rapport aux études et structurations familiales

Sous l'appellation de «rapport aux études», on englobe deux dimensions, les pratiques de travail scolaire hors de la classe — les devoirs — et le sens donné subjectivement aux apprentissages scolaires. L'axe choisi pour organiser les analyses est la substitution des régulations impersonnelles aux régulations personnelles, corrélative de l'évolution de la famille-communauté vers la famille-association, du contexte d'«équilibrages archéomodernes-milieux antéindustriels» à ceux de «salariat industriel» dans Temps1, et de Temps1 à Temps2. Le propos est double ; mettre en perspective rapport aux études et mode de socialisation familiale, repérer sous quelles conditions s'opèrent les éventuelles mutations du rapport aux études en cours de scolarité 352 .

Dans le premier contexte (n=9), l'organisation pratique des devoirs met en évidence deux rapports différentiels au travail intellectuel scolaire, selon qu'il s'inscrit dans le tempo collectif de la vie familiale au même titre que les pratiques de la vie ordinaire 353 , ou qu'il s'autonomise en espace-temps pour soi, en «moment» arraché tant à la routine qu'à la dépense libre et joyeuse de l'énergie. Les énoncés font mesurer combien le retrait individuel est une pratique atypique, quand la grande taille des fratries et l'exiguïté des logements se combinent avec l'organisation de la famille-communauté. Les jours où Nacera décide de faire ses devoirs, elle est "avec tout le monde". De même, Assia, ses sœurs et son frère s'installent devant les tables de la salle à manger et de la cuisine : on l'a vu, quand elle a envie de faire des maths tout à son aise, elle s'isole dans une cage d'escalier. Dans les familles où le ciment affectif naît de la ritualisation du quotidien et de la proximité sensible, le désir même de s'isoler du groupe est barré. Ainsi, chez Nora et chez Gabrielle, les devoirs se font aux heures où la famille est endormie : la séance, collective pour l'une, solitaire pour l'autre, a lieu tard le soir ou tôt le matin 354 .

‘— "Le travail scolaire, toute seule je m'organisais. Quand j'avais envie de travailler je travaillais je le faisais, quand j'avais pas envie je le faisais pas hein c'est tout. J'aurais bien aimé avoir quelqu'un qui aurait été derrière moi pour me... pour m'aider oui, oui oui.’ ‘— Vous étiez dans quel endroit pour faire les devoirs?’ ‘— Ben à la maison soit dans la cuisine ou sur un lit assise (rire) avec tout le monde." (Nacera)’ ‘— J'avais pris l'habitude de bosser le matin hein je l'ai prise à partir de la 6e parce que le soir on mangeait tous ensemble. J'avais pas envie d'aller dans ma chambre quoi donc on restait en famille (...) Jusqu'en 1e et tout ça je me levais bien le matin une heure ou deux avant et je les faisais comme ça." (Gabrielle)’

Trois enquêtées ont pris elles-mêmes, en fin de 1e cycle ou en début de 2e cycle, l'initiative d'autonomiser un espace-temps dévolu aux devoirs. Le parti pris est corrélé dans tous les cas à une organisation «autocéphale» et à la coexistence d'une pluralité de régulations dans l'existence familiale; deux sont corrélés à une place de «représentant» et à des conflits entre les parents (Malika, Leïla), le troisième (Inès) à une place de bonne élève conquise à l'école, et conférant dans la famille une légitimité équivalente à celle de la sœur aînée 355 .

‘— "Par exemple les soirs bon mes petits frères mon père il les mettait à la salle à manger. Bon moi je faisais mes leçons à part, bon tous les trois on était en 4e 3e 2e, moi je faisais à part mes leçons dans ma chambre toute seule, de toutes façons il pouvait rien faire..., mais mes petits frères qui étaient en CP CM1 je me rappelle, il les mettait autour de la table." (Malika)’ ‘"— Eh ben moi je travaillais le matin chez moi je travaillais toujours le samedi matin je travaillais jamais le soir.’ ‘— Tu avais une chambre?’ ‘— Quand j'étais en primaire non, arrivée à ma 3e j'avais ma chambre, et je l'ai eue ma chambre jusqu'à maintenant (...) .’ ‘— Tu t'y prenais à l'avance, tu planifiais ou pas?’ ‘— Eh ben quand il y avait des choses à rendre je planifiais et puis quand il y avait des choses qui m'intéressaient des trucs comme ça je travaillais des fois à la bibliothèque... mais bon en général je travaillais tous les samedis matin, il fallait pas me demander un truc pour... de samedi en samedi." (Leïla)’ ‘— "[au lycée] Alors là par contre je me rappelle très bien que je travaillais dans le bureau de mon frère. Dans la chambre de mon frère il y avait un bureau et je travaillais là parce que j'avais pas les mêmes horaires que lui. Il avait des horaires très pleins il rentrait tard, comme moi il y avait des fois où je rentrais à dix heures tout ça, je travaillais calmement tranquillement toute seule dans sa chambre." (Inès)’

La démarche n'assure pas à elle seule que le travail fait à la maison sera en concordance avec les exigences scolaires mais elle indique l'émergence d'un processus d'individuation, qui porte lui-même à associer études et développement global de la personne. Ce rapport aux études transparaît dans le discours de Nacera et dans la conduite d'Amel, socialisées dans un groupe d'âge autonome composé d'enfants des deux sexes; il est embryonnaire chez la première qui regrettait une fois adulte de ne pas avoir été aiguillonnée par la présence attentive de "quelqu'un", il a soutenu sa sœur Amel, qui a réussi à se maintenir contre vents et marées dans le système scolaire, et s'est inscrite sans hésiter en fac d'histoire après sa réussite au BTn G1, à 22 ans. Les mêmes dispositions se repèrent dans les discours de Leïla et Maliika, entraînées dès l'enfance à remplir précocement des responsabilités sociales de «représentant» du groupe familial et à passer d'un mode de régulation à un autre selon les contextes.

