le champ des rapports possibles aux petits boulots

Les scolarités de second cycle définies par «société salariale» Temps1 et Temps2 (n=26) se sont terminées, à une exception près, entre 1973 et 1988; elles recouvrent une période de quinze ans à peine plus tardive que la précédente. Deux changements structurels conditionnent la transformation du rapport aux petits boulots. D'une part, la soumission générale des pères ou des deux parents à la contrainte d'un travail régulier substitue au clivage inactif vs actif la différenciation «indépendant» vs «salarié», d'autre part, la socialisation maternelle en rapport avec la famille-association favorise chez les adolescentes l'émergence d'une individuation articulant rationalité instrumentale et mutation du rapport à la temporalité : le concept abstrait de parcours de vie intégrant une pluralité de séquences temporelles devient pensable.

Les petits boulots tiennent une place très variable dans la vie de lycéenne. Elle demeure consistante quand l'organisation familiale intègre des vestiges de la famille-communauté paysanne ou artisanale, elle est reléguée à l'arrière-plan quand les parents, admettant sur le mode de ce qui va de soi que les titres scolaires sont la condition de l'accès à l'emploi qualifié 384 , font passer au premier plan la réussite scolaire des enfants.

La mise en perspective des énonciations qu'on vient d'étudier, spécifiées par «équilibrages archéomodernes», avec celles spécifiées par «milieux antéindustriels» fait ressortir que les premières se coulent dans la forme du récit, tandis que les secondes combinent récit et bilan, comme s'il importait, désormais, de classer les petits boulots à la place qui leur revient dans l'itinéraire individuel. A l'adolescence, ils ont pu faire équilibre à la socialisation scolaire, dix ans plus tard, ils sont convertis en pièce d'un ensemble. Ils prennent une valeur différenciée, d'une part selon l'origine algérienne ou française, d'autre part, dans les deux cas corrélés à la première origine, selon la place occupée. Le clivage emblématisé précédemment par les cas de Leïla et d'Assia, se réaménage. A un pôle, Dalila (place de fille-représentant) inscrit l'activité professionnelle dans des équilibrages qui peuvent se réaménager au cours de la vie, à l'autre Hacina (place de représentant) autonomise mentalement son itinéraire professionnel.

Dalila et Hacina avaient décidé l'une et l'autre d'homologuer leur expérience du travail social par un diplôme d'éducatrice et de continuer dans cette voie, avant même de quitter le lycée. Mais elles n'adoptent pas le même point de vue pour retracer leur cheminement. Dalila, qui a pris appui sur la valeur légitime de ses activités extra-familiales pour reconfigurer sa place dans la famille, restitue à la fois son engagement enthousiaste dans le travail social pendant les années d'adolescence, puis la lassitude qui l'a prise quand elle était étudiante. Cette expérience rend pensable une discontinuité entre les étapes de la vie. Impossible de connaître à l'avance la place qu'y tiendra l'activité professionnelle. Le projet de devenir éducatrice n'est pas abandonné pour autant. Cette perspective est plus stimulante que celle du travail non qualifié en usine, dont la faible valeur est liée à son faible salaire autant qu'à son caractère répétitif. A la différence de Dalila, Hacina s'est trouvée projetée dans une dynamique d'action par les attentes du père et par la concurrence des sœurs aînées. L'activité professionnelle s'est configurée en carrière. Au moment du premier entretien, elle venait juste d'en franchir une étape marquante. C'est à partir de ce point qu'elle regarde et reconstruit le passé. Elle donne une version lisse de ses débuts, soulignant l'orchestration harmonieuse de la maturation affective et de la mise en œuvre d'un projet professionnel. L'acte réfléchi qui a donné le coup d'envoi à la carrière a mûri au cours d'un lent processus d'évolution psychique.

