Comment devient-on un «individu»? Abandonnons la minutie des analyses successives pour tenter d'embrasser l'ensemble des enchaînements dans une vue panoramique. Premier phénomène, «l'individualisation» brute, effet quasi-mécanique de la généralisation des échanges monétaire, délivre des allégeances personnelles les membres des groupes humains organisés. G. Simmel a exploré les multiples facettes de cette libération, dont une étape clé a été amorcée au XIIe siècle en Occident : le paysan, qui paie le propriétaire terrien en argent, est libéré des prestations en nature, corvées et livraisons de produits spécifiés à l'avance, qui le ficelaient étroitement à celui dont il était l'obligé 388 . De façon plus large, en dissolvant la coloration personnelle des relations entre les humains, l'économie monétaire fait naître le sentiment de l'indépendance individuelle — l'être-pour-soi face aux puissances extérieures et à celles de la nature —, bien qu'elle amplifie en même temps le réseau des interdépendances 389 . En bref, l'«individualisation» est le produit d'une modification du mode de contrainte sociale, qui restreint la portée de la domination personnelle directe. Cette analyse objectivante n'a évidemment pas une validité générale à l'échelle des représentations individuelles. Quand les conditions du développement personnel ne sont pas réunies, l'indépendance n'est nullement perçue comme une "situation faste" favorisant le sentiment d'être-pour-soi. L'autonomie apparaît alors tantôt comme un torrent de liberté jubilatoire qui vous emporte, tantôt comme une menace, de laquelle abrite la chaleur de l'entre-soi et la prévalence des normes invétérées. Dans les limites de l'enquête, l'«individualisation» commence avec l'autocontrainte, posture requise des enfants à partir de leur entrée à l'école. Il n'est pas surprenant qu'elle se colore subjectivement de valeurs différenciées, selon ses rapports de distance ou de proximité avec le mode de socialisation familiale. Elle peut être totalement scotomisée, abhorrée parce qu'elle prive de la chaleur du groupe, élue parce qu'elle délivre de l'assujettissement au père, à la mère, aux frères, à la sœur aînée et aux fluctuations de leurs humeurs, enfin adoptée sur le mode de ce qui va de soi.
Comme le dit Simmel lui-même, "la liberté en soi est une forme vide, qui ne devient active, vivante, précieuse qu'avec et par l'augmentation d'autres contenus vitaux." 390 . C'est cette augmentation qu'on désigne ici du terme «individuation». La variation des modes d'«individuation», comme celle des colorations prises subjectivement par l'individualisation, est corrélée à la différenciation des modes de socialisation familiale. Les analyses ont conduit à distinguer deux modes structurellement hétérogènes, qu'on a qualifiés d'individuation «dialogique» et d'individuation «monologique».
L'individuation «dialogique», qu'on pourrait dire «dialectique», constitue l'individu en médiateur, en synthèse vivante entre son groupe d'origine et un autre groupe humain. Pour figurer le processus dans sa genèse historique, on peut prendre l'exemple du «représentant» d'un groupe familial dans une société d'oralité. Devant, entre autres, perfectionner sans cesse son savoir-faire ou en acquérir de nouveaux pour faire reconnaître son pouvoir par autrui et revivifier ainsi la renommée de son groupe, il s'engage dans un processus sans fin de dépassement de soi. La posture concorde dans l'enquête avec une place ambivalente, soit de «représentant» et de «fille», soit de fille d'ouvrier engagée dans des apprentissages intellectuels. Dans les deux cas, l'individu est confronté au défi de concilier pratiquement des desseins contradictoires, honorer ses obligations familiales ou sociales et réaliser son émancipation personnelle. Il est plausible que l'ambiguïté même de la place occupée, de ce nid de contradictions, soit au principe de la dynamique : on a vu qu'elle se bloque, dès que la place s'institutionnalise en «statut», et que les responsabilités deviennent des prérogatives et des privilèges 391 . D'autant plus que, dans le contexte de la «société salariale», le pouvoir tend à se déplacer du développement de la personne aux multiples acquisitions individuelles rendues possibles par la rémunération en argent des activités salariées.
