des sociétés à économie de subsistance à la société de marché

Les scolarités de second cycle spécifiées par «équilibrages archéomodernes» Temps1 (n=8), qui se sont terminées entre 1968 et 1985, se sont conjuguées très majoritairement avec des activités rémunérées commençant parfois à 13 ou 14 ans, vestiges d'un temps récent où les jeunes étaient mis précocement au travail. Seules Inès et Malika ont été dispensées de petits boulots, annonce d'un contexte où la socialisation scolaire devient prépondérante.

Commençons par comparer le rapport aux petits boulots de Leïla et d'Assia, les deux cas permettant de corréler le clivage des conduites à un faisceau de variables — origine urbaine vs rurale, statut paternel d'inactif vs actif, place ambivalente de «fille-représentant» vs place double de «garçon-représentant», pluralité vs uniformité des modes de régulation. Pour Leïla, les petits boulots sont des expériences indissociablement sociales et individuelles. Ils s'inscrivent dans un ensemble de relations où s'articulent sans heurts l'allégeance aux obligations familiales et le développement personnel, l'ancien et le nouveau. Ils prennent valeur de formation sur le terrain à des savoirs techniques et à des savoirs sociaux 376 , donnant par exemple l'occasion de repérer que les relations de travail sont différentielles dans le secteur marchand où les rapports de domination du patron petit commerçant sur l'employée non qualifiée s'exercent à plein, et dans le secteur du travail social où des relations de coopération de type égalitaire peuvent s'établir en dépit de la différence des âges et des savoirs; ils sont aussi le moyen de se procurer l'argent qui délivre de la dépendance humiliante aux services sociaux, subie par la mère. Ils sont une médiation qui branche la mémoire du passé sur la construction de l'existence individuelle. Peu à peu, Leïla configure l'animation où elle débute à 15 ans en pratique professionnelle, qu'elle sanctionnera par le diplôme du DEFA au terme d'une formation en alternance. Le parti pris de nouer légitimité sociale et activité professionnelle s'ancre dans la défaillance du père, incapable de faire face à ses obligations familiales dans les conditions de l'immigration. L'un des épisodes de l'enfance qui revient au cours de l'entretien est la fourniture, par l'assistante sociale, de «tonnes» de blédine à la banane dont elle se nourrissait ainsi que ses frères et sœurs quand elle avait six ans 377 .

Assia adolescente, qui a commencé à 13 ans à vendre sur les marchés — vraisemblablement en suivant l'exemple des enfants du cru habitant le même immeuble — puis a gardé des enfants, puis a fait des vacations bien payées d'entraînement sportif, réduit le travail rémunéré à l'argent qu'il procure. Elle a eu vite fait d'abandonner la dépense démonstrative, la pratique des cadeaux, hysteresis de dispositions héritées, pour une conduite rationnelle. Elle s'est servi du pouvoir procuré par l'argent 378 pour se faire plaisir et pour s'émanciper de la tutelle familiale. Elle est tout d'abord partie explorer les alentours en vélo, avec les copains du quartier qui étaient physiquement les plus endurants, puis elle a conquis la liberté de voyager librement à travers la France, par des coups de force successifs qui ont mis le père devant le fait accompli. Cette définition pratique du travail — sa réduction au salaire qui est donné en échange — a pour effet mécanique de couper l'existence en deux parts, l'une prédéfinie par la place de représentant du groupe familial, l'autre corrélée à l'autonomie économique.

