schèmes de conduites, se distinguer ou s'affilier

Si la plupart des enquêtées définies par «salariat industriel» ont été socialisées dans des familles où prévalait l'organisation de la famille-association, c'est-à-dire la division sexuelle du travail et la bipartition de l'existence en deux secteurs — vie scolaire-professionnelle vs vie familiale et privée —, on a vu que certaines d'entre elles ont occupé plus ou moins nettement une place d'«aînée» dans des familles où persistaient des vestiges de l'organisation «autocéphale». Quelles traces de cette hétérogénéité structurelle repère-t-on dans les conduites et les représentations?

Dans les cas de Fadila (socialisation maternelle) et d'Hayet (socialisation paternelle et maternelle, place d'«aînée»), le clivage corrélatif à la socialisation primaire semble s'être en partie neutralisé au cours de la socialisation secondaire. Les deux filles se sont rencontrées au lycée, elles sont devenues amies en fréquentant le «club Maghreb» 369 . Ce club rattaché au foyer socio-éducatif du lycée, créé et animé par le prof d'histoire évoqué plus haut par Assia et ouvert à tous les élèves, a fonctionné pendant trois ans au tournant des années 1980. Une vingtaine d'élèves, majoritairement mais pas exclusivement d'origine maghrébine et de sexe féminin, ont participé aux séances du jeudi après-midi. Leurs travaux devaient aboutir à des résultats communicables au-delà du club. Les travaux de ce type — dépouillement d'une enquête visant à repérer les connaissances des élèves du lycée sur les pays arabes et sur le monde musulman, lancement d'un questionnaire à tous les élèves maghrébins, liaison avec le FAS, confection d'une exposition etc — appellent à coopérer. Ils ne sont pas déterminés, comme les disciplines scolaires, par un programme officiel prédéfini, mais ils exigent un travail ordonné obéissant à des règles, le passage des codes oraux à des codes scripturaux et la production d'ouvrages d'un autre type que le journal El Hamla où "on mettait tout ce qu'on voulait", selon l'expression de Warda. Il est vraisemblable que l'inscription dans un collectif qui définit lui-même ses tâches affaiblit l'empire exercé par les pulsions affectives sur des adolescentes comme Fadila, fascinée en 2de par les "grandes" qui racontaient leurs sorties et leurs relations sexuelles, et stimule d'autres adolescentes comme Hayet, que rien n'a préparées à un effort intellectuel durable et que découragent les apprentissages scolaires au caractère "strict".

Empiriquement, on constate que de telles pratiques, qui favorisent plus ou moins une posture de distance au vécu, ne dissolvent pas les dispositions ancrées dans les structurations de la socialisation primaire. Fadila, faisant cause commune avec les jeunes maghrébin(e)s de sa génération qui n'ont pas été admis(e)s en 2de, explique le barrage par les préjugés défavorables et les discriminations dont ils sont la cible. Hayet adopte un point de vue autocentré. Elle a le sentiment que les années de lycée lui ont fait "passer la barrière au-dessus" — en lui faisant adopter une hexis corporelle et une façon de parler qui la distinguent des filles qui ne sont pas passées par le lycée.

