«équilibrages archéomodernes» Temps1

Les conduites et les représentations définies par la dimension «équilibrages archéomodernes» Temps1 (n=9) sont à la charnière entre plusieurs mondes. D'une part, les filles ont occupé, pour la plupart, une place distinctive dans la famille, d'autre part, elles font partie des premières générations de filles d'ouvriers qui ont fait des études menant au bac. Elles ont des arbitrages à faire à l'entrée dans la vie adulte, à la différence des femmes représentées par l'enquête d'Olivier Schwartz qui sont leurs presque contemporaines 399 . Ces dernières, souvent filles de mineurs du Nord de la France, n'avaient pas d'autre choix que de reconduire le schéma maternel.

‘Pour ces filles de mineurs nées au milieu des années 1950, non seulement le mariage est le seul horizon imaginable — la préparation au CAP est envisagée exclusivement pour les garçons —, mais il a l'avantage de les émanciper d'une tutelle maternelle à deux boucles. Dès la fin de l'obligation scolaire, elles ont travaillé à l'usine au service du groupe familial, faisant matin et soir le trajet en car de la mine jusqu'à l'agglomération lilloise. Elles devaient «rendre» leur paie à la mère, comme les garçons assignés eux aussi à cette obligation, mais contrairement à eux, elles continuaient à être traitées en enfants — astreinte aux travaux ménagers, limitation du droit de sortir, refus par les mères d'une vie sexuelle sous les auspices de la pilule. Le mariage n'est donc pas perçu par elles comme un assujettissement à l'ordre des choses, il prend la valeur d'un «programme positif», vers lequel elles précipitent leur partenaire sexuel par une grossesse vraie ou feinte. Après le mariage, le nouveau couple reconduit la division sexuelle du travail, travail salarié du mari dans l'espace du dehors, travail non salarié de la femme dans l'espace domestique. Dans cet exemple, les seuils décohabitation-mariage coïncident donc avec le seuil fin de vie professionnelle. La légitimation des filles tient au statut de femme mariée et mère, et à la reconnaissance dans la sphère de la famille et du voisinage.’

Dans la sous-population étudiée, trois déterminants conditionnent les conduites de décohabitation, le désir de secouer la tutelle familiale, les nécessités économiques, les représentations hétérogènes de la légitimité sociale qui ont été intériorisées — l'inscription dans la communauté familiale transgénérationnelle et/ou l'autonomisation individuelle corrélée à la majorité juridique et à la capacité économique. On étudiera tout d'abord, à titre exploratoire, le sous-ensemble formé par les décohabitations des deux dyades de sœurs. Puis, on prendra appui sur les premiers résultats pour analyser le sous-ensemble restant, spécifié par l'occupation d'une place distinctive dans la famille (n=5).

Entre la date des décohabitations d'Isabelle et d'Inès — 1972 et 1973 — et celle des décohabitations de Nacera et d'Amel — 1985 — plus d'une décennie s'est écoulée. Au début des années 1970, les normes de l'«établissement» prévalent encore en milieu ouvrier, pour les filles comme pour les garçons. La légitimité s'appuie sur deux piliers comme l'indique la quasi-synchronie, d'une part entre la fin des études et l'entrée dans l'emploi, d'autre part, entre le départ de chez les parents et le début d'une cohabitation conjugale entérinée par un acte et/ou un rite de mariage, mais ces piliers sont hiérarchisés. La légitimité salariale a le pas sur la légitimité familiale : avant de s'associer pour fonder une famille conjugale, les futurs conjoints sont censés être sortis du système scolaire munis d'un titre valorisable sur le marché du travail et être entrés l'un et l'autre dans un emploi stable 400 — être actifs — le futur conjoint-homme ayant en outre accompli son service militaire, désormais dénommé service national. Cette hiérarchisation inscrit dans le champ des possibles l'autonomisation des femmes par rapport à la tutelle parentale et à la tutelle maritale masculine. Elle rend caduque leur ancienne valeur d'objets d'échange scellant les alliances entre clans et lignages. La division sexuelle du travail, qui a eu pour effet, dans les «foyers domestiques» 401 , d'affecter à l'homme le travail productif — qui donne accès aux échanges marchands — et à la femme le travail improductif, se complexifie. Juridiquement, les individus majeurs jouissent des mêmes droits, quel que soit leur sexe. A condition d'avoir la «capacité» d'exercer ces droits et d'être aptes à les convertir en capacité économique, ils ont le pouvoir de quitter le domicile parental et de disposer d'un domicile propre tout en restant célibataires. Cela quoi qu'en pensent les parents. Les institutions juridico-économiques supplantent le contrôle familial.

