5.2.1. les usages du temps libre

l'existence sociale, «tout» complexe ou secteurs autonomisés

L'analyse comparée des pratiques s'appuie principalement sur les réponses à une question comportant plusieurs volets 366 . L'exemple des conduites de Leïla et d'Assia, définies par les conditions de Temps1 «équilibrages archéomodernes», conforte les analyses précédentes. Selon qu'on a été habitué dès l'enfance à changer de place selon le contexte situationnel et le mode de régulation comme Leïla, ou au contraire à occuper une place nettement définie comme Assia — en l'occurence elle s'est définie comme une place de garçon — on est porté à l'adolescence à étendre ou à limiter le champ de ses apprentissages. Ce trait distinctif s'inscrit dans un ensemble de différenciations homologues.

Dans les deux cas, on observe une cohérence entre les pratiques de la socialisation enfantine, celles de l'adolescence et les pratiques professionnelles ultérieures.

‘— "(...) Et puis il y avait aussi les élèves, des élèves que j'aurais jamais côtoyés moi... j'aurais été en CET même en LEP j'aurais peut-être jamais côtoyé des mecs et des nanas comme ça, je retiens pas tous leurs noms il y avait M. je me rappelle il y avait le fils à P., bon il y avait ces gens-là et c'est vrai qu'ils avaient une autre culture ils pouvaient apporter hein, ils donnaient des choses aux gens comme moi, même des Français comme moi hein parce que il n'y avait plus une question d'Arabes et de Français il y avait j'allais dire des gens défavorisés culturellement tu vois dans la culture dominante, et puis t'avais des gens qui avaient les moyens, et ces gens-là moi je trouvais qu'ils avaient bien fait, pas tous hein, il y en avait certains quand même qui donnaient, qui donnaient aux autres ce qu'ils savaient, c'est ça l'échange de savoirs en fait. Il y avait des choses quand même à Brossolette qui se passaient bien à ce niveau-là en petit groupe mais je trouvais que c'était intéressant cet échange de savoirs au niveau des élèves je trouvais que c'était bien". (Leïla)’ ‘— "(...) Je me suis lancée là-dedans et donc j'ai eu mon poste de responsable [dans l'animation] donc ce qui m'a permis de faire autre chose que d'être sur le terrain, de réfléchir de faire appliquer mes théories, et là bon mon amie donc Bianca notre directrice est devenue mon amie qui m'a formée aussi, donc j'avais la théorie j'avais une certaine pratique mais bon l'échange de savoirs moi j'y crois vachement, il faut jouer le jeu en fait et c'est une fille qui a joué le jeu avec moi, on a bossé ensemble longtemps." (Leïla)’ ‘— "Aimer les rapports de force c'est ne pas aimer les faibles, c'est ça hein je pense que c'est ça, et c'est vrai j'aime pas les faibles et ça vient de... pas uniquement au niveau de vivre avec quelqu'un hein, je me rappelle quand je faisais du sport par exemple quand je faisais du hand, j'aime pas ceux qui sont pas battants, quand je voyais dans mon équipe... mais c'est méchant hein ça arrivait jusqu'à être méchant hein... une fille qui au lieu de prendre le ballon de courir et de... on te fait une passe, tu vas vers le ballon t'attends pas que le ballon arrive, et puis après parce qu'on a peur de se faire mal aux mains... ça me rendait folle ça me rendait folle, j'aime bien les gens dynamiques j'aime bien les battants j'aime bien... j'aime pas les gens mous, j'aime pas les gens qui se plaignent tout le temps je les supporte pas hein. Et bon en plus bon dans la position où je suis, je suis première, je vais passer agent de maîtrise en mai c'est super, mais j'ai quand même une petite équipe et quand je vois quelqu'un de mou j'ai intérêt à le bouger hein, déjà je peux pas accepter dans la position où je suis au niveau de ma profession, mais je peux pas dire que c'est à cause de ma profession ce serait mentir hein j'ai toujours été comme ça." (Assia)’