‘— "En fait entre maghrébins, on peut être n'importe où on se réunit toujours entre nous c'est vrai. Mais à la fac c'est peut-être parce que... je sais pas mais c'est vrai on nous rabâche qu'on est des «privilégiés». Parce qu'on est arabe, parce qu'on est issu d'un milieu prolétaire, on est des «privilégiés».’ ‘— Qui dit ça?’ ‘— Tout le monde. Déjà rien qu'au collège, bon en tant qu'Arabes on nous dit “Vous irez pas vous n'irez pas au lycée” et ça je l'ai entendu. Et c'est arrivé à mon frère en plus. Mon frère on l'a foutu en quoi en CAP employé de bureau alors qu'il n'en avait rien à faire, tout ça parce qu'il fallait pas dépasser le quota. Et ça j'en suis sûre et certaine parce que ma grande soeur était allée voir et on lui a dit cash on lui a dit, carrément." (Fadila)’ ‘— "Moi je sais que quand je suis arrivée en seconde j'avais certainement pas le même esprit que quand je suis arrivée en terminale 370 , je le pense. Je pense qu'en même temps on avait une certaine liberté mais du fait qu'on ait ce bac à la fin, ça nous... ben ça nous canalisait forcément la liberté quelque part. (...) Mais je pense que c'est un tout parce qu'on rencontre d'autres gens.’ ‘— D'autres gens que dans le quartier?’ ‘— Voilà d'autres gens que... oui d'autres gens que dans le quartier. On fait d'autres pas qu'on pourrait pas faire dans le quartier c'est vrai, qu'on pourrait pas faire dans notre cité quoi. Je dis en plus que c'est différent c'est vrai, bon quand je repense à mon quartier parce que moi j'ai toujours habité aux Minguettes, et quand j'étais dans ma chambre je montais à la fenêtre et je disais “C'est vrai si tu regardes dans le quartier, il n'y en a pas beaucoup qui ont fait qui font des études, qui sont au lycée”. Et les filles qui sont pas au lycée, ben elles ont une manière particulière de parler, elles ont une manière particulière de se comporter dans la vie, je trouve que c'est vraiment différent. Je trouve que le lycée ça... je sais pas ça apporte une maturité, je sais pas on voit d'autres choses et puis moi... nous ça nous a quand même permis de rencontrer des profs de vivre avec des profs, de passer la barrière au-dessus quoi, de pas se contenter d'être.... d'être observateur. On a quand même vécu des choses avec un monde adulte, et puis un monde adulte qui était intéressant, qui était autre chose que le monde adulte de nos parents quoi, qui était plus enrichissant. Et puis même je sais pas, dans le métro je me souviens très bien avoir cette... cette image qui m'est restée, dans le métro on remarquait souvent les filles de BEP parce que il y avait des filles qui allaient à Faÿs et des filles qui allaient à Brosso. Eh bien on le voyait tout de suite, les filles de Faÿs fardées au maximum rouge à lèvres, nous pas discrètes gentilles petites filles modèles non, mais on n'avait pas le même comportement... elles parlent très fort dans le métro. C'est vrai que c'est là que commence le racisme mais c'est pas du racisme, je veux dire c'est une différence que j'ai constatée." (Hayet)’

Des différenciations de même type se repèrent chez d'autres enquêtées. On a classé les cas en deux dyades homologues à la première. Les pratiques et représentations de Nadia et de Zina (place d'individu) sont dans le même rapport avec celles d'Anna et d'Esma (vestiges d'organisation «autocéphale», place d'«aînée») que celles de Fadila avec celle d'Hayet.

Le cosmos de sens auquel se réfère Nadia, pourtant socialisée dans la même famille qu'Hayet, est structuré par une ligne de clivage qui différencie deux espaces-temps hétérogènes. Celui du lycée est par définition transitoire : dévolu aux apprentissages scolaires, il comporte un complément agréable fait de relations de sociabilité superficielles et de spectacles vus sous la houlette des profs. L'ancrage durable s'est construit dans l'espace-temps du quartier. Il est accroché moins au monde familial qu'aux amitiés durables nouées à l'école et au collège et à la pratique du basket dans un club. Le cosmos de sens de l'«aînée» Anna est homologue à celui d'Hayet. Elle aurait aimé trouver au lycée un équivalent de ce que celle-ci y a trouvé : des profs qui jouent les intermédiaires, qui lui fassent «passer la barrière au-dessus», par imprégnation, sans effort 371 . Le même terme «enrichissant», axiologiquement positif, lui vient à la bouche pour qualifier les interactions personnelles, aptes à toucher en elle des circuits déjà frayés affectivement et à les faire bouger. Elle a fait partie, avec quelques autres élèves de 1eA, en majorité des filles, d'un petit groupe resté autonome faute de soutien adulte, qui avait pour leader une fille de migrant d'origine italienne. Le groupe s'est constitué en club théâtre rattaché au foyer socio-éducatif, il a monté des spectacles, pièces classiques ou théâtre de boulevard. Ses membres ne fréquentaient pas les cafés proches du lycée, les filles s'invitaient les unes chez les autres, elles allaient au restaurant ou au spectacle, parlaient de théâtre, de cinéma, de politique. De telles pratiques tendent à rabattre la culture sur l'actualité médiatique. Elles donnent à l'existence individuelle une dimension transindividuelle, la sauvant ainsi du morcellement en deux espaces-temps hétérogènes, mais en même temps elles dissocient les happy few de la masse : une frontière imaginaire s'établit insidieusement entre les servants de la culture, devenue bien socialement distinctif, et les profanes. La structure du monde de références d'Anna implique celle d'un autre inférieur.