L'exemple d'Assia, corrélé comme les deux précédents à une place de «représentant» dans une famille «autocéphale», n'est pas assimilable aux précédents. L'objectif visé n'est pas tant de se développer que d'acquérir. Le rapport aux études se calque sur le rapport d'équivalence «temps de travail /salaire». A la limite, il s'agit d'évaluer si le temps donné à l'école par la présence en cours ou par l'étude a été convenablement rémunéré, s'il a ou non favorisé l'appropriation d'un nouveau savoir? 356 On remarque que le clivage est corrélé à l'orientation différentielle des conduites du père. Selon qu'il s'est soustrait ou soumis à la contrainte du travail salarié — du travail productif — (Leïla, Malika vs Assia), l'objectif désirable pour les enfants en cours d'individuation est différentiel. Développer globalement ses capacités personnelles, dans le premier cas. Rentabiliser au mieux le temps, plus généralement les ressources accessibles, dans le second.

‘— "Moi à Brosso sur mes études.... il y avait trop de choses qui se passaient dans ma vie c'était mon arrivée à Décines je faisais la connaissance du milieu maghrébin il y avait trop de trucs qu'il fallait que je voie et c'est vrai que bon les études.... il y avait aussi des trucs qui se sont passés dans ma vie qui ont fait... plein de trucs et en plus je bossais... après c'était plus les études en fait. Les études c'était bien que je sois à B. parce que c'était un moyen de connaître plein de trucs parce qu'au lycée quand même il faut dire on a les moyens. (...) Il y a quand même certains profs qui nous ont donné les moyens d'en vouloir plus, je dis bien d'en vouloir plus, de ne pas stagner d'essayer de voir des choses de comprendre certaines choses et tout ça." (Leïla,)’ ‘— "J'ai fait donc ma première là-bas 357 . Je suis passée en terminale mais en terminale j'ai décidé que je voulais plus rester [au lycée]. Et mon père est revenu parce qu'ils lui ont écrit ils l'ont appelé. Et puis mon oncle il avait quand même peur parce que j'étais sous sa responsabilité, et vu que j'étais pas une trop mauvaise élève c'était quand même regrettable que je continue pas. Mon père est venu disons que c'était à Noël et moi je lui ai dit “Je veux aller à Constantine, comme c'est une grande ville je veux aller à la pension je veux plus vivre chez mon oncle; les écoles là-bas elles sont mieux, les filles d'ici c'est des campagnardes elles veulent pas travailler, alors qu'à Constantine ce sont des gens de la ville, celles qui vont à l'école c'est parce qu'elles ont envie d'y aller, elles sont pas obligées. Et il a pas voulu et il s'est dit.... c'est sûr il se l'est dit... “comme elle aime l'école elle va quand même accepter d'y retourner” et en fait à la rentrée des classes après les vacances de Noël j'y suis pas allée et puis ça a traîné comme ça... et puis bon c'était foutu et en fait il m'a ramenée." (Malika,)’ ‘— "En anglais... moi j'ai fait sauter pas mal de cours d'anglais parce que je m'ennuyais; j'aimais pas m'ennuyer, généralement quand je faisais sauter un cours c'est que j'apprenais rien donc je perdais mon temps, donc je préférais aller m'amuser." (Assia)’

Quel que fût leur rapport aux études, les quatre lycéennes occupant une place de «représentant» dans une famille «autocéphale» sont sorties du lycée sans diplôme (Leïla, Malika, Assia, Hacina), contrairement au deux dont l'une occupait et l'autre visait à occuper une place de fille-représentant dans une famille à organisation «acéphale» (Nora, Dalila). Les rapports moi-famille-école s'équilibrent différemment dans les deux configurations. Dans la première, le double assujettissement à la tutelle familiale et à la discipline scolaire est en tension avec le désir d'indépendance individuelle; dans la seconde, la réussite à l'examen est le prix à payer pour jouir du statut d'«étudiante», couverture qui légitime la liberté de mouvements — la possibilité concrète de faire droit à ses envies.

Le rapport de Nora et de Dalila à la scolarité est régi par la rationalité instrumentale, mais les situations concrètes contiennent en germe une différenciation significative. Le projet même fait par les parents de Nora de rentrer au pays avec des enfants bien pourvus en diplômes incitent la fille de rang3 à se plier aux exigences scolaires comme à la contrepartie du statut dont elle bénéficie dans la famille. L'indifférence des parents de Dalila aux parcours scolaires de leurs filles — destinées à se marier et non, comme les fils, à travailler —, conforte au contraire la propension de celle-ci à remiser les exercices scolaires dès les premières manifestations de la puberté, et à s'intéresser aux garçons. Dalila avait pris cette direction en 5e. Elle aurait vraisemblablement continué si elle n'avait été convertie par un prof de français. Petit à petit, il lui fait comprendre que les succès scolaires lui donneraient le pouvoir d'orienter sa vie. Travail scolaire et intérêt personnel à brève et à longue échéance se trouvaient alors noués l'un à l'autre.

