rapport aux régulations temporelles

L'école est la première instance de contrainte rigide par rapport au temps physique et au temps chronique 347 que rencontrent les enfants dans les sociétés modernes. L'ordre scolaire leur apprend, avec plus ou moins de succès, que le temps des calendriers et les durées institutionnalisées sont un principe de régulation à la fois de l'ordre social en place et du cours de vie individuel. Les élèves sont appelé(e)s à faire coïncider les trois parcours successifs à l'école élémentaire, au collège et au lycée avec des cursus dont la durée est prédéfinie : s'ils les accomplissent "dans les temps", sans jamais redoubler une classe, ils sortent du lycée à 18 ans, restés inscrits dans la cohorte des élèves nés la même année qu'eux 348 .

On a pris appui sur les données de l'échantillon pour mesurer les variations du rapport au temps social de l'école, selon la sexuation et selon l'origine géo-culturelle. On a construit deux tableaux homologues corrélés respectivement à la sexuation féminine et à la sexuation masculine 349 .Ils combinent trois variables, la présence/absence physique aux épreuves du bac en tant que candidat élève du lycée, la durée des cursus de 2d cycle en nombre d'années, l'origine non maghrébine/maghrébine,

Les modalités de la première variable réalisent un premier tri. Obéir à une convocation écrite, comme le font la grande majorité des élèves, manifeste une adhésion partielle à la logique d'autonomisation des savoirs que supposent et constituent les épreuves écrites d'examen. Cette adhésion est le fait de 95% de filles non maghrébines, de 89% garçons non maghrébins, de 85,5% de filles maghrébines, enfin de 84% garçons maghrébins. Si on regarde les cursus en trois ans, le classement est homologue au précédent, avec des distances beaucoup plus marquées. Les élèves dont les cursus sont le plus en phase avec les normes scolaires sont les filles non maghrébines (67%), puis les garçons non maghrébins (50,5%), enfin les filles et garçons maghrébins à peu près à égalité (38,3% et 37,6%) et nettement minoritaires.

Il y a des chances pour que le bouclage d'un cursus en trois ans, avec ou sans réussite au bac, indique que l'élève et/ou sa famille institue la durée normale du cycle en règle normative. Mais ce n'est pas toujours le cas, comme le montre l'exemple des cursus de Dalila et Nadia, seules des enquêtées d'origine algérienne de Temps1 à avoir réussi au bac du premier coup. Elles étaient certes rompues à la discipline scolaire, mais il y avait aussi un enjeu : le mérite scolaire leur a donné une légitimité sociale équivalent à celle que le frère ou la sœur né(e) juste avant elles avait de naissance. Cette dynamique s'éteint dans les conditions de Temps2, en même temps que l'organisation du type famille-association se généralise. Entre Souad et son frère aîné, il n'y a pas de concurrence. La fille a réussi à l'examen parce qu'elle avait été entraînée par sa mère à faire ses devoirs tous les jours, et le garçon a échoué parce que personne ne l'avait entraîné à les faire. Le père, qui perçoit le succès de sa fille comme une manifestation d'hybris intolérable chez une femme, et cesse immédiatement de lui adresser la parole, est le seul de la famille à se référer à un univers de sens caduc.

Deux classements sont décalés par rapport aux classements précédents. D'une part, les cursus de très longue durée, cinq ans ou même six ans 350  : viennent en premier les filles maghrébines (11,3%), puis les garçons maghrébins et non maghrébins à peu près à égalité (8,8% et 7,3%), enfin les filles non maghrébines (3,8%). D'autre part, l'absence au bac après un cursus de trois ou quatre ans. On trouve au premier rang les garçons maghrébins (9%) puis les filles maghrébines (5,7%), enfin les garçons et les filles non maghrébins (2,4% et 0,6%).

S'attarder au lycée peut en valoir la peine, parce que le statut d'«étudiante» légitime une liberté de mouvements d'autant plus ample que le lycée est éloigné du lieu de résidence familial et que les parents ne vérifient pas les emplois du temps. Une petite minorité de filles et de garçons maghrébins font cet usage du lycée. Avec une différence selon la sexuation. Les filles sont plutôt portées à combiner déviance par rapport au normes temporelles et allégeance aux institutions familiales et scolaires, comme on a vu dans les cas de Leïla et de Warda, et les garçons à ignorer froidement les institutions.