‘— "J'étais la seule [des trois sœurs] à faire du basket, j'avais poussé un peu bon parce que il faut dire il faut payer une licence, mes parents ça leur faisait donc un investissement supplémentaire, enfin un investissement il fallait payer, et puis après il faut payer les baskets etc. Donc ils avaient accepté et puis après ça m'avait permis de pouvoir faire du sport et puis je m'y suis vraiment beaucoup accrochée, et ça ça m'a vraiment.... j'ai beaucoup beaucoup aimé cette période, d'abord la collectivité le sport collectif les tournois avec les copines avec les équipes tout ça j'ai adoré, et ça m'a fait vraiment beaucoup beaucoup de bien. (Nadia)’ ‘— Le côté prof/élève ça j'aime pas du tout, la hiérarchie le cloisonnement j'aime pas.’ ‘— Ça veut dire quoi le cloisonnement?’ ‘— Eh bien d'un côté les élèves, d'un côté le prof. Le prof il vient il fait son cours, terminé, pas tellement sensible à l'élève en tant qu'autre chose qu'élève. Par contre par exemple en philo ben on pouvait discuter de tout avec lui, bon on avait même eu des activités extra-scolaires. Je sais pas je trouve que quand il y a une communication qui se fait entre le prof et l'élève en-dehors du contexte scolaire, c'est intéressant quoi, c'est enrichissant aussi, alors que sinon c'est pas du tout enrichissant si on vient là pour justement ingurgiter un savoir dont on oubliera la moitié après. Par contre ce qui reste, c'est l'ouverture qu'on a eu avec quelqu'un." (Anna)’

Le cosmos de référence de Zina est structuré par la coupure entre les âges de la vie plus que par la coupure entre les espaces. L'ensemble corrélé au temps de l'adolescence intègre dans une même unité lâche le monde de la famille et le monde de l'école, reliés par les trajets en compagnie des mêmes copines du quartier, depuis la scolarité au collège jusqu'à la sortie du lycée. L'espace-temps du lycée — engagement énergique dans les apprentissages scolaires et le sport, formation d'un petit groupe de copines de classe à partir d'affinités électives — fait partie de cette unité. Celui d'Esma est structuré par la frontière culturelle censée séparer les élites sociales des classes populaires. Elle a identifié l'espace-temps du lycée à une exploration enchantée du monde social. Tout en restant en contact avec "les gens comme elle", les élèves maghrébins, elle aussi a cru "passer la barrière au-dessus". Seule élève d'origine maghrébine dans sa classe l'année de son entrée en 2deC, elle a eu l'occasion de pénétrer chez des gens qui vivaient dans l'aisance. Tout en faisant l'éloge des études scientifiques, elle a réitéré l'exploration de redoublement en redoublement, au lieu d'étudier. Comme si son succès initial lui avait ouvert l'accès à un rêve éveillé de luxe, de loisir et d'insouciance enfantine.