‘— "Je bossais le samedi à l'époque à D. là-bas 379 . Je me suis fait balancer par Monsieur D. très paternaliste “M'appelle papa” très... moi j'étais honnête et lui il était malhonnête, alors là on peut dire qu'il est malhonnête hein j'étais effrayée de le dire mais là je le dis hein, il venait me surveiller si je mettais une pomme de plus et tout et puis comment je pesais, il m'a jetée mais j'y retournerai jamais plus. Donc dans le social j'ai commencé à bosser avec les tout petits, et puis après j'ai fait les moyens les 7-9 ans, après j'ai fait les ados et puis après j'ai bossé j'ai bossé. J'ai bossé le samedi après-midi j'ai bossé le mercredi, et les vacances de Noël les vacances de Toussaint j'ai bossé j'ai bossé je n'ai fait que ça. Et l'été quand c'était fermé je bossais à Vénissieux quand c'était fermé je bossais à Olivier de Serres j'ai bossé un peu partout. Ben moi... ça m'a permis ce boulot-là... j'aimais bien l'école mais bon j'avais mon boulot à côté qui était aussi intéressant parce que je voyais des adultes, et j'étais avec des adultes et je travaillais avec eux hein... c'est-à-dire si j'étais pas d'accord sur la pédagogie etc j'avais mon mot à dire on me prenait en considération même si j'étais jeune. Je dis adultes ils avaient 20 ans hein bon la directrice elle devait avoir à l'époque 35 ans, mais bon Bianca elle me formait bon je discutais avec elle et tout ça et tout mais c'étaient des méthodes adultes, j'ai bossé longtemps avec elle, donc elle m'a quand même formée. " (Leïla)’ ‘— "J'ai commencé j'étais en 5e, alors au début quand j'avais des sous je savais pas trop comment les dépenser donc j'achetais des cadeaux. (...) Et après j'entraînais les gamins le mercredi après midi, ça c'était bien payé, c'est vraiment bien payé, à l'époque c'était 38 francs de l'heure un truc comme ça, c'était bien pour l'époque hein il y a plus de dix ans, c'était énorme, et puis alors là ça faisait des paies à la fin du mois, je suis partie sur la Côte. Au début, les premières sorties que j'ai faites en dehors de Lyon c'était à Vienne en vélo , mon père il s'est mis dans la tête que c'était avec l'école je lui ai jamais dit ça, il m'a regardé mon vélo vérifié les freins tout. Et puis on part avec la bande de copains du quartier hein, tous en vélo, chargés comme des bourriques. On était partis une semaine, quand on revient “Oui ça c'est bien passé l'école machin”, je dis “Je suis pas partie avec l'école je suis partie avec les copains du quartier”. Et après on était partis pour camper à 30 km d'ici les cousins les petits ma petite sœur, et sur la route on change d'avis on part aux Saintes-Maries-de-la-mer, j'avais jamais été. Arrivés là-bas on téléphone à mes parents, ils pouvaient pas dire non, on était au bord de la mer (Assia)’

Le rapport hétérogène de Leïla et d'Assia aux petits boulots précise les analyses empiriques déjà faites, notamment à propos du «temps libre». Selon qu'elle est corrélée à un mode d'individuation dialogique fondé sur des interactions avec autrui ou à un mode d'individuation monologique mobilisant la rationalité instrumentale, l'existence se configure à l'échelle individuelle soit comme une totalité complexe, soit comme la juxtaposition de deux secteurs autonomisés. Le clivage prend sa source dans le mode de socialisation primaire. Au premier pôle, la pluralité de régulations s'articule avec des contradictions et des conflits, au second, la régulation s'étaie sur l'ancienne bipartition espace public /espace domestique, et à la dissymétrie masculin /féminin qui lui est coextensive. L'interprétation est confirmée en outre par la parenté structurelle du rapport aux petits boulots d'Assia et de Nora. Elle aussi est portée, malgré des hésitations, à réduire les petits boulots à l'argent qu'ils procurent, conduite qui n'est pas liée au contenu des petits boulots, puisque Nora fait des vacations d'animation comme Leïla 380 ..