Au début des années 1970, dans le milieu ouvrier d'Isabelle et d'Inès, il était inconcevable de partir de chez ses parents sans se marier. Elles se sont l'une et l'autre conformées aux usages. Dans les deux cas, la légitimité salariale a primé sur la légitimité familiale : quand elles ont quitté le domicile parental pour le domicile conjugal elles avaient un emploi stable . En 1985, Nacera et Amel n'ont pas hésité à s'autonomiser malgré l'avis contraire de leur mère. La décohabitation de Nacera était en conformité avec la légitimité salariale, aucune des deux ne l'était avec la légitimité familiale.

‘— L'aînée Isabelle s'est mariée quatre ans après la sortie du lycée et la première embauche (1972) : pendant cette période, son salaire contribuait à faire vivre la maisonnée, à un moment où le père venait de tomber gravement malade. La conduite, homologue aux conduites décrites par O. Schwartz, est en phase avec le contexte antérieur à l'équilibrage de la société salariale, où la précarité était inhérente à la condition ouvrière. Les mères différaient le mariage des grands enfants sortis de l'école et travaillant en usine, parce que leur départ allait tarir une source de revenus 402 . A la différence de sa sœur, Inès s'est mariée et a décohabité moins d'un an après la sortie du lycée et l'entrée dans la vie active (1973). Les quatre seuils étaient en synchronie.’ ‘— Nacera a décohabité à 24 ans pour vivre avec son partenaire. Sortie de l'école à 16 ans, elle occupait depuis six ans un emploi de service dans une famille. Avant de partir, elle avait mené à bien sa naturalisation et la location d'un appartement dans le quartier de Villeurbanne où résidaient déjà plusieurs membres de sa famille. Les conjoints se sont installés dans l'appartement sans juger nécessaire de légitimer l'union. Amel a décohabité à 22 ans, après sa réussite au BTn. Elle s'est inscrite en DEUG d'histoire. En tant qu'animatrice vacataire, elle avait obtenu un appartement HLM situé à Vénissieux. Pour vivre, elle avait une bourse d'étudiant 403 .Au terme d'une expérience de trois ans, dont la location d'un studio à Lyon pendant une brève période, elle a organisé un arrangement complexe articulant autonomie personnelle et solidarité familiale. Elle cohabitait avec sa mère divorcée dans un appartement HLM qu'elle avait loué à son nom.’

Indépendamment de la différence de contexte socio-historique, on remarque que la différenciation des décohabitations d'Inès et d'Amel est corrélée à la différenciation place de «fille» vs place d'«individu». Inès se soumet d'elle-même aux règles implicites de son milieu. En dépit de sa réussite scolaire objective, elle recule à l'idée d'entreprendre des études supérieures, c'est-à-dire de prendre une voie non frayée par les aîné(e)s, et devient active dès qu'elle sort du lycée. Et elle se marie à la fois parce que le mariage lui permet de s'émanciper de la tutelle familiale en toute légitimité et que la cohabitation avec son petit ami lui paraît désirable. Les dés sont jetés. Amel poussée en avant par le désir d'apprendre et d'être libre, prend le risque de vivre presque sans argent.