‘— "Au lycée, quand ça m'arrivait [de sortir] donc avec les copines , on se donnait rendez-vous on allait soit au ciné soit en ville mais très rarement, soit chez une copine pour un anniversaire. Sinon c'était sortir pour faire des papiers ou faire des courses, c'était plus le côté familial que loisirs , enfin les sorties que je faisais. Donc moi les copines, c'étaient plutôt des filles de la classe, des filles du quartier mais pas trop... on allait on faisait le chemin de l'école ensemble au retour aussi mais pas trop, c'étaient plutôt des copines de classe. Donc on s'est retrouvées en seconde et puis après on a continué en première et terminale pour la plupart.’ ‘— Vous faisiez un groupe de maghrébines ou pas?’ ‘— Non c'était mélangé, enfin d'après mes souvenirs c'était mélangé, il n'y avait pas que des maghrébines ou des françaises. ’ ‘— Et vous vous étiez choisies comment?’ ‘— Je crois que ça s'est fait tout seul, peut-être par rapport au caractère des filles et puis à leur façon de vivre ou de se comporter en classe, ça s'est fait tout seul.’ ‘— Vous étiez beaucoup à vous fréquenter?’ ‘— Quatre ou cinq il me semble.’ ‘— Et vous vous êtes suivies après?’ ‘— Après la terminale non. Il y a quelque temps j'en ai revu là, mais sinon non il y a eu une coupure donc." (Zina)’ ‘— " J'ai fait du volley et un peu de basket c'était à l'école, enfin j'aimais bien faire tous les sports, comme on dit je me défonçais à la gym quoi j'étais pas une fainéante."(Zina)’ ‘— "Les Maghrébins que je connaissais c'était plutôt en récréation qu'on se rencontrait ou dans un café, Fadila tout le reste de la clique c'était parce qu'il y avait un échange d'idées c'était une sorte d'identification en fait... c'est ça je voulais voir ce que les gens pensaient, des gens comme moi, mais sinon je sortais plus avec des gens qui n'étaient pas maghrébins. (...) Les bringues, c'étaient des bringues gentilles quoi en fait hein, il y avait des gens de l'extérieur des amis à des amis c'était ça en fait hein, ça m'a permis de voir d'autres milieux par exemple des milieux un petit peu bourgeois, parce qu'il y avait de tout dans la classe donc ça me permettait de rentrer un peu dans d'autres classes sociales, de voir comment ça se passait.’ ‘— Est-ce qu'il y en avait à Vaulx?’ ‘— A Vaulx-en-Velin non jamais, de toutes façons j'y serais pas allée non." (Esma)’ ‘— "[ En terminale], je me fais une bonne amie qui s'appelle L.M. de confession juive. Super, on s'entend super bien j'aime pas le racisme, elle a sa religion j'ai la mienne et on l'entendait comme ça elle et moi, et on s'entendait de façon formidable. (...) Sa maman son papa aussi ont un magasin de cadeaux, vous savez tout pour les cadeaux vous savez c'est le genre cristal assiettes etc. Ça ça rapporte assez bien, parce qu'il faut rentrer et voir comment c'est clean hein chez eux, elle a même son propre piano. Elle me disait ses secrets les plus profonds, jusqu'à maintenant je ne les divulguerai jamais, ni à ses parents ni à qui que ce soit, et on s'était promis d'avoir ce bac, on allait en boîte l'après-midi, comme les jeunes adolescentes on allait danser. Notre gourmandise c'étaient les bonbons on récoltait des pièces de vingt centimes, on allait s'acheter des bonbons dans le quartier et on allait manger comme des enfants " (Esma) 372

Bref, une fille d'ouvrier migrant implicitement engagée dans un itinéraire de promotion, est portée à tracer une frontière soit entre l'espace-temps du lycée et l'espace-temps de la famille et/ou du quartier, soit entre le temps de la scolarité et le temps qui suit; une descendante de notables ruraux ou urbains en chute sociale — une héritière sans héritage — est portée à se distinguer du commun par des marques telles que la présentation de soi, l'intérêt pour la «culture» ou la fréquentation de milieux huppés; en forçant le trait, la première cherche à fréquenter des gens qui lui ressemblent, la seconde à entrer dans des milieux socialement plus élevés.