Leïla décrit des rapports à base d'«échanges de savoir», Assia se réfère aux rapports de domination. Les échanges que pointent Leïla mettent en relation des gens qui ne viennent pas du même monde, dans des conditions où les rapports de force sont neutralisés. Au meilleur des cas, les interactants se transforment mutuellement. Dans son expérience singulière, le cadre favorable à ces échanges est dans un premier temps l'espace du lycée et de ses abords, où des lycéen(ne)s de milieux sociaux différenciés peuvent se rencontrer en dehors des heures de cours; c'est ensuite le local où travaillent ensemble des animatrices expérimentées et des débutantes, dans un contexte où les procédures d'apprentissage professionnel sont encore peu formalisées. L'opposition public vs privé se trouve gommée. Assia se réfère non seulement à un espace agonistique, mais elle assimile les joutes sportives entre adversaires mis à égalité à des luttes sans merci où les performances inégales des joueurs servent de justification à la dissymétrie dominant/dominé. L'espace sportif devient l'analogon de la concurrence professionnelle. L'énonciation prédéfinit les relations d'interaction en classant les interactants dans deux catégories axiologiquement marquées + et -, en l'occurence "les battants" et les "mous". Dans ce schéma, qui rabat les régulations des sociétés humaines sur les mécanismes de sélection naturelle dans le règne animal, la domination des "battants" va de soi : que vivent les forts et tant pis pour les faibles.

Le processus d'individuation «dialogique» corrélé à des pratiques d'interactions langagières lors desquelles les rapports de force s'annulent temporairement, ouvre la possibilité de circuler mentalement dans un espace-temps sans limites prédéfinies, construit et élargi par les expériences vivantes et/ou les lectures successives. Au contraire, lorsque les pratiques sont corrélées à une place statutaire, que le temps est celui de l'ici et maintenant, et que l'espace est d'emblée divisé en deux secteurs sur le modèle du clivage de l'espace masculin en espace public et en espace domestique, ce processus d'individuation est entravé. C'est ce que suggèrent les restitutions par le discours des pratiques de sociabilité.

A posteriori, Leïla privilégie son rôle de médiatrice entre les mondes sociaux, en continuité avec la place ambivalente de fille et de représentant qu'elle a occupée dans la famille. Elle évoque des voyages où se mêlaient shit et musiques, livres et discussions, sexe et alcool. Elle se peint en go-between, "marchant" successivement avec deux bandes de filles. Dans un premier temps avec la bande "d'extrémistes" emmenée par Samira 367 , dans un second avec la bande de "bosseuses", parmi lesquelles Nora, Dalila et Warda, chacune des bandes de filles frayant avec un groupe de garçons plus âgés; la première bande avec des marginaux habitués d'un squat de la Croix-Rousse, parmi lesquels le frère aîné de Samira ancien élève d'un lycée lyonnais, la seconde, avec un groupe d'étudiants marocains de Lyon1. Rétrospectivement, elle présente ces apprentissages erratiques — "maintenant je dis «c'est du n'importe quoi» mais à l'époque je savais pas que c'est du n'importe quoi" — comme des explorations dont toutes les filles se sont bien sorties grâce au contrôle mutuel qu'elles exerçaient l'une sur l'autre, et dont elle-même a surmonté les risques grâce à la fermeté de l'éducation familiale de base.

Si elle choisit d'évoquer plutôt les interactions corrélées à ces apprentissages, elle ne cache pas qu'elle a dû discuter et négocier pied à pied avec sa mère pour obtenir une liberté de mouvements partielle. Elle n'escamote pas non plus les rencontres de la seconde bande de filles avec des étudiants algériens militant au PRS (Parti de la Révolution socialiste), mais remarque que cette expérience, en décalage avec la socialisation familiale, ne l'a que faiblement marquée.