‘— "J'ai commencé à travailler assez jeune j'étais vacataire dans un... c'était pas un centre social parce que je travaillais avec une association qui avait des éducateurs sur le quartier, et avec un des éducateurs Daniel on avait monté... donc moi et une amie Zineb on avait décidé de monter une espèce de mini-centre aéré quoi pour s'occuper des gamins pour occuper les enfants qui étaient dans le quartier tout le temps, parce qu'on les prenait pas dans les centres sociaux environnants et nous on en avait marre quoi de les voir comme ça traîner. Et on a monté ça avec lui, on était très motivées à l'époque je devais avoir 15 ans à peu près. Eh ben à partir de là donc j'ai commencé à travailler, la première année c'était tout petit et puis ensuite bon ça c'est agrandi après on était une vraie équipe avec des tas de projets etc..., ce qui fait que ce travail-là aussi m'a beaucoup permis de sortir. " (....) Je me suis formée j'ai passé mon BAFA et j'ai travaillé. Alors mon BAFA je l'ai passé je devais être... j'avais commencé quand j'étais en 3e et puis j'ai fini en 2de, j'avais réussi à le faire prendre en charge par l'association pour laquelle je travaillais à Olivier de Serres, c'est eux qui me l'ont payé. Je travaillais toujours sur Olivier de Serres mais en même temps j'ai travaillé sur Décines, j'ai travaillé sur Oullins où j'avais fait un centre aéré aussi, voilà c'est les trois quartiers que j'ai faits Villeurbanne, Décines et Oullins. Donc l'animation pendant longtemps, et puis quand j'ai eu été à la fac j'en avais un peu ras-le-bol quoi j'étais un peu fatiguée et j'ai tout laissé tomber, j'ai voulu faire une pause un peu. J'ai travaillé à mi-temps comme surveillante dans une école privée et en même temps j'étais à la fac, et puis après donc j'ai fait ma formation d'éducatrice." (Dalila)’ ‘— "J'ai travaillé un mois d'août complet dans l'entreprise où travaillait ma sœur, c'était une entreprise qui faisait du vestimentaire quoi. Elle avait demandé à son patron s'il pouvait me prendre j'ai travaillé au mois bien sûr. J'étiquetais les vêtements, j'ai travaillé un mois complet il m'a pas payé beaucoup d'ailleurs il m'avait donné 700 F pour le mois en travaillant 8 heures par jour, à cette époque-là c'était pas beaucoup; il a même donné au départ que 500 F et puis j'ai râlé un petit peu il m'a rajouté 200 F quoi voilà. Et puis donc ça me plaisait pas du tout ce travail de manœuvre quoi, il fallait faire toujours les mêmes choses, et j'ai pas continué là-dedans." (Dalila)’ ‘— "Ma sœur aînée bossait dans cette association et puis elle m'en a parlé et puis j'y suis allée et puis voilà. Donc au début ça consistait en des samedis après-midis ça s'appellait les loisirs, on prenait en charge un groupe d'adultes handicapés on allait se balader, on faisait des activités manuelles, musicales, voilà. Et petit à petit ça s'est transformé en colos, puis après les années sont passées et puis en terminale j'ai passé la sélection à une école de moniteurs-éducateurs, donc c'est comme ça que ça s'est un peu concrétisé. J'étais encore au collège, euh le sentiment que j'avais à cette époque est encore le sentiment que je peux avoir aujourd'hui quand je rencontre pour la première fois un groupe de personnes handicapées, c'est la répulsion c'est quelque chose de très repoussant parce que des physiques très... très marqués et puis tout paraît exacerbé à ce moment-là les odeurs les visages les regards insistants etc... et puis c'est au fur et à mesure de la rencontre on s'aperçoit de la personnalité de chacun et puis de pouvoir permettre une relation une rencontre, mais bon ça peut être le cas avec des ados cas sociaux qui vous rentrent dedans dès le premier entretien quoi, mais c'est vrai que c'est plus marquant, pour moi c'est plus marquant c'était plus marquant avec des personnes handicapées." (Hacina)’

En mettant l'accent sur la divergence apparue à la sortie du lycée, on occulte un trait commun, le foisonnement des expériences à l'extérieur du monde familial pendant les scolarités de collège et de lycée. Dans les deux cas empiriques, les modes d'individuation dialogique et monologique se sont mêlés. Rien de semblable dans le cas corrélé à l'origine française. Le cosmos de référence de Carole (CS indépendant potentiel) est beaucoup plus étroit. Il a probablement été incorporé au cours de la socialisation primaire familiale. Il porte à autonomiser l'emploi stable de salarié, marqueur de statut. L'énoncé produit est structuré par la césure qui partage les activités professionnelles en deux phases distinctes : les petits boulots de l'adolescence font accéder au pouvoir économique, l'emploi professionnel qualifié de la vie adulte fait accéder à la dignité sociale.

‘— " [J'ai travaillé] depuis l'âge de 13 ans ben disons que j'avais envie d'avoir un peu de sous. (...) Je me suis payé mon premier magnétophone toute seule, je me suis acheté une fois un blouson parce que mes parents avaient pas les moyens de m'acheter un super blouson, j'étais très économe très vite j'ai su compter; donc je travaillais tous les samedis et même le dimanche je me souviens, à l'époque dans les fromages. Tous les dimanches à 5 heures du matin j'étais au bord de la route et il passait avec son camion, on allait faire les marchés. Dès l'âge de 16 ans j'ai commencé à travailler à Leclerc après j'ai passé à Auchamp j'ai travaillé dans tout, j'ai travaillé à la Part-Dieu en tant que vendeuse dans le prêt-à-porter enfants dans le prêt-à-porter femmes j'ai travaillé en maroquinerie j'ai travaillé à l'usine à la chaîne. J'ai essayé ça je me suis dit “Tiens je vais voir ce que ça donne, voir un peu les conditions pendant des vacances scolaires”, alors j'étais embauchée pour un mois et puis au bout d'une semaine je suis tombée dans les pommes, j'ai arrêté c'est trop difficile. (...) Et puis une mentalité dans ces usines, on dit souvent dans les films... comme quoi des fois c'est bien le portrait de la réalité, mais des chiffonnières, ça se traite... alors moi qui était déjà au niveau du bac, enfin du lycée où on a quand même une approche du vocabulaire qui est quand même plus riche, “putain salope” , ouh! ouh! la la ça se battait dans les vestiaires, comme des chiffonnières, ça se tirait les cheveux et tout, ouh! la la bonjour la mentalité, tant et si bien que j'ai pris un coup au moral et puis je suis tombée dans les pommes, ils m'ont fait rentrer, maman a téléphoné “elle ne viendra plus” voilà ça s'est terminé comme ça. Après quand j'ai commencé ma formation professionnelle c'est l'école qui nous plaçait alors, c'était d'ailleurs plus intéressant parce que donc je travaillais dans les bureaux. J'ai fait facturière enfin dactylo-facturière, c'était pas particulièrement intéressant par rapport à ce que j'ai fait après mais c'était déjà un début, c'était mieux que l'usine ou que dans le commerce avec des horaires pas possibles, et puis c'était un complément par rapport à la formation ." (Carole)’