‘— "Au début moi j'étais étudiante hein, de 16 à 20 ans je faisais ça pour l'argent pas parce que ça me plaisait particulièrement au début, parce que c'était une opportunité que bon c'était agréable." (Nora)’

La comparaison des conduites d'Assia et de Nora met également en évidence la dissymétrie constitutive des places définies par la sexuation. Pour Assia, élevée en garçon, la dépense du salaire dans des consommations festives appartient au grand jour des activités légitimes. Pour Nora, elle est enclose dans la clandestinité de la vie privée. Le phénomène est d'importance, parce qu'il témoigne de la reconduction quasi automatique du mode de division de l'existence du contexte d'une société à économie de subsistance au contexte d'une société marchande. Aucun hiatus. En revanche, la possession d'argent à titre individuel, anecdotique dans le premier contexte, devient cruciale dans le second.

En effet, la capacité de chaque individu à payer ce qu'il consomme prend sens en tant que manifestation concrète de l'égalité juridique formelle des individus. Disposer d'argent de poche fait sortir l'adolescent(e) de la dépendance enfantine pour le rapprocher de l'adulte, producteur-consommateur autonome. Du même coup, celui ou celle qui n'a pas d'argent se trouve potentiellement disqualifié(e) face à ses pairs. On a vu plus haut le clivage entre les présupposés de Leïla et de Dalila. La première, qui remettait à sa mère une bonne part de l'argent qu'elle gagnait, n'avait aucun scrupule à laisser ses amies payer ses consommations, parce qu'elle configurait le petit groupe en collectif solidaire; la seconde, au contraire, autonomisant chaque individu, jugeait anormal de payer régulièrement plus que sa quote-part 381 . On constate qu'Isabelle se réfère au même cosmos de sens que Dalila. Démunie d'argent bien qu'elle en gagne, elle répugne à se laisser "offrir" un petit pain par son amie à la récréation. Le geste l'infériorise, parce qu'il construit entre elles des rapports dissymétriques de bienfaiteur à obligé.

‘— "C'est un truc dont j'ai aussi souffert tu vois ça, au lycée parce qu'au lycée il y avait... pendant la récréation il y avait des ventes de petits pains des trucs comme ça , et bon moi j'en achetais jamais j'avais pas d'argent, et j'avais la fameuse Michèle là, ma petite camarade, qui souvent m'en offrait un, et ça me gênait beaucoup parce que je voulais pas qu'elle me l'offre, et je me souviens ça j'en ai quand même souffert de pas... (Isabelle)’

La souffrance d'Isabelle naît de l'impossibilité où elle est de concilier les deux cosmos de sens. L'ancien fait prévaloir les obligations familiales sur les intérêts individuels de ses membres. Le père d'Isabelle est en longue maladie. Comme au temps de la précarité ouvrière, celle-ci remet à la mère l'argent qu'elle gagne dans les petits boulots puis dans l'emploi où elle est contrainte de s'embaucher dès la sortie de l'école 382 . Le nouveau, au contraire, incite les jeunes à s'autonomiser et à se constituer en producteurs-consommateurs individuels. L'analyse de Polanyi met en lumière le bouleversement qui s'est opéré 383  :

‘" Nous l'avons montré : ni dans les conditions du tribalisme, ni dans celles de la féodalité, ni dans celles du mercantilisme, il n'a existé dans la société de système économique séparé. La société du XIXe siècle, dans laquelle l'activité économique était isolée et attribuée à un mobile économique distinct, fut en vérité une nouveauté singulière.’ ‘Un tel modèle institutionnel ne pouvait fonctionner sans que la société fût en quelque manière soumise à ces exigences. Une économie de marché ne peut exister que dans une société de marché. C'est à partir de considérations générales que nous sommes parvenus à cette conclusion dans notre analyse du modèle de marché. Nous pouvons maintenant préciser les raisons de notre assertion. Une économie de marché doit comporter tous les éléments de l'industrie — travail, terre et monnaie inclus (...) Mais le travail n'est rien d'autre que ces êtres humains eux-mêmes dont chaque société est faite, et la terre, que le milieu naturel dans lequel chaque société existe. Les inclure dans le mécanisme du marché, c'est subordonner aux lois du marché la substance de la société elle-même."’