‘— (...) On avait donc une relation avec les étudiants, on le faisait un peu au lycée à Brosso on travaillait un peu avec les filles là-dessus et puis surtout avec les ouvriers des foyers, donc on allait souvent là-bas pour leur expliquer les mouvements ce qui se passait en Algérie et tout ça. (...) Moi ce qui m'a plu, eh ben ça m'a appris déjà bon à faire mon autocritique, c'est-à-dire si on me critique moi je trouve que c'est bien ça, de 16 à 19 ans j'ai fait ça, j'ai peut-être pas fait d'études mais par exemple à faire toujours mon autocritique ça ça m'a mûrie à ce niveau-là, c'est-à-dire quand on me parle je me dis que c'est jamais un reproche et que c'est pour mieux avancer, donc ça ils m'ont appris ça. Bon j'en suis revenue des idées communistes etc, parce que c'est vrai que moi j'ai toujours été... bon si je fais du social c'est pas pour rien donc bon l'injustice sociale et tout je suis en plein dans et j'y étais. Bon chez moi on a toujours eu peut-être les idées... un peu trop le passé le passé, mais (sic) ça a aidé à se remettre dans la réalité, et c'est vrai que ça m'a fait connaître des gens intéressants aussi qui étaient plus âgés que moi, des gens que j'aurais jamais côtoyés et que je côtoie toujours pas, les ouvriers les maghrébins les foyers Sonacotra, j'ai vu leur vie bon des trucs, ça m'a fait lire des livres que j'aurais peut-être jamais lus, mais bon sinon rien d'autre." (Leïla)’

Assia est loin de se conduire en médiatrice. Descendante de propriétaires terriens, elle s'approprie l'espace-temps bipolaire du lycée et du quartier, auquel s'ajoute l'antenne de la ville. Les deux pôles sont reliés l'un à l'autre par des personnes. Un noyau de copains de quartier est composé de lycéens de B. et de F. où elle-même et son frère sont scolarisés, elle apprécie de parcourir Lyon en compagnie de ce frère. Loin de chercher à faire des expériences inédites, elle profite avec insouciance de la liberté de mouvements conquise dès l'enfance —"je dansais je courais comme une folle" —, et se garde de l'aliéner en épousant le premier garçon "sérieux" qui se pose en prétendant.

Le pôle diurne du lycée inclut luttes de compétition et affiliation à un groupe. La posture agonistique est celle des matches inter-classes de hand, qu'Assia joue toujours dans la même équipe, menée par un prof de gym "dingue de rugby"; l'affiliation correspond entre autres à sa présence aux répétitions musicales des "punks" — deux élèves garçons du lycée, jugés par elle "doux comme des agneaux". Les séances de baby-foot dans un café voisin suivies de discussions avec le vieux patron allient les deux postures. Le pôle nocturne est tout entier d'affiliation. Il est coextensif aux nombreuses fêtes qui ont lieu dans le quartier et au-delà, fêtes organisées dans le local à vélos prêté par l'organisme HLM et aménagé, fêtes chez un tel, fêtes des punks, de l'INSA, de la JC etc. Les participants sont des lycéens de la ZAC, des élèves de l'INSA, des jeunes maghrébins du quartier placés à la DASS mais présents pendant les vacances, ainsi que leurs copains. La socialisation secondaire comporte donc un versant «sérieux», les matches de hand — Assia est présente aux entraînements, elle s'abstient de fumer pour avoir du souffle —, et un versant de liberté contrôlée.

Enfin, tandis que Leïla saisit l'entretien sociologique comme l'occasion d'élaborer rétrospectivement une auto-analyse, Assia porte un jugement axiologique dans un cadre prédéfini par l'opposition bon vs mauvais, comme bien d'autres lycéennes. Mais à la différence d'une lycéenne comme Carole, qui a incorporé une morale structurée par l'opposition convenable/inconvenant, elle se réfère à une morale hédoniste de bonheur individuel.

‘—(...) C'était superbien, là j'ai passé une superenfance j'en garde vraiment des supersouvenirs et une superadolescence, bon il y a eu des hauts et des bas hein mais l'ensemble il était superbon hein." (Assia)’ ‘— "Je critiquais même plutôt celles qui allaient au café ... enfin je critiquais j'en ai jamais rien dit mais quand on en parle maintenant je dis ”Oh! ben il y en a, elles passaient leur temps au café hein”. (Carole)’

La mise en perspective des énoncés de Leïla et d'Assia avec ceux des autres enquêtées de la sous-population confirme le clivage, qu'on peut reformuler ainsi. L'exposition précoce à des contradictions ou à des tensions dans le monde familial et/ou entre les différents mondes de socialisation lance dans des équilibrages complexes, tandis que le sentiment d'être à l'aise dans la vie pérennise les structurations rudimentaires de la socialisation primaire.