‘— "(...) Mes études souvent étaient pour moi une façon de de vivre mieux hein, c'était plus pour m'échapper de la maison que pour... en fait apprendre l'anglais ou apprendre les maths. Bon en fait j'ai essayé de le faire parce qu'il fallait que je... que je décroche le bac et puis après à l'université bon j'ai continué parce que je pouvais pas m'arrêter là et que j'espérais toujours aussi ... que les études m'aideraient non seulement à vivre ma vie en dehors de chez moi mais aussi peut-être à me raccrocher à ... bon à une profession." (Nora)’ ‘— "(...) Il y a eu un déclic. En 6e j'étais pas du tout motivée pour les études j'ai quand même tenu le coup et alors en 5e, parce que j'ai fait deux 5e, la première 5e ça a été une catastrophe j'ai pas du tout travaillé j'avais treize ans je pensais comme disait ma mère “A ce moment-là tu pensais à mettre des talons hauts et des jupes courtes”... et me maquiller faire connaissance avec les garçons etc enfin comme tous les adolescents quoi. Et alors là j'ai plongé complètement et je me souviens j'avais un prof de français qui s'appelait Monsieur J., c'est un grand aux yeux bleus, je me suis beaucoup attachée à ce personnage parce que c'était un personnage pour moi à ce moment-là. Et donc il était mon prof de français et je me souviens qu'à la fin des cours il me disait tout le temps “Mais Dalila fais attention c'est dommage tu vas gâcher ta vie, l'école c'est un peu ce qui va te permettre de faire des tas de choses etc il faut pas abandonner”. Et je crois que ce monsieur J. m'a beaucoup aidée à prendre conscience de l'importance des études quoi, et j'ai fait une deuxième 5e et je me souviens je lui avais dit “Moi je veux bien redoubler mais à condition que vous soyez toujours mon prof” et je l'ai eu en 5e à nouveau. Et puis alors là bon ben j'ai compris qu'il fallait que je travaille pour pouvoir vivre, enfin ne serait-ce déjà que pour pouvoir sortir de chez moi et pour avoir des choses bien à faire à l'extérieur, enfin bien par rapport à mes parents à ma famille etc. Alors là je me suis dit “C'est ma sortie de secours il faut que je fonce” et j'ai commencé à travailler." (Dalila)’

Une approche instrumentale de l'école n'était pas pour Dalila une posture inconnue, puisque c'était en partie celle de sa mère. Si les paroles du prof étaient nouvelles, c'est parce qu'elles lui tendaient comme dans un miroir mental l'image d'un moi--individu capable grâce à l'école de concilier l'inconciliable, la liberté de mouvements et la bénédiction familiale. Dans le présent compact, une ligne de fuite s'ouvrait vers le futur. Une fois le dispositif intériorisé, le miroir a vraisemblablement continué à présenter des images et à rendre possible le développement d'une stratégie.

Le processus d'individuation qui s'enclenche, en provoquant une mutation du rapport à la temporalité, autonomise — ou atomise — l'individu. Comparons le rapport des deux lycéennes au travail scolaire. Chez Nora, l'étude est restée régulée par le tempo collectif de la vie paysanne, elle ne s'est jamais constituée en activité solitaire. On en verra un indice dans le fait que devenue adulte, elle juge indifférent que sa fille fasse ses devoirs seule dans sa chambre ou en sa compagnie à la cuisine. Dalila, au contraire, s'est faite à l'autodiscipline sous le regard ami du prof de français artisan de sa conversion, et elle a appris au collège à autonomiser le travail scolaire. En terminale, elle organise elle-même sa préparation au bac, s'impose des contraintes de travail dans les matières d'examen, s'isole parfois pendant des heures. Elle est d'ailleurs reçue au premier essai (il est vrai, après avoir dû passer les épreuves du deuxième groupe), tandis que Nora doit redoubler.

‘— "Maintenant j'incite, et mon mari aussi, ma fille à aller dans sa chambre faire ses devoirs sur le bureau, parce qu'on lui a acheté un bureau, et elle nous dit : “Non je vais dans la cuisine” je lui dis : “Je comprends pas non tu vas dans ta chambre”... et puis après je me dis “T'es con parce que toi tu faisais bien”... eh bien maintenant de temps en temps je la laisse venir là faire ses devoirs à la cuisine pendant que moi je fais à manger et puis elle aime bien parce qu'elle est pas toute seule et puis... mais bon on a tellement été à l'inverse de l'image de la société que... en grandissant on s'est dit “Tout ce qu'on n'a pas fait il faut récupérer maintenant il faut que nos enfants ils le fassent”, et bon il y a des trucs qui sont inutiles à la limite et on a tellement manqué de ces choses-là, qui paraissent inutiles et pas vraiment indispensables, qu'on se force qu'on force nos enfants à les faire." (Nora)’ ‘— J'avais pas de planning j'étais plutôt du genre à tout faire au dernier moment, c'était par exemple un sujet de rédaction je l'avais dans la tête pendant les quinze jours de délai j'y réfléchissais beaucoup et puis pour la rédaction en elle-même c'était la veille souvent, c'était la veille jusqu'à onze heures minuit. Là où j'ai commencé à me mettre à travailler un petit peu... enfin à avoir un plan de travail etc c'est en terminale où on avait des dissertes de philosophie, alors là je me disais “Il faut quand même pas exagérer Dalila il faut travailler il faut travailler”, et alors là je restais pas chez moi parce que il y avait toujours du bruit il y avait toujours de la musique des voisines avec ma mère à rigoler ou je sais pas quoi, donc j'allais à la bibliothèque des Gratte-Ciel et donc je m'enfermais là-bas dedans pendant des après-midis entières et je faisais mes dissertations mes devoirs de maths tout ce qui était gros trucs à faire." (Dalila)’

En résumé, d'une part, l'intérêt personnel pour les apprentissages scolaires autonomisés naît avec l'individuation. Mais le ressort de l'intérêt est différentiel selon que l'individuation est dialogique, corrélée aux interactions personnelles, ou qu'elle prend appui sur un jeu intellectuel procédant d'un désir : se distancier du présent et imaginer un futur à construire. Dans le premier cas, ces apprentissages apparaissent comme une dimension du développement personnel, dans le second, ils sont le moyen d'atteindre un objectif. D'autre part, dans les conditions de la famille-communauté qui caractérise Temps1 «équilibrages archéomodernes-milieux antéindustriels», la famille et l'école sont deux mondes à la fois radicalement étrangers et étroitement noués l'un à l'autre. Les parents ne mesurent pas l'ampleur du fossé qui sépare les régulations familiales des régulations scolaires, mais ils désirent pour la plupart que l'école fasse accéder leurs enfants à des positions qu'ils ne peuvent occuper en personne. Si la constitution de la réussite scolaire en enjeu à la fois familial et personnel n'aide pas les lycéennes à sauter mentalement le pas entre les savoir-faire empiriques et les corps de savoir autonomisés, elle favorise leur adhésion globale à l'école.