D'une part, Carole identifie les petits boulots de vente à l'argent qu'ils procurent, comme Assia. D'autre part, elle donne sens au travail d'usine en mobilisant les catégories des sociétés d'ordre. Dans le contexte de la «société salariale» — d'une société de «semblables» —, elle ranime une représentation de la dissymétrie sociale venue tout droit de la société préindustrielle européenne. On sait qu'une frontière séparait alors les membres des communautés de métier, pourvus d'un statut parce qu'ils étaient inscrits dans un ensemble hiérarchisé, et les sans-attaches de la ville médiévale contraints à se salarier pour survivre 385 . A son insu, Carole interprète la modernité à partir du cosmos de sens qui s'est transmis dans le milieu des petits indépendants : les détentrices des emplois qualifiés stables auxquels est attaché le statut de salarié n'ont rien de commun avec la main d'œuvre grossière vouée aux dures besognes. Les unes appartiennent à l'humanité civilisée comme l'indiquent leur conduite et leur parler, les autres non. A la limite, le caractère pénible du travail est en rapport avec l'indignité de la sous-humanité qui l'exécute. Dans la recomposition du parcours, la brève plongée de l'adolescence dans le travail indigne fait ressortir la dignité du statut de salarié corrélé à une qualification professionnelle de secrétaire. La reconstruction opérée par le discours lisse le parcours, comme dans le cas de Hacina. Elle gomme la scolarité de 2d cycle, ou plutôt les espoirs avortés qui l'accompagnaient — l'accès de la fille à un métier inaccessible à la mère.

Bref, la ligne de clivage la plus significative dans le petit ensemble de trois cas, tient à l'opposition entre l'exercice de responsabilités qui accroît le pouvoir de réflexion et d'action, et son absence qui rend perméable aux conduites normatives et enferme dans des automatismes de pensée : Dalila et Hacina font entrer leurs expériences de petits boulots dans la construction de leur parcours, tandis que Carole interprète son aspiration au statut de producteur-consommateur dans le cosmos de sens anachronique des structures héritées, où se perpétuent des dissymétries qui n'ont plus de raison d'être.

Quel est le pouvoir respectif de l'ancien et du nouveau dans le contexte de Temps1 «salariat industriel» et Temps2, contextes où l'exercice de responsabilités pendant l'enfance perd sa pertinence sociale? Les six cas auxquels on s'intéressera d'abord sont tous définis par la CS paternelle ouvrier ou employé, mais les uns sont spécifiés par les variables famille-association, socialisation maternelle et place de fille-représentant ou de fille (Warda, Fadila, Thérèse), les autres par les variables vestiges d'organisation autocéphale, socialisation paternelle-maternelle et place d'«aînée» (Manuela, Hayet, Anna). La mise en perspective des cas homologues deux à deux a pour objet de déceler si des homologies apparaissent ou non entre la différenciation des variables et celle des pratiques et des discours. On citera les énoncés avant de les commenter.

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‘— " J'ai commencé à travailler j'étais en première je crois. (...) j'étais donc monitrice vacataire dans un centre social, je m'occupais donc d'animation j'aimais beaucoup c'étaient les 6-12 ans c'était bien, ça m'a beaucoup apporté aussi, ça m'a apporté à partir du moment où là j'avais vraiment trouvé une sorte de liberté parce que... j'étais jamais partie toute seule en vacances par exemple et par l'intermédiaire du centre, bon comme j'avais travaillé au mois de juillet j'ai commencé donc en première, on faisait des camps et là c'était vraiment... c'était formidable... se retrouver avec des enfants loin de ses parents et tout ça ça a vraiment été... vraiment une joie oui". (Warda)’ ‘— "A partir de 16 ans j'ai commencé à travailler pendant les vacances donc ç'a été mon argent de poche. La 1e année je suis partie comme femme de service parce que j'étais trop jeune pour être mono et après j'ai fait mono, j'ai plus aimé les colonies en étant mono que quand j'y allais comme cliente (...) . Monitrice ce que j'ai aimé je sais que je me suis plus amusée que quand j'étais jeune, oui je me suis amusée, j'ai gagné un peu d'argent , je me suis acheté des pulls enfin, pantalons ou des jupes je me suis vraiment habillée quoi, des choses qui me plaisaient, et pour avoir plus que deux pulls en avoir plus". (Manuela)’

Warda et Manuela ont eu plaisir à encadrer des colonies de vacances en tant que monitrices. La remémoration de la première, paquet de souvenirs que sa charge affective a sauvé de l'oubli, lui fait revivre à 30 ans la "joie" d'échapper à la tutelle des parents éprouvée quand elle en avait 20. Sans plus de distance qu'elle n'en mettait alors entre les enfants dont elle avait la responsabilité et elle-même. Il n'y a pas trace non plus de distance entre présent et passé dans l'énoncé de la seconde. La différence, non négligeable, est que l'évocation est faite à partir d'un point de vue autocentré, qui efface la présence des enfants. Seuls surnagent "l'amusement" et l'argent gagné, qui a permis notamment de posséder une plus grande quantité de vêtements. Les énoncés sont comme des versions pâlies de ceux de Leïla et d'Assia.