Le fait même que ces oppositions soient repérables dans les discours implique que la place distinctive de «premier né» a participé à la constitution du cosmos de sens issu de la socialisation primaire. Il n'en est rien dans le cas de Céline, dont le père est cadre salarié. La pauvreté des pratiques extra-scolaires, envers de l'importance prise par les apprentissages scolaires, est égale chez la fille de cadre et chez la fille d'ouvrier d'origine française. En dehors du lycée, elles ne rencontrent pas leurs copains et copines de classe. Elles ne songent ni à passer du temps au café, ni à aller dans des boums : Nadine se laisse parfois entraîner à un anniversaire par sa cousine, flirte un peu avec des garçons, et fait un peu de basket au lycée, Céline non. L'une et l'autre vont de temps en temps faire les boutiques ou les grands magasins dans le centre-ville haussmannien. Nadine se rappelle qu'elle allait assez souvent au cinéma, Céline pense qu'elle devait y aller mais n'a pas de souvenirs. Les deux exemples, à supposer qu'ils soient significatifs, montrent la prévalence de l'organisation de la famille-association dans le contexte de la «société salariale», indépendamment de la position occupée sur l'échelle hiérarchique des emplois salariés. La division «vie scolaire /vie familiale et privée» prépare la division homologue «vie professionnelle / vie familiale et privée. La gestion éventuelle du budget par le père, comme dans le cas de Céline, n'a qu'une valeur anecdotique.

On ne trouve pas semblable austérité chez les autres filles d'ouvriers. La comparaison des pratiques de Thérèse et de Christine pourrait illustrer l'évolution sans heurts qui redéfinit la sociabilité villageoise soit en l'articulant avec le travail salarié et l'épargne, soit en la remplaçant par la consommation urbaine marchande à laquelle l'argent des petits boulots donne accès. Thérèse qui n'a pas d'argent — elle donne à ses parents celui qu'elle gagne en travaillant — juge sans intérêt d'aller à Lyon faire les magasins. Les deux foyers autour desquels gravitent ses pratiques sont situés dans le même secteur de Villeurbanne, puisque ses parents résident à proximité du lycée. D'une part, elle participe aux activités périscolaires; elle prend plaisir à jouer au basket le mercredi et elle va au bal du lycée. Il lui arrive d'aller passer un moment chez une copine de classe, pour "discuter un peu", mais elle n'entre jamais dans les cafés avoisinant l'établissement. D'autre part, elle commence à sortir le samedi soir. A partir de 16 ou 17 ans, elle est autorisée par ses parents à aller de temps en temps à une soirée ou à un anniversaire, en compagnie d'un cousin de son âge et des copains du cousin. C'est lors de ces sorties qu'elle rencontre le lycéen qui deviendra son conjoint. Thérèse inscrit donc dans le même espace quasi-villageois les pratiques qui relèvent des deux mondes hétérogènes de la famille et du lycée, tandis que Christine, qui réside dans la commune voisine de Vaulx-en-Velin, les dissocie d'un ancrage spatial. Elle découvre la consommation marchande à Villeurbanne, en allant à l'interclasse boire un verre au café voisin, elle profite de sa liberté de mouvements pour se déplacer jusqu'au centre de Lyon : pourvu qu'on ait de l'argent de poche, la vie moderne offre de tout, des pâtisseries, des boissons, des séances de cinéma, des vitrines de magasin et des sorties en discothèque. La recherche d'un petit copain du même milieu, peut-être le futur conjoint, reste dans l'orbite du monde familial. Elle est corrélée aux soirées d'anniversaire, aux sorties en boîte avec copines et copains du quartier, et aux festivités organisées par une association d'Espagnols dont le local est au centre de Lyon.

‘— " J'y allais [ au basket] le mercredi en plus des cours donc, et puis j'aimais bien on était avec une bonne équipe et puis on s'amusait bien. Bon c'était un plaisir d'aller au sport hein de faire du basket de jouer et puis en-dehors quoi parce qu'on s'accordait bien on s'entendait bien. Et puis avec la prof aussi hein , on était bien content de l'avoir elle s'occupait bien de nous, on faisait des petits matchs avec d'autres équipes. Non c'était un bon souvenir, mais bon malheureusement les filles avec qui je faisais du sport on s'est perdues de vue." (Thérèse)’ ‘— "Au lycée (...) vous êtes vraiment voué à vous-même vous pouvez même sortir aller vous payer un café dans un bar, moi j'avais jamais vu ça j'avais jamais connu, mais on y prend goût hein, parce que je peux vous dire après dès qu'il y avait un intercours on avait toujours deux francs pour aller se payer un café dehors. (...) Je me rappelle on était quatre cinq, tout le temps les mêmes, et on avait notre petit porte-monnaie dans notre cartable, systématiquement. Alors ça c'était dur pour avoir de l'argent parce que à la fin de la semaine quand l'argent était pfuit fini à cause des cafés et des croissants ou des jus d'orange ou des jus de pamplemousse eh! ben, ça ç'a été dur, après maman je me souviens qu'elle avait pris l'habitude." (Christine)’