Dans les conditions de Temps1 «salariat industriel» et de Temps2, la chaîne d'interdépendance articulant études, enjeux familiaux et destin personnel se distend, tandis que le lien entre cursus d'études et activité professionnelle adulte se resserre. L'intrication moi-école-famille se défait, laissant la place à l'articulation moi-école-emploi. Cette dissolution même est l'une des facettes de la «société salariale», bouleversement macrostructurel qui a promu le salariat et détruit les petits indépendants. Le salariat, jusqu'alors marque d'indignité, est devenu dans les années 1950-1960 le "modèle privilégié d'identification" 358 . En 1975, il y a presque 83% de salariés. Dans les milieux populaires, la conversion qui fait passer de l'indépendance économique à la dépendance salariale mine le fondement même de la famille-communauté «autocéphale». Les places statutaires de chef de famille et d'héritier se vident de sens.

Quand elle cesse d'être corrélée à l'exercice de responsabilités autres que la réussite scolaire, c'est-à-dire à l'acquisition de compétences sociales, la place d'«aînée» corrélée à des traces d'organisation «autocéphale» devient un titre honorifique privé de valeur sociale. Cela dit, dans les cas empiriques (n=6), l'investissement dans l'école est loin d'être stéréotypé. A un pôle, l'incapacité à repérer les règles du jeu paralyse, à l'autre, le lycée est constitué en terrain privilégié d'apprentissages sociaux passant par les interactions personnelles, qui s'articulent plus ou moins heureusement avec une appropriation des savoirs scolaires permettant de franchir l'obstacle du bac.

Les deux cas qu'on rencontre au premier pôle, ceux de Manuela et de Warda, sont spécifiés par la chute sociale de la famille, intriquée avec l'immigration. On peut les rapprocher du cas de Carole dans «milieux antéindustriels», spécifié, à la génération du père, par le passage de l'état d'indépendant à celui de salarié. Ils donnent tous l'exemple d'un rapport aux études doublement piégé. Par la totale ignorance que le système scolaire est hiérarchisé et sélectif, et par l'énorme distance entre les régulations scolaires et des régulations familiales devenues anomiques. L'absence des parents, tous deux salariés, pendant les horaires fixes de travail se combine chez Manuela et Carole avec le réglage persistant de la vie familiale sur des lambeaux de tempo collectif et des reliquats d'organisation autocéphale 359 ; chez Manuela et Warda, avec la prégnance nostalgique d'un passé défunt. Comme on sait, Manuela a été éjectée du système en fin de 1eT, Carole et Warda ont échoué au bac A, l'une une fois, l'autre deux fois.

‘— "A l'époque j'avais vu une émission, je voulais être architecte et architecte je m'étais aperçue que menaient à l'Ecole d'architectes le bac C et le bac E.. Donc en 3e je voulais aller en C, bon je savais que j'avais un handicap en anglais donc j'avais demandé à permuter mes deux langues, en me disant que si je redémarrais l'anglais je ferais l'effort d'apprendre. Et puis bon ç'a été à un moment où «ils» voulaient qu'il y ait plus de filles qui aillent en technique, et puis le conseiller d'orientation le conseiller... (inaudible) parce que d'après eux j'avais un esprit technique, et puis bon je les ai écoutés et puis au bout d'un an je me suis aperçue que bon ben... que j'avais fait une gaffe et qu'il valait mieux que je retourne en général, et ils ont pas voulu. Ils ont pas voulu parce que bon c'est vrai que j'avais le handicap en orthographe j'étais mauvaise en orthographe et que bon ben ils pensaient peut-être que... il fallait écrire correctement j'en sais rien. Bon j'avais un handicap en anglais mais enfin je pense qu'en espagnol je pouvais m'en tirer, et que si... l'anglais comment dire si je recommençais un peu donc je pouvais m'en tirer un peu. Il y a aussi une chose qu'ils ont... les profs se sont jamais aperçus... pour eux j'ai toujours été une élève studieuse alors que ça n'a jamais été le cas. ’ ‘— Ils se sont pas aperçus que tu ne travaillais pas?’ ‘— Non. Donc je pense que bon ben quand je leur ai dit que je pouvais faire mieux en anglais ils m'ont pas vraiment crue." (Manuela)’ ‘— "Je brillais pas j'étais pas une élève brillante, et puis je me forçais pas non plus, et puis même en me forçant je pense pas que j'aurais été une... enfin je veux dire il y en a vraiment on voyait bien c'étaient vraiment des têtes, même encore maintenant je vois bien il y a des gens c'est des tronches, et puis il y en a bon ben c'est vraiment des bœufs, et puis moi je faisais partie de la bonne moyenne quoi, qui me fatiguais pas trop en plus. Donc au niveau de la 3e, ç'a été un peu d'ailleurs... ça m'a un peu perturbée parce que je savais plus quoi faire, j'étais tellement persuadée que je ferais vétérinaire. Mes parents m'ont jamais démentie parce que... ben parce que il y avait pas de raison de me démentir, donc il y avait eu l'entretien avec le conseiller d'orientation, qui donc avait dit "Moi j'aime autant vous dire ça va être un échec d'avance c'est pas la peine etc", et puis dans l'entrefaite je me souviens qu'il y avait eu une visite chez le médecin de famille, ma mère avait discuté justement avec son médecin et j'étais présente. Il a dit '"Ben oui effectivement j'ai passé mes examens pour être vétérinaire je suis arrivé je sais mettons 200e sur je ne sais combien " et quand il a voulu faire son truc de doctorat puisqu'il était docteur, eh ben il a été pris dans la masse des 30 qu'on prend ou je sais pas combien on prend de personnes pour la fac, ce qui veut dire quand même la difficulté, elle est largement au-dessus même par rapport à un docteur. Alors eh ben voilà , déjà là j'étais cassée professionnellement parce que le moral s'est écroulé." (Carole)’ ‘— "J'ai tellement donné au collège j'ai tellement travaillé que quand je suis arrivée au lycée c'était vraiment autre chose, je me suis retrouvée vraiment dans un domaine qui était totalement différent. Le collège c'était un petit truc familial et tout et puis je me suis retrouvée noyée dans un pfou je sais pas dans un phénomène de... je saurais pas dire quoi d'ailleurs mais c'était la liberté c'était une porte ouverte sur la liberté. Et j'ai plus passé mon temps à m'amuser à n'importe quoi qu'à être responsable, et c'est vrai qu'à ce moment-là j'étais irresponsable et je le reconnais, j'ai pas fait grand chose, à sécher les cours à aller dans le bar du coin à aller me promener, peut-être pas en seconde mais vers la fin de la seconde puis en première et terminale." (Warda)’