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‘" — (...) J'ai bossé à l'usine. ’ ‘— Parle-s-en un peu.’ ‘— Ben je travaillais dans une usine c'est tout, à la chaîne, je faisais du conditionnement un mois ou deux et puis voilà. Sinon qu'est-ce que tu veux que je te dise sur l'usine?’ ‘— Si tu as rien à dire tu dis rien.’ ‘— C'est dur quoi c'est tout. Moi je travaillais dans les cornets à glace, ça chauffait on était tout le temps la tête dans le four... en plein été c'était agréable. Et puis on faisait équipe là on faisait équipe, et puis c'est tout ça faisait 6 heures midi, 2 heures 10 heures " (Fadila)’ ‘— "J'avais quand même la responsabilité d'un club d'enfants de 90 gamins vachement important. Bon les gamins encore c'était pas vraiment le problème, le gros problème c'était surtout les adultes quoi, j'avais neuf adultes sous moi. Et puis j'avais quand même vachement de responsabilités il fallait... il fallait que ce club enfants tourne que j'aie le même nombre de gamins que le budget suffise, enfin tu vois il fallait équilibrer la balance de partout et bon j'y arrivais. C'est vrai que j'avais assumé le poste, puisque à la fin de l'année l'effectif n'avait pas baissé, les parents venaient toujours, tout allait bien. Et quand j'ai commencé cette école.... bon il faut dire aussi qu'entre temps entre l'école et le club enfants je suis partie à Bandol. Donc là aussi j'étais animatrice en bord de mer, et là pareil j'ai fait la folle bon je faisais la fête tous les soirs, je prenais des cuites à n'en plus pouvoir, j'allais au bord de la mer. C'étaient vraiment les vacances, pendant deux mois j'ai fait la fête. Et puis quand je suis arrivée en septembre il fallait que je sois... que je sois à la hauteur 386 quoi, et puis je sais pas je me suis senti perdre l'équilibre petit à petit et puis ne plus pouvoir (...). Moi qui pensais y arriver les doigts dans le nez... finalement il fallait que je bosse. Et puis il fallait que je reprenne le milieu scolaire et ça c'était pas aussi facile que je l'aurais cru. C'était pas si facile parce que bon quand j'ai laissé tomber la fac eh ben j'ai tout laissé tomber." (Hayet)’

Fadila lycéenne, à la différence de Warda, a appris de sa mère à gérer l'argent quand c'est nécessaire. Elle n'a rien à dire du travail d'usine qu'elle exécute l'été, et qui a pour seul objet de lui fournir l'argent de poche de l'année suivante. Hayet étudiante, qui dirige avec brio le club d'enfants dont elle a la charge, met à profit l'argent et les occasions fournis par ses fonctions pour faire la fête. Les conduites ressortissent l'une et l'autre à la rationalité instrumentale, mais selon que les dispositions agrégées correspondent à la variable place de fille ou à la variable place de représentant, elles portent soit à épargner, soit à jouir pleinement des plaisirs de la vie. Au moment où elle fait fonction de Directrice du club, Hayet est armée d'une confiance en soi égale à celle de Hacina. Une confiance hypertrophiée. Sous-estimant les barrages scolaires, elle échoue piteusement au moment d'homologuer des débuts professionnels prometteurs par une formation débouchant sur le diplôme d'EJE (1987). Le fiasco se solde par une tentative de suicide et un séjour en hôpital psychiatrique 387 .

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‘— "Je travaillais comme vendeuse dans un magasin à la Part-Dieu, donc le samedi je travaillais, les vacances scolaires à Noël bon il y avait du monde, et puis en été aussi je travaillais. Donc bon moi l'argent que j'avais... j'avais pas besoin d'utiliser je le donnais à ma mère. J'en avais pas besoin, enfin moi je me souviens que j'ai acheté mon permis comme ça, et puis quand j'avais besoin de sortir faire des petites sorties je piochais dans mes économies, mais ça me coûtait pas bien cher quoi, je faisais pas des sorties qui étaient très coûteuses. Jétais allée donc avec mon amie là , parce qu'elle aussi elle s'était fait embaucher en même temps que moi, on était allé demander dans les magasins s'ils avaient besoin de nous parce que nous on voulait travailler comme ça pour se faire un petit peu d'argent, au moins le samedi, et puis là on nous avait embauchées toutes les deux, et donc c'était bien parce qu'on y allait ensemble, on travaillait ensemble on revenait. Je l'avais connue en 6e, enfin bon on n'est toujours allé ensemble à l'école mais maintenant on se fréquente encore." (Thérèse)’ ‘— Mon premier emploi de vacances c'était quoi... j'ai été caissière dans un hypermarché j'ai travaillé à l'usine et j'ai travaillé aussi dans une boîte qui s'occupait d'optique. Bon alors caissière c'était assez agréable, bon c'était le contact avec la clientèle avec des gens pas toujours agréables, mais disons que dans l'ensemble j'ai un bon souvenir de cet emploi, le travail en usine ça m'a frappée parce que physiquement c'était très dur , c'était faire des trous dans des pièces à la chaîne quoi travail à la chaîne , bon physiquement c'est vrai que c'est très dur en plus il y a les odeurs il y a un tas de choses comme ça quand on connaît pas, mais c'est une expérience qu'il faut vivre surtout quand on n'a fait que des études et qu'après on travaille dans de la paperasse quoi, ce qui m'a marquée c'est l'expérience du monde ouvrier et bon la difficulté du travail’ ‘— L'expérience du monde ouvrier?’ ‘— Ben côtoyer des gens qui ont pas une culture... qui n'avaient pas la même culture que nous, parce que je faisais ça avec une copine, euh oui le niveau culture je sais pas expliquer mais... en plus nous on était au lycée donc on s'intéressait à plein de choses j'avais le sentiment que ces gens là s'intéressaient pas aux mêmes choses, dans la boîte d'optique l'expérience que j'en ai c'était assez négatif parce que j'étais avec une personne qui n'était pas très agréable et bon , ça n'a pas très bien accroché entre nous." (Anna)’