Les dispositions de Sylvie combinent celles de Thérèse et de Christine. A 18 ans, encore lycéenne, elle décohabite et s'installe à Lyon dans l'appartement prêté par un copain. Elle a peu d'argent, elle aime "être en groupe et rigoler" , et aussi "être dehors et voir des gens". La ville se configure en un immense village qu'elle sillonne à pied. Elle va se promener à la Part-Dieu ou à Carrefour, dans ces fêtes foraines permanentes égayées par le clinquant de la pub, la circulation de la foule et la profusion des marchandises.

Que conclure? Y a-t-il continuité entre les conduites définies par «équilibrages archéomodernes-milieux antéindustriels» et les conduites définies par «salariat industriel»? Oui et non. Les logiques de différenciations à l'échelle individuelle se sont reconduites, les règles du jeu à l'échelle sociétale ont changé. Dans les contextes précédents, l'occupation d'une place de «représentant» dans une famille-communauté lance dans une dynamique de travail sur soi. Exercer des responsabilités sociales fait acquérir des compétences techniques. Un aiguillon affectif — être à la hauteur des attentes des parents, se montrer la meilleure dans la compétition éventuelle avec les sœurs — mobilise l'énergie, au moins jusqu'à l'adolescence. Dans le nouveau contexte, cet équilibrage dynamique se mue en injonctions contradictoires. L'«aînée» est incitée à réussir scolairement. Mais alors qu'elle bénéficie de privilèges à la maison, à l'école, elle doit faire ses preuves. Aussi peu portée à la docilité scolaire qu'à l'ascèse, elle s'oriente vers une parade accordée à son ethos pour occuper imaginairement à l'école une place homologue à sa place dans la fratrie, ou à celle que ses ascendants ont occupée. Elle pénètre dans d'autres milieux et/ou se tient au courant de l'actualité, et elle intériorise des usages ayant valeur distinctive dans la société globale, s'agissant de manières de parler, d'hexis corporelle ou de consommations culturelles. Mais elle n'acquiert pas de compétences techniques, guère de compétences intellectuelles, elle vit dans le présent sensible comme si le temps des études était sans fin. Les lycéennes socialisées dans une famille-association se divisent en deux sous-groupes. La «bonne élève» vit dans le présent, comme l'«aînée», mais elle met toute son énergie dans les apprentissages scolaires et ignore tout du monde social. La «jeune femme en formation», au contraire, voit se profiler à l'horizon un avenir prédéfini par le clivage de l'existence en deux secteurs. Comme au lycée. La vie professionnelle sera en continuité avec la formation acquise à l'école La vie familiale et privée combinera, dans des proportions variant selon les individus, les actualisations de l'ethos villageois et les jouissances de la consommation marchande, comme les pratiques lycéennes les ont combinées.

Bref, dans les conditions de «salariat industriel», il devient impensable de faire de la vie individuelle un «tout» cohérent. Selon leur mode de socialisation, les filles sont portées à privilégier les apprentissages mondains et à négliger les apprentissages scolaires, ou à privilégier les apprentissages scolaires et à négliger les apprentissages mondains, ou à diviser délibérément la vie en deux secteurs autonomisés. L'extension du phénomène invite à le mettre en perspective avec les pratiques d'Emilia (CS ouvrier, place de fille), en rupture avec les pratiques modales. Parallèlement aux apprentissages scolaires, elle mène solitairement à la maison un travail d'élaboration intellectuelle qui procède du besoin d'intégrer dans un seul cosmos de sens le milieu populaire de l'origine et le milieu de petite bourgeoisie dont elle ne soupçonnait pas l'existence jusque là et auquel elle s'est heurtée brutalement au lycée. Ce travail passe par la médiation d'œuvres littéraires. Lire les «romanciers du réel» lui permet de se distancier de l'ici et maintenant et de penser un monde social complexe, composé de classes 373 .