Au second pôle, les conduites d'Hayet, d'Anna, et d'Esma sont corrélées à une extraction de notables ruraux ou de petite bourgeoisie urbaine, celui de Faïza, à une origine paysanne. Dans tous, les intérêts extra-scolaires se combinent avec la réussite au bac. Anna, qui s'est adaptée à l'école dès la fin de scolarité élémentaire, satisfaite de sa bifurcation de B en A qui diminue le poids des maths, est reçue au bac au premier essai. Hayet, qui n'ignore pas que ses prérogatives d'«aînée» sont en jeu, fait en sorte d'être reçue au second. Esma et Faïza sont reçues au 3e, au terme de cursus de six et cinq ans. L'une vivait imaginairement dans un présent sans limites comme Warda. L'autre, seule de la fratrie (rang 7 sur 13) à accomplir le vœu du père qui désirait voir tous ses enfants faire de longues études, se trouvait en décalage avec le tempo de la vie familiale.

‘— " En terminale D la première année j'ai rien foutu parce que (...) pour moi mon but c'était d'aller en terminale, c'était pas d'avoir mon bac. C'est dingue hein c'est idiot mais c'est comme ça. Et cette année, partie de ce principe je suis allée passer mon bac j'ai eu une très très bonne note en première langue coef 3 j'ai eu 18 j'ai eu de très bonnes notes, seulement je suis pas allée à deux matières biologie et physique je m' en rappelle. Et mon père m'avait crié dessus m'avait dit "Ma fille vas-y" je lui dis "Non papa je suis malade je suis malade", mais en fait j'étais pas malade c'était là-dedans, c'était psychique. J'ai toujours eu peur peur peur toute ma vie de l'échec, toute ma vie j'ai eu peur de l'échec." (Esma)’ ‘— "Au niveau de l'école, j'ai pas... j'ai pas tout donné. Je pense que j'aurais pu aller beaucoup plus loin et m'intéresser à beaucoup plus de choses, seulement j'étais pas dans de bonnes conditions. Je pense que je suis pas un cas isolé qu'il y a beaucoup de filles malheureusement... qui sont comme moi. Là je parle un petit peu des filles maghrébines quoi je me centre là-dessus ... les copines que j'avais quand on en discutait c'était souvent ça quoi le problème, c'était que bon... on n'avait pas le même rôle que les garçons dans la famille et que... de ce fait il fallait qu'on prenne sur nous si on avait envie de continuer à aller à l'école, et en même temps on savait que c'était... un bon échappatoire." (Faïza)’

Le rapport aux études de Nadia — seule de toutes les enquêtées d'origine algérienne, elle a été reçue au bac «à l'heure», à 18 ans —, conditionné par une place dans la fratrie homologue à celle d'Inès, l'a été aussi par l'apprentissage de la rationalité instrumentale, fait à l'école. Dès l'enfance, préférant le juridisme des régulations scolaires aux rapports de force et/ou de séduction inhérents aux interactions personnelles, elle s'est entraînée à l'autocontrôle, s'isolant pour faire ses devoirs en rentrant à la maison. En sortant du lycée, elle a fait un choix raisonnable, à contrepied de ses préférences, s'inscrivant dans une STS afin d'acquérir rapidement une qualification professionnelle. Mais dès qu'elle s'est engagée dans une relation amoureuse, l'effort d'autodiscipline s'est distendu, et elle n'a obtenu le BTS qu'au second essai. Cette carrière de bonne élève n'a jamais débouché sur une articulation des études et du développement personnel.

‘— "Bon ben si j'avais des devoirs le soir pour le lendemain bon je les faisais le soir même parce que le premier travail que j'avais c'était de faire mes devoirs, et puis sinon ben ben souvent je travaillais le dimanche pour le lundi ou par exemple si j'avais une rédaction à rendre je commençais à la préparer le week-end s'il fallait la rendre le vendredi, et puis après je terminais. Mais après par contre, à la longue je terminais souvent mes devoirs... je pouvais travailler jusqu'à deux trois heures du matin — je suis plutôt du soir moi — au lycée, parce qu'en fait j'étais plutôt à me dire : “bon ben j'ai ça à faire j'ai le temps” et puis après je dis : “mince il faudrait peut-être que je le fasse” alors je le faisais. C'était encore pire en BTS parce que c'est là que j'ai rencontré Christian (...) et puis bon je commençais en fait à sortir et à faire des choses autres et autrement plus intéressantes. " (Nadia,)’ ‘’ ‘— "Après mon bac, je voulais faire de l'anglais, et puis bon je suis quand même assez terre-à-terre ce qui fait que je me suis dit : l'anglais je vais faire quoi? je vais rester deux ans en fac et puis je vais plus rien faire après. Je voulais faire l'enseignement mais pfou... je savais très bien que j'irais peut-être pas jusque là parce que l'anglais j'aimais bien mais en grammaire tout ça il y avait des trucs qui me barbaient au bout d'un moment, et puis autrement il y avait le... traductrice pfou moi ça me disait rien de traduire des trucs, enfin c'est chiant. Alors j'ai présenté des dossiers de BTS, et donc j'avais postulé j'avais été prise pour plusieurs trucs et puis j'ai choisi le BTS assurances. Mais alors j'y comprenais rien, et puis quand on fait quelque chose qui nous plaît pas on n'aime pas aussi l'endroit où on est quoi, et moi j'aimais pas. Et j'ai appris à aimer en fait. C'est dingue ça, on apprend à aimer les choses (rire), maintenant j'aime bien ce que je fais." (Nadia)’