Thérèse combine sociabilité amicale et apprentissage du calcul économique. Le travail demeure l'occupation normale de la vie, le salariat apprend à compter. Pendant les années de lycée, elle a fait la vendeuse dans une boutique du centre commercial, tous les samedis, pendant les petits congés, pendant les grandes vacances. Grâce à la compagnie d'une copine embauchée en même temps qu'elle, le travail s'incrivait dans le cadre de l'entre-soi. Le salaire avait trois destinations. Une bonne part allait à la mère, une petite part aux petites dépenses personnelles, et le reste était épargné — pour les grosses dépenses comme le permis de conduire. Bien que Thérèse ait rempli cet emploi pendant plusieurs années de suite, elle n'a pas plus de commentaires à faire que Fadila. Anna non plus n'a rien à dire. Les deux axiologiques "agréable" et "dur" — sur le modèle de l'opposition bon vs mauvais — lui suffisent pour faire le bilan des trois emplois de vacances. A une exception près, significative. Lors de l'emploi d'OS, elle a eu le sentiment de "côtoyer", en la personne des ouvriers, des gens d'un milieu étranger, qui n'avaient pas "la même culture" qu'elle-même et sa copine. Le terme "côtoyer" suggère qu'il n'y a pas eu d'interactions personnelles entre elle et ces «autres». Le regard autocentré de l'ouvrière d'occasion, de manière certes plus policée que dans le cas de Carole, réanime l'opposition nous/eux. L'espace de l'usine s'y prête plus que celui du supermarché, qui individualise les clients quand ils passent à la caisse.

Les énoncés, à l'exception de celui d'Hayet, exhibent crûment l'absence de recul réflexif. Les petits boulots ne se sont pas constitués en expériences amenant à compléter ou à questionner le savoir sur le monde. Tout se passe comme si la prédéfinition de leur sens bloquait la réflexion. Une interprétation plausible est que les usages faits de la parole dans la vie ordinaire sont tellement rudimentaires et les apprentissages scolaires tellement figés, qu'ils bloquent tout réaménagement du cosmos de sens incorporé. La comparaison avec d'autres énoncés, ceux de Sylvie, d'Emilia, de Céline, confirme l'interprétation que l'émergence du recul réflexif est étroitement liée à un processus d'individuation dialogique, dans des interactions orales ou dans la familiarisation avec des écrits discursifs.

‘— (1e emploi, CDI d'OS) "Au début je gagnais une misère. J'avais 20 ans j'avais un boulot d'OS donc je pouvais pas non plus gagner beaucoup, mais tout de suite en fait en rentrant dans la vie active ce qui m'a le plus intéressée c'est de rencontrer des gens avec du vécu, jeunes moins jeunes mais même les gens carrément presque prêts à partir à la retraite quoi. J'ai rencontré des gens, ç'a été pour moi plus que le voyage que j'ai fait m'a apporté... finalement c'est pour ça que je suis jamais plus repartie en voyage. Moi ça m'a apporté beaucoup beaucoup euh j'ai rencontré d'abord plein de gens intéressants, j'ai travaillé beaucoup pour pouvoir rester dans cette boîte qui m'intéressait." (Sylvie) ’ ‘— "J'ai trouvé dans une épicerie en Savoie comme vendeuse-manutentionnaire et c'était un emploi que j'aimais bien. J'étais payée trois fois rien mais je connaissais pas mes droits, j'avais 16 ans je suis restée trois mois. Je bouffais tous les fruits qui étaient daubés, ma patronne était tout le temps malade, c'était une qui disait... j'ai appris là-bas le mot “les francs-maçons — elle disait ça des communistes — sont «intrinsèquement» pervers”, alors moi je comprenais qu'elle disait “un” plus loin “trinsèquement” alors j'ai cherché dans le dictionnaire “trinsèquement” j'ai pas trouvé. Ç'a été un choc parce que ç'a été le choc avec une certaine bourgeoisie catholique de droite que j'avais jamais rencontrée dans ma vie, et ça m'a fait un choc. Après j'ai re-eu ce choc sur la bourgeoisie riche catholique de droite, c'est à la fac de droit à Lyon." (Emilia)’ ‘— (1e emploi CDD 3 mois) "Passer de la fac à un restaurant ça change. Le patron m'avait embauchée pour faire... il avait perdu sa femme qui ... bon qui assumait beaucoup de tâches quoi, et moi j'étais là pour la comptabilité, le reste c'était pas vraiment mon rayon. Et en fait je me suis retrouvée à tout faire, aussi bien servir en salle m'occuper des enfants aller chercher le pain enfin tout quoi, donc ça m'a changé quoi (rire). Mais c'était marrant j'en ai de bons souvenirs hein. (...) J'avais pas l'habitude de ce milieu là, si je réfléchis bien je l'ai quand même bien pris, c'était vivant je voyais pas passer les journées." (Céline)’