La conduite d'Amel est homologue à celle de Leïla, bien qu'elle ne soit pas née dans une famille citadine et qu'elle n'occupe pas une place de «fille-représentant». Le couplage de la socialisation maternelle et de l'intégration dans un groupe d'âge autonome a favorisé la naissance d'un processus d'individuation dialogique qui les relie et les articule au monde de l'école. Amel construit un «tout» complexe à partir de ses différents apprentissages. Ainsi, elle a pris plaisir à jouer au hand-ball et elle apprécie les sports collectifs.

‘— "Le sport c'était très important pour moi je dirais même que ça a été peut-être vital que c'est une très bonne école que c'est très bien de faire du sport du sport collectif entre autres quoi, que c'est positif que je me suis bien marrée que voilà." (Amel) ’

Elle propose du hand-ball une définition ouverte : c'est «une école». Au contraire, on a vu qu'Assia s'appuie sur la pratique du même sport pour naturaliser et justifier l'inégalité sociale — il y a des "battants" et des "mous". Et Isabelle et Carole, qui se sont adonnées au sport parce que le père leur avait ouvert cette voie, le logent implicitement dans le compartiment de la «vie familiale et privée» qui équilibre le compartiment «travail». Les deux pères ont compensé leur assujettissement forcé au travail salarié, l'un en initiant des jeunes au basket dans un club, l'autre en initiant sa femme et ses enfants à la randonnée, au ski, à la varappe.

Pendant les heures de liberté laissées par l'emploi du temps scolaire, Amel lycéenne explore la ville. Souvent, elle part seule. Elle va voir des films qu'elle a choisis, se promène dans les quartiers lyonnais non touchés par l'urbanisme haussmannien du XIXe siècle, St Jean et la Croix-Rousse, entre en contact avec des inconnus. Pour restituer ses pratiques, elle parle en je-sujet individuel. Des lycéennes comme Nora ou Inès sont à mille lieues de telles explorations solitaires. Nora, pour qui l'ensemble famille-école-copines s'est soudé en bloc unifié lors de l'enfance, parle en on-sujet collectif. Elle faisait partie de la petite bande, comprenant notamment Leïla, Dalila et Warda. Ensemble, elles se familiarisaient avec le spectacle urbain, entraient en relation avec des garçons constitués en groupe ou rencontrés fortuitement. Elle-même ne cherchait nullement à étendre son savoir du monde et à s'engager dans des échanges interpersonnels. Elle transgressait secrètement les interdits, et entrait tout aussi secrètement en concurrence avec ses amies quand il s'agissait de plaire aux garçons.

‘— "Le cinéma oui les balades aussi c'était à la Croix-Rousse St Jean, je me promenais souvent seule quoi oui essentiellement les vieux quartiers quoi, pas rue de la Ré non c'est pas mon truc’ ‘— Vous connaissiez des gens là-bas?’ ‘— J'ai fait des connaissances oui j'ai connu des gens comme ça dans la rue mais je connaissais pas par avance.’ ‘— Et le cinéma?’ ‘— Toute seule. C'étaient des films que je voulais voir." (Amel)’ ‘— "Bon on est entré en contact avec un groupe d'Algériens un peu plus âgés que nous, qui étaient des militants PRS, et bon on y allait ... moi j'y allais pas trop souvent mais les filles du groupe y allaient régulièrement, bon on allait à des réunions de militants révolutionnaires, c'est là où on a appris pas mal de choses." (Nora)’ ‘— "Faire la bringue à cette époque-là c'était sortir dans une circonstance... faire l'interdit je crois, faire des choses qui étaient interdites par les parents, qui ne pouvaient être que bien parce que tout ce qu'on fait chez nous c'est ennuyeux." (Nora)’

Les vagabondages d'Inès sont clandestins comme ceux de Nora, mais leur champ est beaucoup plus réduit. L'espace-temps de la bonne élève se clive en travail/récréations. Elle passe plaisamment les heures de permanence au café, en compagnie de quelques élèves qui se sont coopté(e)s, mais — il est vrai que le métro n'est pas encore construit — elle ne se hasarde pas au-delà des Gratte-Ciel ou du parc de la Tête d'Or. Le seul intérêt nouveau, le repérage d'éventuels partenaires amoureux, prépare l'avenir conjugal. Il lui suffit de deux flirts avec des élèves du lycée, l'un en 2de et l'autre en 1e, stoppé net par elle au bout de quelques jours, pour se rendre compte que les lycéens ne font pas l'affaire.

