctionner toutes les matières obligatoires par une épreuve à l'examen, ne serait-ce que pour attiser le zèle scolaire des élèves au cours de l'année. Il importait de réformer. La propension bureaucratique à concilier sur le papier hiérarchisation et égalité formelle produisit des schémas d'épreuves de contrôle correspondant à un total de coefficients de 21 pour les séries scientifiques C et D, de 24 et 23 pour les séries dites littéraires A et B. Dans les premières, les coefficients en maths et physiques (5 en C, 4 en D), étaient reconduits, dans les secondes, les coefficients de français passaient de 4 à 5 en A (3 à l'écrit, de 1 à 2 à l'oral) et de 3 à 4 en B (de 2 à 3 à l'écrit, 1 à l'oral). En outre, dans la plupart des cas, les épreuves écrites prévues dans les matières non scientifiques prenaient la forme de la «dissertation», exercice certes traditionnel mais dont la complexité est largement méconnue 338 . Dans les séries technologiques, au contraire, seul le coefficient des épreuves professionnelles était augmenté. En somme, la faiblesse des compétences rédactionnelles compromet plus fortement encore que naguère les chances de réussite au BSD, notamment aux bacs A et B, tandis qu'elle est neutralisée au BTn. Cette interprétation plausible est-elle vérifiée empiriquement? A partir des données dont on dispose, on a pu mesurer la sélectivité des épreuves rédactionnelles, mais non les effets de la réforme sur les taux de réussite aux différentes séries.

La comparaison des notes obtenues aux épreuves orales et écrites de français montre d'une part que les épreuves orales sont moins sélectives que les épreuves écrites de type dissertation, d'autre part que la sévérité de la notation va décroissant du Bac A au BTn G1, en parfaite logique avec la hiérarchisation enseignement général/technique 339 . Les enquêtées d'origine algérienne scolarisées en A, qui citent le français parmi leurs matières préférées, ont eu au bac entre 6 et 12 sur 20 à l'oral, entre 3 et 8 à l'écrit; les enquêtées scolarisées en G1, entre 8 et 10 sur 20 à l'oral, 9 ou 10 à l'écrit. La comparaison des notes à l'échelle de l'échantillon confirme les indications précédentes. Les notes des non maghrébines (n=150) sont globalement plus élevées que celles des maghrébines (n=271), indice que les unes ont en partie intériorisé les codes formels des exercices scolaires et qu'elles anticipent plus ou moins les attentes des censeurs, tandis que les autres sont plus souvent enclines à se conduire en situation d'examen comme dans les circonstances de la vie ordinaire. A l'oral, selon l'origine non maghrébine ou maghrébine, le poids proportionnel des notes entre 1 et 7 est de 7% ou de 14%; celui des notes entre 8 et 12, de 55% ou de 67%; celui des notes supérieures à 12, de 38% ou 19%. A l'écrit, on trouve les proportions suivantes, 31% et 50%; 60% et 47%; 9% et 3%. La notation, plus indulgente à l'épreuve orale qu'à l'épreuve écrite, l'est également plus dans l'enseignement technique que dans l'enseignement général. Chez les maghrébines, à l'oral, selon qu'il s'agit du bac (BSD) ou du BTn, les notes entre 1 et 7 ont un poids respectif de 18,5% ou de 9%; les notes entre 8 et 12, de 65% ou de 69%; les notes supérieures à 12, de 16,5% et de 22%. A l'écrit, les notes entre 1 et 7 pèsent 57,5% ou 40,5%; les notes entre 8 et 12, 40% ou 57%; les notes supérieures à 12, ont un poids minime, 2,5%.

Les variations des taux de réussite à l'examen n'ont pu être comparées que dans la population maghrébine, pour les séries A et B 340 . Elles vont dans le sens attendu. Dans la série A, 9 échecs pour 16 réussites avant la réforme, 15 pour 20 après; dans la série B, 8 échecs pour 19 réussites avant, 18 pour 28 après.

Notes
331.

La désignation «curriculum», à la différence de la désignation «cursus», englobe en un tout contenus d'enseignement, méthodes et parcours. Sur les variations du champ sémantique du terme, cf. J.C. Forquin, Ecole et culture, Le point de vue des sociologues britanniques, De Boeck, Bruxelles, 2e tirage 1992.

332.