Sylvie a quelque chose à dire de l'usine. Elle n'a pas côtoyé "le monde ouvrier", comme Anna, elle a rencontré "plein de gens intéressants" avec qui elle est entrée en interaction. Il ne s'agissait pas, il est vrai, d'une usine de grande taille mais d'une petite entreprise fabriquant des joints automobiles. Emilia, sensibilisée à dix ans à l'hétérogénéité des pratiques et des ethos corrélée aux différences de classe, a écouté attentivement à seize ans l'épicière qui l'employait tenir un discours jamais entendu auparavant. Elle a essayé de l'interpréter, et de ce fait même, elle l'a retenu. Plusieurs années après, elle l'a rapproché des discours tenus par des étudiants en droit. Céline, embauchée dans un restaurant comme comptable, s'étonnait rétrospectivement d'être entrée si facilement dans le mouvement du petit collectif de travail et de vie, bien qu'elle n'y fût nullement préparée. Dans les trois cas, l'empire de la socialisation familiale-scolaire avait été ébranlé : on sait l'importance qu'avait eue l'intégration dans un groupe d'âge semi-autonome dans la socialisation de Sylvie; l'entrée dans un lycée de petite bourgeoisie instruite dans celle d'Emilia, fille d'ouvriers; la compétition avec les bonnes élèves de la classe dans celle de la collégienne Céline. Il est vraisemblable que le processus d'individuation avait été mis en branle dans les trois cas par la rupture ou le décalage avec le cosmos de sens corrélé au mode de socialisation familiale. Au contraire, dans les cas étudiés précédemment (sauf dans celui d'Hayet), la socialisation enfantine familiale-scolaire avait été prégnante. Les apprentissages d'adolescence et de jeunesse lui ont ou non apporté des compléments, ils n'ont pas contrecarré son emprise.

Avant d'en venir au contexte de Temps2, on citera le commentaire de Christine sur son premier emploi de secrétariat. Le cosmos de sens corrélé à la prégnance de la socialisation maternelle l'a conduite à rabattre le rapport à l'emploi sur un calcul quasi automatique du rapport coûts/avantages.

‘— (1979, CDI, 1e emploi, licenciement au bout de quelques mois en raison de cessation d'activité) . "(...) Je serais pas restée énormément de temps là-bas parce que ça me... au bout d'un moment ça me plaisait pas, c'était une boîte américaine moi ils m'avaient embauchée soi-disant parce qu'en plus je savais parler anglais eh puis en fait l'anglais je l'utilisais quasiment jamais, on m'avait aussi embauchée parce que j'avais des notions d'italien et puis en fait avec l'Italie j'avais aucun rapport, donc je me disais ”je passe mon temps au téléphone j'y resterai pas longtemps” ... parce qu'en fait je... comment dire mes possibilités à la sortie de l'école elles étaient pas optimisées à ce moment-là dans ce premier travail." (Christine)’

Dans les conditions de Temps2 le rapport aux petits boulots se clive en deux postures opposées, de consentement à la logique entrepreneuriale ou d'une résistance à cette logique, qui se manifeste de plusieurs manières.

Le «consentement» forcé regroupe des énoncés corrélés à la socialisation maternelle dans une famille-association (Joëlle, Souad, Zina), homologues à ceux de Thérèse et de Fadila dans le contexte de Temps1. Le «refus de la logique d'entreprise», corrélé à la persistance de dispositions en phase avec le contexte socio-historique de la famille-communauté, n'a pas été rencontré jusqu'ici. A un pôle (Saba), il procède directement de réactions affectives légitimées — d'un ethos transfiguré en éthique —, à l'autre (Lidia), les réactions affectives incitent à penser la discordance des dispositions, et du même coup apprennent à s'orienter dans le monde social. Les énoncés en prise directe sur les réactions affectives concordent avec l'origine algérienne et l'hysteresis de régulations personnelles dans le mode de socialisation familiale. Saba (vestiges d'organisation «autocéphale»), qui a abandonné un petit boulot de vendeuse du dimanche dans un commerce de chaussures, se rebiffe vigoureusement devant la domination exercée par le patron sur les employés, et trouve des accents de moraliste pour proscrire l'ethos capitaliste.

‘— Dépendre d'un patron c'est l'horreur, avoir quelqu'un au-dessus de soi qui vient vers soi et qui dit "Tu dois faire ça tu dois faire ça", et aucun moyen de rebeller, et aucun moyen de dire non parce que c'est l'employeur, ça c'est vraiment un truc que je peux pas supporter. Ça a vraiment été l'horreur et c'est ce qui a fait que je suis partie de ce petit emploi de vendeuse, parce que je pouvais plus supporter la relation avec l'employeur. Ça a été aussi la haine de l'argent, la haine de l'argent dans le sens où il ne faut pas en faire un but dans la vie, il faut pas se dire "Moi je veux gagner du fric du fric du fric, et que ça.." (Saba)’

Dans les conditions d'«équilibrages archéomodernes», Leïla avait fait, chez l'épicier oriental qui l'avait mise à la porte, une expérience parallèle à celle de Saba . Mais encline à se tourner vers des partenaires avec qui échanger plutôt que vers sa propre personne sinon pour faire son autocritique, elle ne s'était nullement sentie outragée, blessée dans son amour-propre comme l'a été Saba. De même Leïla s'est contentée d'observer autour d'elle les progrès de l'ethos capitaliste, tandis que Saba se constitue en tenant d'une éthique opposée : "il ne faut pas en faire un but dans la vie (de l'argent), il faut pas...". D'un contexte à l'autre, les dispositions concordant avec une place de «fille-représentant» qui orientaient vers l'individuation dialogique se sont figées en préceptes qui bloquent le processus et maintiennent dans l'entre-soi. A la limite, le droit de tenir légitimement un discours en tant que je-sujet, emprisonne Saba dans le cosmos de sens de la socialisation familiale.