Dans le sous-ensemble (n=7) qu'on vient d'étudier, les modes d'investissement de l'école sont conditionnés par une pluralité de situations familiales que subsume la variable «vestiges d'organisation autocéphale». Dans celui dont dont on aborde l'analyse (n=9), ils le sont par le mode de socialisation corrélé à la famille-association. Le rapport aux études est conditionné par la proximité des réglages scolaires et des réglages familiaux, et par la banalisation d'un schème de représentation liant directement les choix d'orientation dans le second cycle à l'emploi futur 360 .

Dans deux cas spécifiés par une origine française (Céline, Nadine), la concordance entre ces réglages s'accompagne d'un clivage corrélé à l'opposition CS cadre vs CS ouvrier, qui recouvre le clivage organisation «autocéphale», place de «représentant» vs organisation «acéphale», place de fille, dans la famille-communauté. Dans le contexte du salariat, la ligne de clivage initiale se complexifie en chaîne à plusieurs maillons. Dans les cas empiriques, l'obtention au terme d'un cursus de trois ans, d'un bac B pour Céline et d'un bac D pour Nadine s'inscrit dans deux configurations différenciées. La fille de cadre individuée aspire à un poste professionnel procurant une reconnaissance homologue à celle donnée à l'école par les bonnes notes, la fille d'ouvrier est prise, du moins à la sortie du lycée, dans le désir familial-social que les ressources économiques, le «niveau de vie» des enfants soit supérieur à celui des parents. L'individuation des filles d'ouvriers est aléatoire, elle dépend d'apprentissages postérieurs à la scolarité de 2d cycle 361 .

‘— Céline collégienne, vexée que ses profs de 5e la percent à jour — la tiédeur de son zèle scolaire est jusque là passée inaperçue — se pique au jeu comme ils le font eux-mêmes. Elle découvre qu'un travail scolaire soutenu lui vaut à l'école une reconnaissance qu'elle n'obtient pas à la maison. Ses performances la font exister dans la classe aux yeux des autres joueurs, c'est-à-dire les profs et les autres bon(ne)s élèves, tandis que les anonymes restent fondus à l'arrière-plan. ’ ‘— Nadine combine anonymat et bons résultats. Depuis l'entrée à l'école élémentaire jusqu'à la sortie du lycée, elle se plie sans rechigner à la discipline scolaire, qu'elle juge a posteriori comme une propédeutique à la discipline sociale 362 . Le passage par l'enseignement de second cycle n'élargit pas le champ de ses intérêts et de ses compétences scolaires : elle fait d'abord les devoirs dans les matières qui lui plaisent, elle fait le reste quand elle "est obligée".’

Les lycéennes dont la scolarité s'est terminée avant la mise en application de la réforme Haby (n=5), toutes définies par la CS ouvrier, ont un rapport à l'étude homologue à celui de Nadine. Toutes s'isolent pour faire les devoirs, qu'elles font avec plus ou moins d'intérêt et souvent à la dernière minute. A travers l'exemple de Christine qui a donné, comme Sylvie, valeur de formation professionnelle à l'orientation en section G1 liée scolairement au refus d'apprendre les maths, on voit apparaître un rapport aux études géré par un usage restreint de la rationalité instrumentale, réduite au calcul coûts/avantages. La formation professionnelle — qui a un prix au-delà des limites de l'école à la différence des autres apprentissages scolaires — prend implicitement valeur d'investissement rentable.

‘— "Au lycée c'était déjà un autre rythme ça allait déjà plus vite alors là ça nous demandait beaucoup plus... et quand je dis beaucoup plus c'est vrai que nous on y a passé du temps sur cette table à apprendre avec ma sœur hein. (...) Quand on avait chacune nos sections et que c'était déjà plus élaboré parce qu'il y avait... nous on était dans des sections G1 alors il y avait du droit il y avait du social il y avait de l'administratif il y avait des techniques administratives il y avait des techniques enfin il y avait des trucs particuliers, bon ben ça attention hein quand il fallait y apprendre fallait vraiment bûcher dessus hein, alors ça on y prenait du temps hein." (Christine)’

Cet ethos, corrélé aux transformations de la socialisation maternelle, se banalise dans le contexte de Temps2 et de la réforme Haby (n=9). Deux des cas sont spécifiés par le deuxième «âge» de l'émigration algérienne. Zina, tout en aidant sa mère à gérer la vie familiale, se soumet d'elle-même à la discipline du travail scolaire, mais juge que la rétribution de ses devoirs, la note, devrait être proportionnelle au temps et à la peine qu'elle a dépensée.

‘— " [la rédaction] Pour moi je pensais mettre beaucoup de temps surtout le soir, et puis après avoir une mauvaise note j'étais déçue, je me disais que ça servait à rien alors de me décarcasser toute une soirée pour avoir ça (rire)." (Zina)’

Le schème de conduite portant à maximiser le rapport coût/profit se suffit à lui-même. Il ne débouche pas sur un procès d'individuation. Les objectifs se définissent sur le mode de ce qui va de soi, à partir des dispositions intériorisées. Zina et Aïcha ont été reçues au bac au bout d'un cursus de quatre ans. Pour l'une (pas de vestiges d'organisation autocéphale), qui abandonne les études universitaires au bout d'un an, l'enjeu est d'accéder à un emploi qualifié fixe, dans une situation de chômage croissant. Pour l'autre (vestiges d'organisation autocéphale), il s'inscrit dans la logique découverte par Dalila et désormais bien balisée : la réussite au bac donne le moyen de conjuguer liberté individuelle et statut légitimé d'étudiante.