Les conduites de Dalila et de Hacina procèdent d'une combinaison des deux modes d'«individuation», articulant usage discursif de la parole et mise en œuvre d'une stratégie. Elles témoignent de la transformation des cosmos de sens dans la population d'origine algérienne, d'«équilibrages archéomodernes» à «milieux antéindustriels», leur mise en perspective fait mesurer le clivage corrélé à l'occupation d'une place de «représentant» du père (organisation «autocéphale», CS indépendant) et d'une place de «fille» se muant en place de «représentant» (famille-association dérivant d'une organisation «acéphale», CS ouvrier).

Dalila, qui fait partie de la même bande que Leïla et Nora, dispose de plusieurs postures, comme l'indique la pluralité de ses postures énonciatives. Tantôt elle parle en on-collectif comme Nora, tantôt en je-individu se référant à un monde clivé. Dans un premier temps, elle participe activement, avec d'autres lycéens et lycéennes d'origine algérienne, à la confection et à la vente de "El Hamla, journal de jeunes algériens". Cette entreprise militante, sous-tendue par l'assimilation implicite du centre-ville lyonnais à un espace politique, périclite. L'échec à jeter un pont entre les jeunes français issus de l'immigration algérienne et la société civile rabat Dalila sur deux volets clivés de pratiques. Le premier, apparemment homologue aux pratiques exploratoires de Leïla, appartient à un présent sans lendemain, dévolu aux loisirs et à la sociabilité. Le second anticipe le futur de l'existence adulte. On se rappelle que les succès scolaires, entrée en 2de et réussite au bac, se sont configurés en pièce centrale d'une stratégie délibérée, dont la visée initiale était d'accéder dans la famille aux avantages procurés par une place statutaire. L'élaboration même d'un plan à échéance de plusieurs années impliquait l'acquisition d'une compétence nouvelle, celle de convertir les expériences vécues en capital scolaire, social, culturel, etc ... Ce background rend plausible qu'à la différence de Leïla et de Nora, elle se soit enrôlée avec d'autant plus d'ardeur dans l'entreprise d'éducation politique impulsée par les étudiants du PRS, qu'elle désirait être «reconnue» non seulement par ses parents, par les filles de la bande, par les jeunes du quartier, mais aussi par un conjoint algérien «évolué». A l'épreuve du réel, elle a constaté que les militants se montraient, dans leurs rapports interpersonnels, moins «évolués» qu'elle ne l'avait cru.