En revanche, Saïda qui a une place de fille n'est pas prisonnière d'un statut. Dans ses propos ressurgit la fraîcheur avec laquelle était tournée en dérision la subordination de l'homme à la machine, quand l'organisation scientifique du travail (O.S.T.) en était à ses débuts; par exemple dans «Les Temps Modernes» de Chaplin (1936). Elle peint les opérateur(trice)s de marketing en marionnettes parlantes, contraintes de régler le rythme de leurs gestes et de leurs paroles sur le temps des machines.

‘— " Je travaillais dans un hôpital en tant qu'agent de service, mais l'an dernier (1990) je faisais le même travail que les aides-soignantes c'est dur hein. Et j'ai fait des marketings, c'est nul je préfère laver par terre... des marketings on a notre ordinateur qui nous affiche des numéros de téléphone un par un, c'est lui qui compose. On faisait une enquête pour France-télécom, au sujet des cabines téléphoniques des téléphones, nul, pendant quatre heures, nul. C'est répétitif on doit apprendre nos textes mais le texte il est affiché aussi sur l'écran, quand on parle au téléphone ça fait trop... quand on lit on sent... “bonjour je suis X de l'institut...”, un an je le connais encore par cœur, et on devait appuyer sur une touche pour les questions à chaque fois , question 1 oui ou non oui ou non , vous êtes satisfait très satisfait oui un peu pas du tout , alors les mecs ils craquaient ” j'en ai marre” tout... Ah oui hein, j'ai travaillé que 5 jours, cinq cents et quelques francs quand même c'est bien, 4 heures en plus, mais moi je travaillerai jamais là-bas hein je préfère laver par terre. " (Saïda)’

Un discours en partie décentré, comme celui de Saïda, transmet un savoir sur le monde en ravivant des perceptions que l'habitude affadit. Le discours de Lidia (CS indépendant, place de représentant, maîtrise de philosophie), dont l'individuation articule une socialisation familiale proche de celle de Saba avec des apprentissages intellectuels est d'un autre type. Aussi dépitée que Saba par un emploi de vendeuse, au lieu de revivre indéfiniment le choc affectif, elle prend de la distance et met au jour l'écart entre les dispositions de son employeur et les siennes. La patronne s'intéresse au chiffre d'affaires, elle-même, à la médiation à opérer entre les livres et les clients.

‘— [1e emploi, CDI de vendeuse en librairie] "C'était donc la rentrée dernière. Comment ça s'est passé, je dirais bien au niveau professionnel et dans les rapports avec les autres collègues, mais plutôt mal en ce qui concerne les rapports avec la hiérarchie directe, la patronne quoi en gros, qui auraient été très vite des rapports de force quoi. (...) Moi je le faisais encore dans l'esprit d'un boulot d'étudiant un à côté quoi, j'avais un trois-quart temps et je me suis rendue compte que d'abord que c'était lourd au niveau fatigue investissement personnel heures et tout ça, et que pour eux on devait être là on devait s'investir dans la boîte on devait se soucier du chiffre d'affaires... pfou et bon ça ça m'allait pas du tout quoi, je veux dire je m'en foutais donc j'avais aucune connivence avec eux. Je me rappelle qu'elle me traînait à la caisse le soir pour aller voir les tickets, pour voir tu sais il y a des codes des codes de rayons, pour voir mon rayon combien il avait fait et tout, à me dire “Ah ben ce soir ça va” ou “ça va pas”, ça vraiment ça me plaisait pas du tout du tout quoi ça m'allait pas. ’ ‘— C'était quel rayon?’ ‘— J'étais au rayon tourisme international... et en plus j'étais super déçue parce qu'au départ je devais être en littéraure étrangère. Je me suis dit “ça va être vachement intéressant” je m'étais commandé tous les magazines littéraires là-dessus et tout j'avais commencé à potasser, et puis en fait on m'a filé au tourisme. En même temps j'ai appris des choses hein je veux dire je regrette pas, je regrette pas les gens que j'y ai rencontrés ni les clients ni les vendeuses les autres vendeuses parce qu'elles étaient sympa, et que les clients ils étaient parfois vachement intéressants (...). Mais c'étaient les rapports avec la patronne qui me bloquaient complètement, enfin tout le côté business quoi, pas le côté business le côté ludique ça ça m'allait bien tu vois, parier sur une commande est-ce que ça ça va se vendre enfin bon ça a un côté amusant quoi, mais bon il y a d'autres trucs qui coinçaient vraiment et je me sentais... je me sentais humiliée quand le matin elle m'attendait avec le chiffon en disant “Aujourd'hui c'est ménage tu déménages tous les livres tu fais la poussière”, pfou vraiment ça m'allait pas quoi. C'est pas que j'aime pas faire la poussière hein je le fais, mais présenté comme ça ça m'allait pas du tout quoi ." (Lidia)’

La distance réflexive dont témoigne l'énonciation de Lidia, ne se rencontre ni dans l'énoncé de Firouz (CS ouvrier-fonctionnaire, place de fille) ni dans celui d'Aïcha (mixte d'organisation «autocéphale» et de famille-association, place d'individu). On décèle à nouveau la différence de rapport au travail corrélée à l'occupation d'une place non statutaire ou statutaire. Firouz étudiante s'est fait embaucher dans la restauration rapide. Elle y a travaillé pendant deux ans malgré la fatigue, sans pouvoir se décider à abandonner l'emploi c'est-à-dire à perdre son salaire. Aïcha, embauchée sur un premier emploi temporaire qui lui convenait parfaitement — il suffisait, pour être appréciée, de faire rapidement un travail peu minutieux — a pris le parti, pendant l'époque qui a suivi, de démissionner d'un emploi qui contrariait ses dispositions