Bref, la comparaison des cursus confirme que la sensibilité aux contraintes temporelles varie selon l'origine géo-culturelle. Le mode d'autodiscipline des Etats-nations engagés dans la compétition économique, plus uniformément contraignant que celui qui s'appuie sur des régulations personnelles, donne une place centrale à la ponctualité. Les modifications du mode de socialisation familiale de Temps1 à Temps2, qu'on a repérée empiriquement dans l'enquête en particulier dans les familles d'origine algérienne, seraient interprétées par Elias comme une manifestation du processus de «civilisation» corrélé à l'évolution des sociétés 351 . On aurait tort oublier qu'elles s'inscrivent dans la recherche permanente d'accroissement de la productivité, corrélative à la logique capitaliste.

Notes
347.

On emprunte les dénominations à E. Benveniste, qui conceptualise trois notions du temps. Il définit le temps linguistique, "organiquement lié à l'exercice de la parole", en l'opposant à deux notions distinctes, le temps physique du monde, continu "uniforme, infini, linéaire, segmentable à volonté, dont "le corrélat dans l'homme est "une durée infiniment variable que chaque individu mesure au gré de ses émotions et au rythme de sa vie intérieure"; le temps chronique, comportant lui aussi "une double version, objective et subjective. Ce temps social des calendriers fournit des repères qui "donnent la position objective des événements, et qui définissent donc aussi notre situation par rapport à ces événements". La permanence et la fixité du temps des calendriers, condition de possibilité des repères, le vident de toute temporalité et l'assimilent aux nombres. "Le langage et l'expérience humaine", Problèmes de linguistique générale, Ed Tel Gallimard, Paris, 1980, tome 2, pp. 70-73. Sur le temps social, cf. également N. Elias, Du temps, 1984, trad. franç., Fayard, Paris, 1996, introduction.

348.

Les enquêtées sont sorties du lycée entre 17 et 22 ans, indice que l'intériorisation de ce principe est très variable dans cette population.

349.

Cf annexes, p. 96.

350.

On sait que les cursus de deux enquêtées, Fadila et Esma, ont duré six ans. Ces admissions au bac à la troisième tentative ne sont pas repérables à partir des archives des établissements publics, puisque les élèves ne sont admis à tripler la terminale ni dans leur établissement d'origine, ni dans l'enseignement public en général.

351.

"(...) Que cette sensibilité au temps, omniprésente et toujours en éveil, soit le signe d'un processus de civilisation n'apparaîtra sans doute que si l'on compare que cet habitus social à celui d'hommes vivant dans des sociétés de structure plus simple et moins exigeantes quant à l'exactitude temporelle. Pendant des millénaires, des groupes humains ont pu vivre sans horloges et sans calendriers. Les membres de ces sociétés n'ont pas eu non plus à développer un type de conscience individuelle les obligeant à s'orienter en permanence par rapport à l'écoulement continu du temps, ce qui ne signifie pas qu'ils étaient dépourvus de toute conscience individuelle. (...) Si l'on compare les modes d'autodiscipline en vigueur dans ces sociétés relativement simples à ceux des sociétés industrielles hautement développées, ce qui saute aux yeux est d'abord la bien plus grande variabilité des premiers. Un comportement beaucoup plus ritualisé et formalisé, impliquant un degré correspondant de prudence et de contrôle de soi dans certaines situations, va de pair avec une libération débridée des affects dans d'autres. Les oscillations pendulaires du comportement et de l'humeur, autorisées voire encouragées par la société, ont ici une plus grande amplitude. La relation entre contraintes subies et contraintes auto-imposées est également différente, ne serait-ce que parce que la conscience, généralement omniprésente, d'évoluer à l'intérieur d'un monde peuplé d'esprits y affecte en permanence la conduite et la sensibilité des hommes. N. Elias (1996), pp. 29-30.