les cursus des enquêtées

Revenons aux cursus des enquêtées, orientées en 2de en fonction des règles du jeu qu'on vient d'analyser (n=25) 341 . Leur circulation dans les filières du système a certes été conditionnée par les notes, mais elle l'a aussi été par d'autres déterminants de niveaux différenciés : les représentations normatives que les familles et les profs du second degré se font, dans un contexte historiquement situé, de l'orientation convenable pour une adolescente originaire d'un milieu social donné; les filières et options offertes par les établissements accessibles; enfin le niveau d'intensité de la concurrence à l'entrée des différentes filières. On a reconstitué la genèse de leur répartition dans cinq sections de 1e.

La hiérarchisation du système n'a nullement été écornée par la réforme Haby. Au contraire, le barrage quasi invisible corrélé à l'absence de refonte de l'enseignement du français s'est consolidé. Les jeunes, disait le ministre se faisant le chantre de sa réforme, vont pouvoir choisir leur orientation en fonction de leurs idiosyncrasies, au lieu d'être dirigés autoritairement vers une filière qui ne leur convient pas 343 . Les nouvelles procédures laissent en effet jouer les dispositions incorporées, tout en donnant aux adolescents l'illusion de choisir leur voie librement. On a vu que majoritairement les garçons ignorent superbement les barrages institués à l'examen et n'hésitent pas à demander la section B quand ils n'obtiennent pas la section S, tandis que les filles accroissent leurs chances d'être admises à l'examen en choisissant la filière G 344 .

Les décisions des conseils de classe et/ou des élèves peuvent s'interpréter à la fois comme un révélateur des façons de voir répandues dans les milieux scolaires et comme des arbitrages pratiques, visant à maintenir ou à augmenter la proportion de réussites au bac dans un lycée. Pourquoi le conseil de classe transfère-t-il de A en B une élève comme Thérèse, qui a réussi son année de 2de A? Pourquoi classe-t-il la section B plus haut que la section A? Une réponse plausible est qu'elle offre, en plus de la palette de base de la culture générale, un enseignement spécifique, les sciences économiques. Vraisemblablement, l'attachement à un modèle périmé de culture générale, qui date d'une ère où les différents champs scientifiques étaient beaucoup moins autonomisés, se juxtapose avec la valorisation des savoirs scientifiques spécifiques, sans s'articuler avec elle 345 . L'hysteresis d'un modèle de culture que le développement des sciences voue à l'éclectisme, enferme l'enseignement du français dans une définition vieillie et scotomise l'enseignement de la langue maternelle. De réforme en réforme, un empilement disciplinaire à efficacité cognitive faible se réaménage dans toutes les sections.

Tant que perdure, d'une réforme à l'autre, l'équilibrage boîteux qu'on vient de décrire, les orientations comme celles qui ont été imposées ou proposées par les conseils de classe sont réalistes, dans une optique de maximisation des taux de réussite au bac 346 . La dure sélection opérée à l'entrée en 2de C est corrélée respectivement à 79% et 87% de réussite en C-D (30 sur 38 et 21 sur 24) des non maghrébines et des maghrébines. Les répartitions organisées en 2de entre les différentes sections de 1e sont corrélées, grosso modo, en B et en G1, à 65% et 50% de réussite tant des non maghrébines que des maghrébines; mais en A et en G2-G3, à 85% et 70% des non maghrébines et à 60% des maghrébines. On comprend maintenant l'équivalence établie par les conseils de classe entre les deux sections. Boudées par les élèves non maghrébines, elles accueillent les élèves maghrébines les moins en phase avec la discipline scolaire. La conclusion ne surprendra personne. Tout se passe comme si le second cycle, loin d'être pour tous les élèves un temps d'initiation à des savoirs plus complexes, fonctionnait avant tout comme un palier de la machine à trier.

Notes
341.

Annexes, pp. 93-94.

342.

Choix contraint dans le cas d'Esma, choix du moindre risque dans celui de Nadine : "J'ai fait une 2de C après je suis passée en 1e D, donc là j'ai eu aussi l'exemple de ma sœur, elle a fait une 2de C et après elle a fait une 1e C, et puis bon elle était juste donc elle a redoublé en 1° D. Donc moi pour ma 2de C c'est pareil, je pouvais passer en 1e C mais c'était vraiment juste. C'était à nous de choisir, si je passais c'était vraiment juste il aurait vraiment fallu quoi que je travaille dur, donc du coup je suis passée en 1e D. Comme j'avais eu l'exemple de ma sœur du coup mes parents se sont dits “autant la faire passer directement en 1e D ", donc voilà en fait." (Nadine)

343.

Dans l'avant-projet de la réforme concernant les lycées, on pouvait lire que “l'élève personnalise sa formation” (...) qu'il “devient plus responsable de son travail et de ses progrès”; que “mieux motivé, [il] devrait mieux réussir”, "Le courrier de l'éducation", n° 27/ 29, mars 1976, p. 12.

344.

Cf. supra, p. 130.

345.

Sur une approche des textes littéraires privilégiant "des contenus moraux qui peuvent susciter des conduites sociales" , qui se reconduit dans les Instructions officielles, cf. Y. Reuter, "Littérature et secondaire", Littérature, 44, décembre 1981, pp. 88-92. En 1991, (...) dans les deux projets [du M.E.N. et du C.N.P] se retrouve intacte l'idée, très fortement ancrée dans la culture française, qu'à côté des matières dominantes donnant à chaque section sa spécificité doivent obligatoirement exister des matières appartenant à d'autres champs disciplinaires et qui seraient chargées elles d'assurer une formation générale. (...) Ainsi les scientifiques doivent acquérir une culture générale à dominante littéraire comprenant le français, la langue vivante, l'histoire-géographie et la philosophie; à l'inverse, les littéraires doivent se doter d'une culture scientifique.", M. Laparra, "La réforme des lycées et le statut des disciplines", Pratiques, n° 71, sept. 1991. p. 85.

346.

Cf. annexes, p. 95. Les proportions retenues identifient les départs prématurés à des échecs. On a indiqué les pourcentages pour faciliter la comparaison, malgré les faibles effectifs de la population non maghrébine.