‘— (...) Et puis on a monté un petit journal qui s'appelait El Hamla ça voulait dire la... comment on appelle ça, la vague là qui vient tout chambouler le raz-de-marée ça veut dire le raz-de-marée, et on a donc... parce qu'en plus au départ c'était pour nous et puis après on a essayé un peu d'intéresser d'autres filles d'autres garçons du lycée... on a dit que c'était ouvert à tous que c'était pas simplement pour parler de l'Algérie mais que c'était aussi pour parler de... de nos difficultés ici donc tous les gens qui avaient envie de s'exprimer... (...). Et donc on a... on a réussi à faire notre journal on a diffusé on le vendait même rue de la République en expliquant qui on était ce qu'on faisait etc, on a fait je sais pas 4 ou 5 numéros et puis après on s'est arrêté quoi parce que ça suivait pas et puis... on s'est arrêté quoi je saurais pas expliquer pourquoi mais je pense qu'on n'était plus aussi motivé après." (Dalila)’ ‘— (...) Il y a eu toute une période où on avait connu des étudiants, marocains principalement, des étudiants qui étaient à la Doua à l'INSA, je sais même plus comment on les avait connus d'ailleurs... enfin quoi qu'il en soit, ils étaient un petit groupe quoi et puis on allait les voir; ils avaient des chambres universitaires donc on allait boire le café là-bas, c'était l'époque où on fumait notre joint et puis on écoutait de la musique tous ensemble, et puis on parlait beaucoup aussi on parlait de politique du Maroc du roi Hassan II de l'Algérie enfin tout ça. C'étaient des étudiants qui étaient très très intéressants et puis j'ai appris pas mal de choses sur le Maroc aussi par leur intermédiaire quoi pendant... on les a vus deux années de suite oui deux années, et puis on les voyait souvent; et puis bon il y avait des petites histoires d'amour entre les uns et les autres enfin voilà quoi." (Dalila)’ ‘— (...) Ma grande sœur qui est handicapée, elle avait connu aussi ce groupe de militants mais par un autre intermédiaire et bien avant moi, et donc elle s'y était intéressée aussi, elle avait un petit peu milité pendant quelques temps et puis bon elle avait laissé tomber parce que bon ça lui convenait pas pour des tas de raisons. Et donc moi je pouvais en parler avec elle quand on était ensemble à la maison, les gens que je côtoyais elle les avait côtoyés aussi avant quoi. (...) Alors évidemment j'avais je sais pas 16 17 ans, les hommes qui étaient là-bas les adultes qui étaient là-bas qui militaient etc pour moi c'était l'idéal parce qu'ils étaient ouverts, ils étaient évolués comme on disait à ce moment-là, ils étaient l'homme qu'on aurait aimé rencontrer quoi et en plus ils étaient algériens alors c'était super. Et ma sœur avait été un petit peu attirée par ça aussi au départ et je me souviens elle me disait tout le temps "Tu verras ils ont cette façade comme ça mais en réalité quand tu les connais mieux chez eux avec leur femme avec leurs amis etc, ils sont... ils sont un peu comme nos parents quoi". Et ça ça l'a beaucoup beaucoup déçue, et en fait elle n'avait pas complètement tort je m'en suis rendue compte aussi un petit peu après, elle n'avait pas tort non. Ben c'était... je crois qu'en fait c'est difficile pour une femme mais ça doit être aussi très difficile pour un homme, parce que pendant des années on vous dit que vous êtes... les parents etc la famille répète sans cesse que l'homme c'est le pouvoir c'est le décideur c'est... etc donc ça je crois que ça s'enlève pas comme ça du jour au lendemain." (Dalila)’

A la manière d'Assia, Hacina inscrit ses activités dans différents espaces qu'elle relie par des personnes. Quand elle entre à Brossolette en 1e après une scolarité dans des établissements privés, elle se fait d'emblée cataloguer comme une «riche» par les autres lycéennes maghrébines. Mais le changement d'établissement, loin de provoquer une rupture avec les intérêts antérieurs, fait naître de nouveaux intérêts qui s'ajoutent aux précédents. Elle fait toujours partie du même groupe de jeunes qui se réunissent régulièrement, elle continue à s'occuper de handicapés, en outre elle "accroche" avec la prof d'EPS de sa classe, qui la charge de temps à autre de faire cours à sa place. Les pratiques de ce premier ensemble sont mises en résonance avec des pratiques plus intimes, la fréquentation du cinéma en solitaire et surtout l'amitié avec Ourida, élève de la même classe. Le partage des confidences et des expériences fait passerelle entre les mondes scolaire et extra-scolaire. Les deux lycéennes passent au café le temps qui sépare la fin du repas à la cantine du début des cours — elles sont demi-pensionnaires comme Assia et Malika, à la différence des filles des deux bandes qui restent entre elles —, elles vont danser le soir 368 avec les sœurs aînées de Hacina et leurs copains, elles se disent les émois des premières relations sexuelles. Hacina dissocie les apprentissages amoureux de la recherche d'un conjoint. Progressivement et de façon non délibérée, elle se constitue un capital de compétences techniques et de relations sociales et se construit une identité plurielle, dont l'identité sexuée est une composante parmi d'autres.