Quatre cas sont spécifiés par le troisième «âge» de l'émigration algérienne. A l'exception de Firouz (CS ouvrier-fonctionnaire), pour qui les études se sont configurées d'emblée en jeu sérieux lors des séances journalières collectives de devoirs avec les enfants du quartier, les élèves se conduisent en clientes, appréciant les études à l'aune des profits tangibles qu'elles en tirent 363 . Naïma, que sa mère voulait marier, a renoncé de bon gré aux études longues. Rétrospectivement, elle se réjouissait d'avoir été reçue au BEP sans avoir eu à peiner. Dans les cas spécifiés par Temps2 et par une place de fille, le travail intellectuel ne s'est jamais autonomisé. Les deux mères, dont l'une était sortie de l'école en 3e et l'autre en CM1, ont contrôlé le travail scolaire des filles tout au long de leur scolarité. Les formes de ce tutorat suggèrent qu'il rabat le travail scolaire sur des montages sensori-moteurs 364 . La dimension des apprentissages consistant, par exemple, à repérer les catégories de jugement implicites qui sous-tendent les assertions — les présupposés —, est barrée. Jusqu'au BTS, Joëlle demande le soir à sa mère de lui faire réciter ses leçons; jusqu'au collège, la mère de Souad regarde les cahiers de textes de ses filles et organise avec elles le planning de la semaine, ensuite elle vérifie que le planning a été suivi. Le présupposé est la validité universelle de la logique binaire du oui/non. Le résultat est bon ou mauvais : la leçon est sue ou ne l'est pas. L'organisation est rationnelle ou non : le produit à fournir (le devoir ou la leçon) est prêt à temps ou ne l'est pas. Enfin, le travail est rentable ou non : la valeur de la note est en rapport avec le temps de travail ou elle ne l'est pas.

Cette rationalité restreinte, appliquée à l'ensemble des disciplines et des types d'exercices, donne de bons résultats dans les exercices d'application, mais de mauvais ou de médiocres dans d'autres, tels ceux de français et de philosophie. Zina, Joëlle et Souad associent rétrospectivement le «français» à des expériences décevantes. Leurs compétences scolaires les plus solides — la capacité à restituer des connaissances avec exactitude et à appliquer des consignes avec à-propos — se révèlent insuffisantes pour réussir dans les exercices scolastiques, et l'absence de compétences langagières et intellectuelles acquises en dehors de l'école ne permet pas de compenser le manque.

Dans une petite sous-population contemporaine de la précédente, spécifiée par une émigration algérienne dans le contexte du deuxième «âge» et/ou par la naissance des parents à la fin des années 1920, l'hysteresis des anciennes dispositions se maintient. Le rapport aux études continue à être structuré par l'opposition entre une place de fille dans une famille de type «acéphale» et une place de représentant dans une famille de type «autocéphale». Empiriquement, les études prennent peu à peu dans le premier cas valeur de longue épreuve rebutante (Saïda), dans le second, elles ont partie liée avec le développement global de la personne, mais un clivage décisif apparaît, selon que le cas est corrélé à la CS ouvrier (Saba), ou à la CS indépendant (Lidia). Pour Saba, l'entrée au lycée est comme un changement de palier, qui introduit dans un monde plus large que le monde familial, mais le cursus d'études lui-même reste intriqué dans les relations interpersonnelles, il ne s'autonomise pas. Chez Lidia, au contraire, la fin du 1e cycle débouche sur un tournant, corrélé à un processus d'individuation à la fois dialogique et monologique. Orientée en fin de 3e en 2de technologique à cause de ses résultats médiocres, elle se fixe pour enjeu de rattraper une section générale en 1e — grâce à l'énergie communiquée par la présence active d'une amie de collège et l'encouragement des parents de l'amie, conseillers d'orientation — et elle y parvient. Ce premier succès la lance dans une dynamique articulant travail intellectuel et interactions personnelles, qui se prolonge au-delà du 2d cycle et conduit à une maîtrise de philosophie.

‘— "Comme je vois ça aujourd'hui hein... j'ai vécu pas mal d'années dans le cercle... on était la bande des quatre et puis il y avait les parents et puis c'était un cercle qui était bien fermé quand même. Mon arrivée au lycée ça a été l'ouverture sur le monde et puis là c'était peut-être pas facile parce que je me sentais décalée par rapport aux gens, surtout du fait de ce souvenir de mon amie là, ça faisait une différence par rapport aux autres et j'avais besoin de temps et besoin de mettre en place des choses." (Saba)’ ‘— " Elle [Florence] m'a pas mal aidée à faire cette jointure entre ce collège très difficile et le lycée quoi, je crois qu'elle elle a joué un rôle important contrairement à ce qu'on pourrait penser. On croit toujours que c'est les adultes qui influent le plus, mais je crois qu'elle m'a beaucoup aidé à croire... enfin à me faire espérer et croire que je pourrais réussir un cycle en lycée quoi. Je crois que j'y croyais pas beaucoup, enfin les profs m'avaient pas mal enfoncée et tout.(...)." (Lidia)’