Cf. annexes, pp. 92-93. On a construit quatre tableaux homologues. Trois correspondent aux cursus antérieurs à, ou contemporains de la réforme Haby (n=19), le quatrième aux cursus postérieurs (n=6). Les trois premiers regroupent respectivement les cursus dans la filière CD, dans les filières B et G en principe après orientation en 2de AB, dans les filières A et G1, en principe après orientation en 2de A. On a indiqué l'année d'entrée en 2de, les notes «moyennes» obtenues en 3e et en 2de (dans les deux 2des successives en cas de redoublement) dans cinq matières, maths, technologie-physique, français, LV1, LV2, le 1e vœu de l'élève, la décision du conseil de classe, l'orientation définitive, enfin le nombre d'années de scolarisation dans le lycée et l'obtention ou non du bac.

333.

On n'a pris en compte ni des résultats de 2de ayant entraîné soit un redoublement, soit un changement de section de B vers A ou de A vers G1

334.

L'étude détaillée des programmes de mathématiques avec l'aide d'un spécialiste dépasse évidemment le cadre de ce travail.

335.

De ce point de vue, la situation n'avait pas fondamentalement changé au moment des réformes institutionnelles de 1991. A la fin de l'article intitulé "La réforme des lycées et le statut des disciplines", Marceline Laparra écrivait "La rénovation du français au lycée devrait, eu égard au rôle de cette discipline dans les autres apprentissages, être l'une des priorités du M.E.N. Pour ce faire, il importe que soient apportées rapidement des réponses précises à des questions simples : quels sont les savoirs et les savoir-faire que l'on est en droit d'attendre d'un élève de seconde, de première, et de terminale? Les actuelles Instructions Officielles, malgré les apparences, sont muettes à ce sujet : les objectifs et les contenus qu'elles assignent au français sont les mêmes à peu de chose près de la sixième à la terminale (savoir résumer est par exemple une compétence requise aussi bien chez le jeune collégien que chez le futur bachelier; en quoi se différencie-t-elle pour l'un et pour l'autre?) (...).", Pratiques, n° 71, sept. 1991, p. 86.

336.

"Plan de rénovation de l'enseignement du français à l'école élémentaire dit “projet Rouchette” in “La réforme de l'enseignement du français vue par ceux qui l'enseignent”, L'Enseignement public (FEN), supplément au n° 5, février 1971, pp. 87-107, pp. 81-84. Voir également "Documents pédagogiques", “Conclusions des commissions réunies au ministère de l'Education nationale de septembre 1968 à avril 1969”, L'Enseignement public (FEN), n° 8 bis, juin 1969.

337.

sources : "Organisation du Baccalauréat de l'enseignement du second degré à partir de 1970", Bulletin Académique d'Information, Académie de Lyon, n°83/69, CRDP, décembre 1969; BAC (BSD), BAC (BTn), sessions de 1979 et de 1985, M.E.N., "Documents pédagogiques", L'Enseignement public (FEN), n° 8 bis, juin 1969, pp. 52-53.

338.

Dans un article de 1991 consacré au CAPES de lettres modernes, André Petitjean récapitulait la multiplicité des savoirs et savoir-faire à maîtriser dans l'acte d'écrire, en notant qu'aucune référence n'était faite à ces compétences dans la formation initiale des futurs professeurs de français. On le citera in extenso. "Savoir écrire est une activité complexe. Elle nécessite, en premier lieu, des prérequis culturels (posséder des habitus scripturaux dans son milieu familial, avoir conscience de la fonctionnalité de l'écriture...). Elle implique, ensuite, la maîtrise de savoirs et de savoir-faire qui se situent à des niveaux aussi différents que :

1) la gestion de la situation de communication spécifique à l'écrit (langage sans interlocuteur direct qui suppose l'aptitude à se décentrer, à tenir compte du statut de l'autre, sans possibilité de feed-back (à effets correctifs) immédiat.

2) la faculté de générer et de planifier ses idées en fonction de la tâche d'écriture (documentaire ou fictionnelle...) et des intentions communicatives (informative, argumentative, sérieuse, ludique...).

3) l'automatisation des procédures de la graphie et des constructions syntaxiques, l'intégration des connaissances encyclopédiques et lexicales, l'assimilation des routines génériques et textuelles, la capacité à textualiser, c'est-à-dire enchaîner les phrases de façon cohérente et cohésive...

Précisons que ces différents niveaux interagissent en permanence au cours de l'acte d'écrire.", "Formation initiale : l'exemple du CAPES de lettres modernes", Pratiques n° 71 (1991), pp. 95-96.

339.

Cf. annexes, pp. 89-91.

340.

La population non maghrébine est numériquement trop faible, les résultats en G manquent pour l'une des années antérieures à la réforme. Cf. annexes, p. 92