‘— " Le lycée c'était ça c'est-à-dire quand je lisais des bouquins je disais “Oh la la mais...” par exemple Eugénie Grandet ça m'avait marquée c'était des trucs comme ça quoi, ou Zola. Parce que sinon on a juste la vue la vue de son monde c'est tout. Vénissieux la cité, où j'étais bien moi où j'ai pas souffert hein, mais on n'a rien d'autre quoi donc ni on comprend ce qui se passe ni on peut se situer par rapport au monde enfin. " (Emilia)’

Dans le cas d'Emilia, l'intelligibilité du monde social passe par la médiation de codes littéraires. Dans celui de Leïla, on a vu qu'elle passe par le dialogue avec des gens d'autres milieux, qu'elle appelle "l'échange de savoirs". Les deux modalités favorisent une posture de distance réflexive par rapport au vécu et par rapport aux structures intériorisées. Ce qui confirme que l'individuation «dialogique» procède de la perception d'une distance — mais non d'un fossé — entre je et l'«autre». L'institutionnalisation de clivages entre les différents secteurs de la vie contrecarre les expériences de ce type et enferme les individus dans les petits mondes clos des diverses socialisations. L'examen comparé des pratiques définies par Temps2 ne contredit pas l'interprétation.

On sait que Saïda et Manuela ont occupé des places homologues à celles de Nora et d'Assia dans Temps1, dans des familles à organisation «acéphale» et «autocéphale où persistaient des lambeaux de régulations personnelles, et que ni l'une ni l'autre n'ont pu s'adapter à l'école. Mais Saïda (place de fille) a pu s'émanciper à l'adolescence, tandis que Manuela (place d'«aînée») est restée enfermée dans l'entre-soi. L'émancipation de la première était corrélée à la prise en charge de responsabilités concrètes couplée avec le délitement de l'ordre familial. La sortie hors de la clandestinité a suffi à faire tomber la frontière entre espace public et espace privé. L'étroitesse du monde de la seconde est corrélée à une absence de stimulation affective, couplée avec la prégnance du point de vue autocentré autorisé par sa place d'«aînée». A l'adolescence, elle n'ose pas se hasarder seule dans un monde inconnu. Comparons les deux énoncés restituant des sorties adolescentes.

‘— "[le petit copain] Ah! c'est un Antillais alors ça pose de gros problèmes chez moi. Ah! maintenant ça va pas chez moi avec ma mère hein, je suis la honte de la famille j'en ai marre. Un Noir oh!... Il travaille dans un petit resto à St Jean il est cuisinier. Je l'ai connu... avec ma sœur Karima on écoutait la radio et c'était un disc-jockey. Il disait qu'on pouvait le contacter pour avoir des dédicaces tout, alors on téléphone “tu peux me mettre ça”, non en vouvoyant “vous pouvez me mettre ça s'il vous plaît”, il nous donne des chansons et puis après on a commencé à dialoguer à rigoler tout. Lui il nous disait “venez me voir”, alors on est venu avec ma sœur; moi j'avais 16 ans le maquillage une toute petite jupe. “Ça va?” tout... alors moi j'étais là timide mais je me disais “il danse bien?”, parce que nous on danse bien hein. Après, plusieurs fois on est allé le voir à son travail, et une fois j'étais toute seule je dis “bonjour ça va”. On est parti à la piscine le lendemain je crois. Voilà mon aventure." (Saïda)’ ‘— " (...) Il y avait souvent des bals d'une association ou d'une autre , je crois qu'à l'époque tous les bals que... qu'il y a eu à cette époque là j'ai été les faire, souvent avec ma sœur... souvent il y avait une personne ou deux de plus mais enfin je crois qu'à l'époque ma meilleure amie c'était ma sœur." (Manuela)’