L'individuation «monologique» donne une place stratégique au calcul coût/avantages. Il devient le pivot d'acquisitions nouvelles, dans les limites de la prédéfinition des secteurs et des âges de la vie. Dans l'enquête, il s'actualise à l'adolescence en orientation vers trois objectifs différenciés, concordant avec l'orientation des investissements affectifs. Une première orientation, corrélée à l'importance de la socialisation dans le groupe de pairs, porte à mobiliser le sport et/ou le voyage dans toutes les acceptions du terme, pour dilater le sentiment d'exister. Une seconde orientation configure la réussite scolaire en moyen de concilier liberté de mouvements et légitimité familiale. Une troisième, plus complexe, peut se combiner avec plusieurs visées, dont les précédentes. Elle consiste à transmuer l'avenir des âges de la vie en futur singulier à construire, ce qui implique la capacité à autonomiser mentalement son propre itinéraire de vie, donc la capacité à s'extraire de l'ici et maintenant pour se déplacer librement, en pensée et en imagination, dans toutes les dimensions de la temporalité.
Les deux modes d'individuation peuvent évidemment se combiner dans les socialisations concrètes mais il existe une marque objective de leur hétérogénéité structurelle. Chacune des deux concorde avec un usage différentiel de la langue, qu'on a repéré empiriquement dans les énoncés produits. Comme on l'a indiqué, on peut conceptualiser la différenciation des usages en s'appuyant sur les travaux d'Emile Benveniste, qui complètent ceux de Saussure 392 . Résumons et citons brièvement. Benveniste a mis au jour la particularité des langues humaines par rapport à tous les autres systèmes sémiotiques dans le mécanisme de la double signifiance. Le mode sémiotique est le mode caractérisant le signe en tant qu'unité; le mode sémantique, qui transforme la signifiance sémiotique en insérant les signes dans des relations syntagmatiques, est coextensif à l'énonciation, qui se réfère elle-même à des ensembles socio-culturels extralinguistiques. Chaque mode relève d'une étude différentielle. L'étude sémiotique est formelle. Elle consiste "à identifier les unités que sont les signes linguistiques" — à repérer si l'unité existe dans la langue, ce qui se décide par oui/non (jaune, oui; *saune, non) —, "à en décrire les marques distinctives et à découvrir des critères de plus en plus fins de la distinctivité". Par là chaque signe sera appelé à affirmer toujours plus clairement sa propre signifiance au sein d'une constellation ou parmi l'ensemble des signes.". "L'étude sémantique, étude du sens, correspond au mode de signifiance engendré par le discours. "Les problèmes qui se posent ici sont fonction de la langue comme productrice de messages. Or le message ne se réduit pas à une succession d'unités à identifier séparément; ce n'est pas une addition de signes qui produit le sens, c'est au contraire le sens (l'«intenté»), conçu globalement, qui se réalise et se divise en signes particuliers que sont les mots. En deuxième lieu, le sémantique prend nécessairement en charge l'ensemble des référents, tandis que le sémiotique est par principe retranché et indépendant de toute référence. "L'ordre sémantique s'identifie au monde de l'énonciation et à l'univers du discours". Bref, "le sémiotique (le signe) doit être reconnu; le sémantique (discours) doit être compris". 393 .
L'individuation «dialogique» est intimement liée à l'acquisition de compétences à la fois cognitives et discursives, rendant apte à improviser et concevoir en même temps des messages dont le sens n'est pas prédéfini par le cadre étroit de l'interaction 394 . Elle est favorisée à la fois par les interactions qui outrepassent l'entre-soi et par la prise de parole en public. Comme on a vu, tout le monde n'est pas porté à se hasarder dans ces traverses. L'individualisation, à elle seule, n'y incite pas plus que son absence. L'individuation «monologique» non plus. Dans ces cas, la langue risque d'être identifiée à un système sémiotique simple de type oui/non, et son usage, au maniement de mots, de syntagmes et de phrases qui sont reconnus parce qu'ils ont déjà été entendus ou lus dans de multiples circonstances. Les compétences sont celles d'un auditeur ou d'un lecteur de messages simples, mais non d'un locuteur ou d'un auteur.
L'analyse conduit à restreindre la valeur de l'opposition entre ordre de l'oral et ordre du scriptural. Le saut le plus significatif entre les compétences langagières sépare le niveau subdiscursif du niveau discursif. Alors que la perpétuation de l'ensemble de schèmes incorporés s'accorde avec l'individuation monologique, une reconfiguration incessante du cosmos de références, corrélée à l'énonciation discursive dans l'ordre de l'oral ou à l'intertextualité dans l'ordre du scriptural, coïncide avec l'individuation dialogique 395 .