La mise en perspective de l'exemple de Lidia avec ceux de Warda et Nadia met en évidence le fossé entre la simple adhésion à la discipline scolaire et l'engagement dans le travail intellectuel. Warda et Nadia ont su faire un effort de longue haleine à contrepied des dispositions intériorisées. Le but — être admise en 2de, avoir de bonne notes à l'école, — était lui-même étroitement lié à un enjeu extérieur à l'investissement intellectuel et fortement investi affectivement : être reconnue dans le monde familial pour l'une, dans le monde scolaire pour l'autre. Une fois le but atteint, la posture s'est défaite. En revanche, l'enjeu, pour Lidia collégienne, était de vraisemblablement de transformer le rapport à la connaissance savante en construisant les conditions d'un rapport heureux au travail scolaire, homologue à celui de son amie Florence. La capacité à atteindre l'objectif passe par la transformation de soi. L'ascèse ne se borne pas à s'astreindre à une discipline sévère, elle consiste à réorienter en partie vers la libido sciendi des investissements orientés vers le monde de la vie ordinaire. Si l'interprétation est exacte, on peut dire que dans la quasi-totalité des cas, dont ceux de Warda, Nadia, et aussi de Saba, le passage par le 2d cycle n'a nullement bousculé les structurations de la socialisation primaire. On n'a repéré l'émergence d'une socialisation secondaire intégrant un nouveau rapport aux études, différent dans chacun des cas, que chez Dalila et chez Lidia. Il a fallu une personne investie affectivement, un médiateur ou une médiatrice.

La forte présence dans la population (n=33) de la sous-population d'origine algérienne (n=17) fait voir à la loupe les transformations du rapport aux études depuis le régime de la famille-communauté jusqu'à celui de la famille-association. Résumons le processus. Dans les conditions de Temps1 «équilibrages archéomodernes», la différenciation du rapport aux études est corrélée directement à la dissymétrie des places dans la famille-communauté. Selon que le mode de socialisation bloque ou favorise l'individuation «dialogique», les apprentissages scolaires sont identifiés aux apprentissages pratiques de la vie ordinaire ou se configurent en composante du développement individuel. Dans celles de «société salariale», les lycéennes se différencient en deux sous-populations selon qu'elles passent tout uniment des réglages familiaux aux réglages scolaires, ou qu'elles sont confrontées à la discordance des deux modes de régulation. Parmi ces dernières, les unes se heurtent de plein fouet contre un mur qu'elles ne voient pas, tandis que d'autres s'apprivoisent sans peine à la discipline de l'école, une fois l'obstacle mental déverrouillé : il a suffi de s'extraire de la prison de l'ici et maintenant et d'imaginer un futur singulier à construire. A la naissance de cette individuation «monologique», il y a l'énergie d'un désir. Mais il est plus ou moins complexe. Tantôt, il configure la réussite scolaire en moyen d'atteindre directement un objectif extra-scolaire, place avantageuse dans la famille et/ou emploi intéressant. Tantôt, il affecte implicitement plusieurs valeurs à cette réussite. Dans un premier temps, elle sera une preuve objective du progrès intellectuel accompli, donc du développement individuel, ensuite elle en prendra d'autres, dont une valeur instrumentale. A la limite, dans le premier cas, l'individuation est strictement monologique, elle articule la capacité à se projeter dans le futur à la rationalité instrumentale. Dans le second, elle est à la fois dialogique et monologique. Dans les conditions de Temps2, la convergence entre les réglages familiaux et les réglages scolaires, dans la population définie par les variables famille-association et socialisation maternelle, rend superflue l'individuation, dialogique ou monologique. Le rapport aux études relève du calcul coûts/avantages, schème précocement intériorisé au cours de la socialisation primaire.

Notes
352.

Pour étudier le rapport aux études, on a mobilisé les énoncés produits notamment en réponse aux questions n° 50, 57 et 58. Comment vous vous organisiez pour vos devoirs? Au collège, est-ce que ça s'est passé comme à l'école? Au lycée, est-ce que ça s'est passé comme au collège? On a construit des tableaux permettant de mettre en regard les structurations socio-familiales et les cursus empiriques de 2d cycle (section, série du bac, réussite ou échec à l'examen, durée du cursus, âge et année de sortie), en mettant la césure Temps1/Temps2 en concordance avec la césure avant/après la réforme Haby. Cf. annexes, pp. 97-98.

353.

Cf. supra "les préférences pour les disciplines".

354.

Cf. supra, p. 160.

355.

Sur le sens donné par Inès à l'école dès l'enseignement élémentaire, cf. supra, pp. 166-167.

356.

Pour des élèves qui ont une place de «représentant», une place en vue dans la classe est une rémunération appréciable. On a vu combien Assia appréciait la place de délégué de classe. Quelques profs, tel le prof d'histoire évoqué plus haut, parviennent à mobiliser les énergies dans le travail scolaire en proposant des objectifs de reconnaissance sociale à court ou moyen terme, à l'échelle de la classe ou du lycée.

357.

En Algérie. A la fin de l'année,de 2de, Malika a été rencontrée inopinément aux abords du lycée par ses parents, main dans la main avec son petit copain. Scandale public! Le père, peu préparé à faire face à une situation pour lui inimaginable, se rassure en envoyant sa fille aînée terminer sa scolarité dans la bourgade où il est né. Il la confie pour deux ans à l'un de ses frères.

358.

R. Castel (1995), p. 363.

359.

Cf. supra, p. 169, pp. 175-176.

360.

Les discours, tenus par les conseillers d'orientation consultés en tant qu'experts par les élèves et les familles, documentés par les diverses brochures officielles faisant l'inventaire des formations offertes, indiquaient l'éventail des possibles professionnels — du moins des possibles théoriques — à l'entrée dans la vie active, selon les titres scolaires détenus. Ces discours ont vraisemblablement favorisé la naturalisation du lien entre formation et emploi, en escamotant la dimension de marché du travail. Sur "le changement radical d'orientation et de définition des politiques éducatives", introduit par les équivalences établies par le Commissariat au Plan entre formation, qualification et emploi, cf. L. Tanguy, "La mise en équivalence de la formation avec l'emploi dans les IVe et Ve Plans (1962-1970), Revue française de sociologie, 43-4, 2002.

361.

On verra ultérieurement dans quelle mesure la dissymétrie peut être neutralisée par l'allongement du temps des études.

362.

Cf. supra, pp. 297-298

363.

Cf. supra, pp. 305-306

364.

Cf. supra, pp. 184-188.