Ce boulersement peut passer inaperçu. Quand on compare les petits boulots d'Isabelle et ceux de Gabrielle (organisation «autocéphale», places de fille-«représentant» et de «représentant», nées respectivement en 1950 et 1956), en omettant le fait que l'une ne dispose pas de l'argent qui rémunère son travail et que l'autre en dispose, les changements semblent minces. Dans les deux cas, l'ensemble articulant les petits boulots et la formation professionnelle acquise à l'école (BTn G1) semble dessiner le cadre probable d'une existence adulte enclose dans l'espace du quartier et légitimée par un emploi stable de secrétariat, en continuité avec la formation scolaire et professionnelle.

‘— "Oh j'ai commencé de bonne heure hein, ah 13 ans et demi 14 ans, alors j'ai vendu des citrons sur le marché, ensuite j'étais très dégourdie hein quand j'étais gamine et l'épicière de mon quartier qui était une épicerie qui marchait très très bien me prenait tous les jeudis matin et tous les dimanches matin et j'aidais à l'épicerie je vendais, donc je me suis fait trois sous, après j'ai travaillé dans les bureaux j'ai fait euh des remplacements, j'ai toujours fait des petits boulots (...)." (Isabelle)’ ‘— "Le mercredi et le samedi j'ai travaillé longemps au Casino , ma sœur a quitté l'école à 16 ans et elle a commencé à travailler au supermarché Casino comme caissière et donc elle m'a fait rentrer. A partir du CAP BEP là j'ai commencé à bosser, mais j'étais caissière je ramassais les cartons les bouteilles vides des machins comme ça le mercredi les veilles de fêtes. Et puis pendant les grandes vacances je faisais de la sténo de la dactylo un mois, toujours un mois pendant les grandes vacances oui, pour un mois pour les vacances tu trouvais bien j'ai travaillé un ou deux ans chez un plombier du quartier c'était facile tu voyais des annonces à la boulangerie du coin." (Gabrielle)’

Notes
376.

Sur la configuration du travail en "espace éducatif, complémentaire, voire compensatoire à l'espace scolaire", cf. R. Ballion (1994), p. 88 sqq.

377.

Cf. supra, pp. 64-65.

378.

Elle a commencé par épargner. Au moment de l'entretien, elle déplorait que les pratiques en usage dans la famille donnent des habitudes de prodigalité à son frère étudiant. "Je vois mon frère par exemple, il est pion et il est à l'Ecole en même temps, mais il se fait quand même 5000 balles par mois, il donne pas de pension. ( Il se fait nourrir par... ). Oui, pour les parents c'est normal; pour les parents on ne doit pas donner de pension on est leur enfant quoi, alors qu'en fait... bon j'ai essayé d'expliquer : ça peut faire que d'aider hein de donner une pension, au moins il se mettra de l'argent de côté, après il arrivera... il saura qu'une paie c'est pas fait pour sortir tous les soirs." (Assia)

379.

Une grosse épicerie orientale.

380.

Nora et Leïla, comme Hacina et Dalila engagées elles aussi précocement dans l'animation sont toutes scolarisées en A. Parmi les étudiant(e)s qui s'orientent vers cette activité, il a été remarqué que les titulaires d'un bac A ou B sont surreprésentés, la variable «série de bac» synthétisant une pluralité d'informations sur le mode de socialisation. Cf. B. Bensoussan (1994), pp. 267-268.

381.

Cf. supra, pp. 351-352.

382.

L'arrangement est proche de celui décrit par Olivier Schwartz. Mis au travail dès la sortie de l'école primaire, les enfants remettent la totalité de leur salaire à la mère, qui leur alloue un peu d'argent — plus aux garçons qu'aux filles — pour la sortie du samedi soir. O. Schwartz, Le monde privé des ouvriers, hommes et femmes du Nord, PUF, Paris, 1990, pp. 208-210.

383.

K. Polanyi, La grande transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps, trad. franç., Gallimard, Paris, 1983, p. 106.