G. Simmel, Philosophie de l'argent, trad. franç., PUF, Paris 1987, en particulier le quatrième chapitre "La liberté individuelle", pp. 345-444 et un fragment du cinquième chapitre "L'équivalent monétaire des valeurs personnelles", pp. 499-518. On a vu que l'expérience des petits boulots transforme le rapport d'Assia adolescente à son père. L'argent de la rémunération, qui rend possibles les voyages en vélo, est en même temps le ressort de l'émancipation de la tutelle familiale. De même, l'expérience du salariat transforme le rapport des paysans algériens au travail de la terre. Tel ce villageois possédant une paire de bœufs, qui, en 1963, "laboure pour les gens à raison de 2 500 anciens francs par jour et demande 3 000 francs en période de Ramadan (en compensation des repas qu'il ne prend pas) (...) Or réclamer une indemnité en argent pour le repas qui associe tous ceux qui ont participé à un travail collectif constitue déjà une innovation scandaleuse; mais, en outre, la paire de bœufs cesse d'être l'orgueil du propriétaire foncier, au titre de symbole de son honneur de paysan, pour devenir une source de revenus monétaires". P. Bourdieu, A. Sayad (1964), p. 71.
"Si la liberté c'est avant tout l'indépendance par rapport à la volonté d'autres personnes, elle commence par l'indépendance par rapport à la volonté d'autres personnes bien déterminées. Non dépendant est le colon solitaire dans la forêt germanique ou américaine; indépendant, au sens positif du terme, est l'homme des grandes villes modernes : ayant besoin, certes, d'innombrables fournisseurs, travailleurs et collaboratieurs, sans lesquels il serait tout à fait désemparé, il est avec eux cependant uniquement dans un lien absolument objectif et médiatisé par l'argent, de sorte qu'il ne dépend pas d'un quelconque particulier en tant que personne déterminée, mais seulement de la prestation objective, exprimée en valeur monétaire, qui, en tant que telle, peut être fournie par telle ou telle personnalité, quelle qu'elle soit.", G. Simmel (1987), p. 369.
G. Simmel (1987), p. 507.
P. Bourdieu (1980,1). "Aux relations entre des agents indissociables des fonctions qu'ils remplissent et qu'ils ne peuvent perpétuer qu'en payant sans cesse de leur personne, l'institutionnalisation substitue les relations strictement établies et juridiquement garanties entre des positions reconnues, définies par leur rang dans un espace relativement autonome de positions et existant de leur existence propre, distincte et indépendante de leurs occupants actuels et potentiels, eux-même définis par des titres qui, comme les titres de noblesse, les titres de propriété ou les titres scolaires, les autorisent à occuper ces positions.", p. 227.
Cf supra, introduction. Un repérage systématique des traits distinctifs entre les énoncés dépasse le cadre de la recherche.
E. Benveniste "Sémiologie de la langue" (tome 2, réimpression 1980), citations, p. 64-65. Cf. également, "La forme et le sens dans le langage", pp. 214-238 (tome 1, réimpression 1976); "Les niveaux de l'analyse linguistique", pp. 119-131 (tome 2, réimpression 1980).
Dans un contexte historique où le savoir n'était pas encore divisé en disciplines autonomisées, Ibn Khaldûn, né lui-même au XIVe siècle dans une famille noble, associait une bonne formation "scientifique" aux vertus des interactions langagières plutôt qu'à celles du par cœur : "L'entraînement convenable le plus simple, c'est sans doute l'exercice de la parole dans les conversations et les débats scientifiques. C'est ainsi qu'on se rapproche du but et qu'on parvient à l'atteindre. Il y a des étudiants qui passent leur vie suivre des réunions savantes, mais qui se tiennent cois et ne prennent aucune part active aux discussions. Leur affaire, c'est d'apprendre par cœur — beaucoup plus qu'il n'est nécessaire. Après leurs études, ils sont incapables de converser, de controverser et d'enseigner, fautre de formation pédagogique convenable. Ils peuvent bien en savoir plus long que d'autres, à force de s'en remettre à leur mémoire, mais l'entraînement scientifique est tout autre chose.", Discours sur l'histoire universelle, trad. fçaise V. Monteil, seconde édition, Sinbad, Paris, 1978, tome 2, p. 892.
Sur l'intertextualité, Cf T. Todorov (1981), pp. 95-99. Sur les interactions entre le système de classification du monde véhiculé par le système d'une langue particulière et le réaménagement continu de ce système sous l'effet de l'action humaine, cf. M. Sahlins, "Catégories culturelles et pratiques historiques", Critique n° 456, mai 1985. "(...) Dans un système culturel, le signe a une valeur conceptuelle fixée par l'opposition à d'autres signes de la langue, tandis que dans l'action, le signe représente également un «intérêt», ce qui fait sa valeur instrumentale pour le sujet agissant. Ainsi hasardé dans l'action, le signe est soumis à une autre sorte de détermination, à savoir aux processus de l'intelligence humaine. (...).", pp. 548.