Les pratiques de la population définie par «société salariale» ne comportent guère de surprise. La ligne de différenciation majeure concorde avec le clivage statut d'indépendant vs statut de salarié. L'individuation de Lidia(CS indépendant, place de représentant), homologue à celle de Leïla et d'Emilia, va avec la capacité à articuler des pratiques hétérogènes. Les discussions quasi-journalières au café, au sein d'un même petit groupe se combinent avec le travail scolaire à la maison, les pratiques de sociabilité collectives, avec une pratique solitaire du cinéma. Cette capacité à construire une totalité complexe à partir de pratiques hétérogènes n'apparaît pas dans la sous-population définie par le salariat. Le petit groupe autonome de six lycéennes maghrébines, à première vue homologue aux bandes de Temps1, est clos sur lui-même. Les filles du groupe, parmi lesquelles Saba et Firouz (CS ouvrier et ouvrier-fonctionnaire), s'octroient — à l'insu des familles — des libertés qui ne dépassent pas les normes avalisées pour les «jeunes filles», dans le contexte historique où elles vivent. Les discussions sont nombreuses, mais elles ne sortent pas du cadre de l'entre-soi. Ces interactions et ces activités collectives n'entraînent vraisemblablement aucun remaniement des premières structurations, mais du fait même qu'elles ont lieu dans le cadre d'un groupe autonome, elles élargissent le monde de références issu de la socialisation familiale et ouvrent la possibilité future de jeter un pont entre les expériences vécues en commun dans le passé et leur réanimation dans un discours au présent. Dans les autres cas, les pratiques de jeunesse, qui ne se sont jamais constituées en expériences, s'effilochent en lambeaux de souvenirs.

Notes
369.

L'abrégé "club Maghreb" escamote la visée, pourtant fixée d'emblée. Il s'agissait d'un «Groupe de réflexion sur les Maghrébins de la deuxième génération».

370.

La construction des discours d'Hayet et de Fadila est homologue; l'accent est mis explicitement ou implicitement sur leur changement au cours des années de lycée : "[Au lycée] moi au début j'étais pas spécialement à la mode j'étais plutôt style baba, ça nous donnait un autre genre; il y avait les discos il y avait les babas il y avait les machins le rocky, c'était chacun son clan c'est surtout ça hein." (Fadila). Mais le changement s'oriente différemment dans chacun des cas.

371.

A la différence du mode d'interaction dialogale évoqué par Hayet, qui permet de se décoller du vécu immédiat, parce que les interactions incluent un tiers absent qui est «autre», Anna se réfère à des relations fusionnelles comme elle en a eu, enfant, avec son père et probablement avec l'instituteur de CM1. Le clivage entre les deux modes d'échanges oraux, le premier incluant l'«autre» (et pouvant opérer une médiation avec l'écrit) et le second l'excluant (et n'opérant pas cette médiation), confirme qu'un clivage homologue au régime du scriptural vs régime de l'oralité se réalise également dans les limites du régime de l'oralité. T. Todorov, La conquête de l'Amérique, la question de l'autre, Seuil, Paris, 1982, pp. 162-166, notamment "Or, la pierre de touche de l'altérité n'est pas le tu présent et proche, mais le il présent et lointain. (...) Le langage n'existe que par l'autre, non pas seulement parce qu'on s'adresse toujours à quelqu'un, mais aussi dans la mesure où il permet d'évoquer le tiers absent; à la différence des animaux, les hommes connaissent la citation. Mais l'existence même de cet autre se mesure à la place que lui réserve le système symbolique : elle n'est pas la même, pour n'évoquer qu'un exemple massif et maintenant familier, avant et après l'avènement de l'écriture (au sens étroit).", p. 163.

372.

Elles sont toutes les deux dans la même terminale. L'amie, très en avance scolairement, a 15 ans, Esma en a presque 20.

373.

On reprend la dénomination de Jacques Dubois, plutôt que la dénomination académique de «romanciers réalistes».