L'une des dimension du changement d'ethos exemplifié par les deux cas est la transformation du rapport à l'argent. La solidarité à l'intérieur du groupe laisse place à l'intérêt individuel. Tandis que Leïla n'imagine pas que des amies puissent ne pas partager l'argent dont elles disposent globalement, Dalila et Hacina répugnent à payer systématiquement les consommations d'une amie qui n'a jamais d'argent. Dalila tente vainement de se faire entendre par Leïla et prend la peine de légitimer a posteriori sa revendication, Hacina parle clair à Ourida et ne juge pas nécessaire de légitimer quoi que ce soit.

‘— "Il y avait pas une question “qui payait”, c'est celle qui travaillait qui avait de la tune qui donnait de l'argent et c'est resté jusqu'à maintenant, même au niveau des cigarettes." (Leïla)’ ‘— "Je m'organisais assez bien enfin avec mon argent quoi, pour qu'il m'en reste suffisamment jusqu'à la fin du mois. Et il y en avait une par exemple qui n'en avait jamais, parce que l'argent qu'elle gagnait elle aidait la famille avec quoi, et très souvent c'étaient nous qui lui payions. Alors ça n'a pas posé de problème pendant un certain temps, et puis au bout d'un moment il y avait des petits conflits qui émergeaient comme ça en disant "C'est toujours les mêmes qui paient". Et c'était pas uniquement de l'argent pour se payer un coup à boire au café, c'était aussi de l'argent qu'on avait ou qu'on n'avait pas pour manger à midi. Ça voulait dire que les jours où on n'avait pas d'argent on mangeait pas à midi, on retournait à l'école comme ça ou alors on prenait un pain au chocolat, le minimum quoi pour tenir le coup." (Dalila)’ ‘— "Ourida elle avait pas d'argent, et donc c'est vrai que c'était souvent moi qui payais, jusqu'au jour où je lui ai dit “ben écoute moi je fais du baby-sitting peut-être que tu peux te trouver quelque chose quoi”. Elle s'est trouvé du ménage elle avait un petit peu d'argent sur elle." (Hacina)’

Résumons. L'ambiguïté identitaire, qu'elle soit corrélée aux contradictions internes à la socialisation familiale ou aux contradictions entre les différents mondes de la socialisation, engage soit dans un processus d'individuation qui passe surtout soit par le modelage dialogal, soit par une transformation du rapport à la temporalité rendant possible la mise en œuvre d'une stratégie, soit par les deux. A la différence du second mode d'individuation, qui permet seulement de perfectionner le cosmos de sens intériorisé au cours de le socialisation primaire, le premier favorise son remaniement partiel, en exposant, à travers l'usage de la parole, à des "échanges de savoir "hors du cadre de l'entre-soi. En revanche, une socialisation enfantine tout d'une pièce, qui protège de la confrontation précoce avec des contradictions, fait obstacle à l'individuation. Les apprentissages de jeunesse sont pris dans un découpage des espaces-temps homologue à celui des premières structurations, et dans des usages plus ou moins automatisés de la langue (ou des langues). La dissymétrie apparaît nettement dans le contexte d'hysteresis des régulations personnelles de la famille-communauté.

Notes
366.

Il s'agit de la question 68, qui explore les pratiques des lycéennes à partir de six sous-questions. De l'époque du lycée vous diriez plutôt : 1 c'étaient les copains, les copines, le café; 2 c'était le sport; 3 c'étaient le cinéma, les grands magasins, les promenades; 4 je sortais pas beaucoup; 5 c'étaient les bringues; 6 je commençais à sortir avec des garçons?

367.

Samira et Leïla, toutes deux porteuses d'un grand nom, se sont rencontrées au lycée et ont prolongé leurs relations amicales à l'âge adulte, bien que Samira vive à Paris et non à Lyon.

368.

Rappelons que Hacina vit en compagnie de ses deux sœurs aînées, à distance de la surveillance paternelle. Elle n'a pas de permission à demander pour sortir le soir. Ourida réside dans une commune éloignée, et il lui est facile d'inventer des activités tardives et sérieuses, justifiant qu'elle passe la nuit à Lyon.