‘— (un emploi d'étudiant) "Ah le travail c'était l'horreur (rire) ! disons que c'était très fatigant très éprouvant, on faisait le service quoi. Ça incluait beaucoup de choses parce qu'aussi bien on faisait les toilettes on passait à la plonge on faisait des desserts, voilà c'était ça le travail.’ ‘— C'était combien d'heures?’ ‘— Ben ça dépendait je pouvais travailler jusqu'à 12 heures par jour, enfin pas toute la semaine évidemment. C'étaient des services par exemple 11 heures—15 heures, de 4 heures à 12 heures de travail par jour, ça dépend des emplois du temps. (...) J'ai démissionné deux fois et j'y suis retourné quand même deux fois à deux reprises. Et puis la fois où j'ai vraiment démissionné... je voulais partir pour le mois d'aôut et ils m'ont pas accordé mes vacances, je trouvais ça injuste parce que j'étais là depuis deux ans et demi, je me suis dit “Bon ben c'est l'occasion de partir” et c'est tant mieux parce que je crois que j'aurais jamais démissionné autrement. C'est tellement un cercle... on revient toujours parce que... parce que déjà on a besoin d'argent et parce qu'on pouvait adapter nos horaires à nos études donc ça c'était pas mal quand même." (Firouz)’ ‘— (1e emploi, CDD à la DDTE ) "On était deux, deux personnes sans emploi hein Cécile et moi, et on était dans le même bureau... et on nous a énormément appréciées, pourquoi parce qu'on bossait très vite, on avait une cadence assez.. ça allait vite quoi hein, on instruisait les dossiers rapidement c'était fait.. Elles étaient un peu .. on les déboussolait un peu..les fonctionnaires quoi qui bossaient là-bas, et on nous appréciait parce qu'on bossait vite. " (Aïcha)’

Les résultats auxquels on est parvenu au fil de analyse ont une valeur significative qui dépasse l'objet même de l'étude empirique. C'est du moins l'hypothèse que l'on fait. Faisons un détour. La population de l'enquête a l'intérêt d'être composée en majorité de femmes qui ont été la première génération de la famille à mener une activité professionnelle continue pendant leur vie adulte. Elles y étaient certes préparées par la présence de plus en plus massive des femmes dans les emplois, et par leur socialisation familiale et scolaire. Mais elles prenaient une voie divergente, en comparaison avec la voie des mères et des grands-mères. Comment le nouveau et l'ancien allaient-ils s'articuler?

Une socialisation modale, donnant une place clairement définie dans la famille ou armant de rationalité instrumentale, porte à apprécier les petits boulots principalement en raison de l'argent — du pouvoir d'achat — qu'ils procurent. C'est un pouvoir nouveau, par rapport au contexte des sociétés où les échanges monétaires sont infimes. Mais bien loin de périmer le cadre structuré par la dissymétrie masculin/féminin — deux espaces pour l'homme, un pour la femme —, il le consolide. Selon la définition de la place occupée dans la famille, soit la dépense festive est légitimée, soit elle reste enclose dans les limites de la vie privée. De même, l'emploi adulte tend à se configurer soit en parcours distinctif légitimé par la qualification professionnelle qui coupe du travail et des travailleurs non qualifiés, soit en activité pourvoyeuse d'argent et de pouvoir économique, comme les petits boulots.

A cette infiltration du passé dans le présent, qui porte à diviser l'existence en deux secteurs autonomisés, s'opposent les tentatives de la configurer en totalité complexe. Elles naissent de l'individuation dialogique, de l'entraînement à des usages discursifs, oraux ou scripturaux, de la parole, qui rendent possible le recul réflexif et permettent d'articuler l'ancien au nouveau au lieu répéter indéfiniment le passé. Ce mode d'individuation ne s'apprend pas à l'école. Il est corrélé à une place ambivalente dans la famille, ou à des contradictions entre la socialisation familiale et les autres mondes de la socialisation.

Notes
384.

Sur le rapport entre cette représentation et la construction, dans les années 1960, de nomenclatures mettant en équivalence niveau de formation et qualification professionnelle, cf. L. Tanguy (2002). "Certes ce type de codification permettait d'en finir avec le flou, avec les frontières mal définies (celles des métiers et des professions par exemple) (...) mais, comme l'a souligné P. Bourdieu (1986), la codification n'agit pas seulement par son efficacité proprement technique, de clarification et de rationalisation, elle détient également une efficacité symbolique qui est à l'origine de représentations collectives aujourd'hui partagées sur la formation comme condition d'accès à l'emploi.", p. 706.

385.

R. Castel (1995), "l'idiome corporatiste", pp. 112-118. "La participation à un métier ou à une corporation (ce terme apparaît seulement au XVIIIe siècle) marque l'appartenance à une communauté dispensatrice de prérogatives et de privilèges qui assurent au travail un statut social. Grâce à cette dignité collective dont le métier, et non l'individu, est propriétaire, le salarié n'est pas un salarié qui vend sa force de travail, mais le membre d'un corps social dont la position est reconnue dans un ensemble hiérarchique."

386.

Elle commence alors la formation qualifiante.

387.

Après plusieurs années de «galère», errance d'un petit boulot déqualifié à un autre, «l'aînée» s'est soumise aux normes sociales de légitimité comme le père l'avait fait avant elle : formation de secrétariat commercial, embauche à l'essai confirmée par une embauche sur CDI, c'est-à-dire accès au statut de salarié (1993).