‘— "Comment je pourrais dire sans être péjoratif. On nous a mariés. Bon je m'entendais très très bien avec lui bon ben je l'aimais hein, et puis j'avais quoi j'avais 19 ans. Il venait tous les jours à la maison et tout, lui m'avait présenté donc j'allais chez ses parents et puis on nous a parlé de fiançailles. Ça nous est tombé dessus comme ça et puis de toutes façons moi j'avais qu'une envie c'était de vivre avec lui. Je voulais plus rester chez mes parents j'avais vraiment besoin de liberté quoi." (Inès)’ ‘— "Comment ça s' est passé quand vous avez cessé d'habiter avec votre mère?’ ‘— Ça a été très difficile, je dirais même maintenant que si c'était à refaire ben je le referais pas (rire). Non c'est vrai que c'est difficile de concilier ses études et de vivre seule ou avec quelqu'un, d'avoir un appartement en vivant sur une bourse. Même c'est pratiquement impossible quoi parce que vous vivez pas, vous avez trop de soucis pour pouvoir vous consacrer complètement à vos études.’ ‘— Des soucis financiers?’ ‘— Oui bien sûr.’ ‘— Comment ça vous était venu de décider de partir?’ ‘— Ben... comment ça nous était venu... parce qu'on en avait marre tout simplement on supportait plus la vie de famille on voulait être indépendantes normalement... enfin je ne sais pas si c'est normal mais... peut-être pas normal chez une famille maghrébine mais... en réaction peut-être par rapport à notre père peut-être aussi.’ ‘— Vous aviez quel âge?’ ‘— C'était en 85... 22." (Amel)’

Les décohabitations de Nacera et Amel sont corrélées l'une et l'autre à une place d'individu, mais seule l'autonomisation d'Amel est risquée. Est-ce qu'on repère une différenciation homologue en comparant les décohabitations corrélées à une place de «représentant»? Commençons par le sous-ensemble regroupant les décohabitations de Nora de Gabrielle et d'Assia.

Nora (fille-représentant, organisation «acéphale), comme Inès ( fille, organisation «autocéphale»), se marie pour partir de chez ses parents et être indépendante. Mais tandis qu'Inès et son futur conjoint n'ont eu aucune peine à aligner leurs conduites à la fois sur les normes familiales et sur les normes salariales, Nora a dû convertir son partenaire au mariage pour concilier sa liberté de mouvements avec la légitimité familiale. Du coup, les jeunes gens ont scotomisé la dimension de la légitimité salariale. A l'inverse, Gabrielle a concilié liberté personnelle et légitimation salariale, mais escamoté la légitimation familiale. Elle a loué un appartement quelques mois après son embauche sur un emploi stable. Elle avait pris soin de préparer un discours visant à rassurer le père et à obtenir son aval. Mais, ne s'étant jamais émancipé lui-même, celui-ci a interprété le geste de sa fille «aînée» comme un outrage à ses prérogatives de chef de famille et il a banni la fautive hors de la communauté familiale. Les relations entre les parents et leur fille ont été rompues pendant neuf mois.

‘"— (...) Pouvoir accueillir des gens, pouvoir me dire “Ce soir eh bien je peux me permettre de traîner de passer... aller boire un coup sans angoisse “Merde je vais rentrer chez moi à telle heure, mon père va m'engueuler ma mère...”. A 20 ans hein. Pour moi l'important c'était de ne plus avoir ce genre de soucis là, pouvoir gérer mon temps librement.’ ‘— Te marier une des raisons c'était ça?’ ‘— Oui, de partir de chez mes parents et de... ben de pouvoir vivre. Pas seule malheureusement, parce que c'était pas possible il fallait que je parte dans les normes. Mais bon c'était pour moi une solution.’ ‘— Et puis quand ça a été possible de traîner tu... ’ ‘— J'ai rien fait, parce que je me suis retrouvée confrontée à la réalité, payer le loyer bouffer et puis bon les problèmes de la vie quotidienne. Avec ça il a fallu que je travaille que je fasse des petits boulots du ménage garder des petits vieux vraiment n'importe quoi, donc je suis tombée dans la routine." (Nora,)’ ‘— " Bon c'est vrai qu'on a fait des choses bon, on a pu sortir faire des petits voyages mais bon phou c'était rien quoi. C'était tellement simple et tellement... tellement innocent que je... même jusqu'à présent je me dis “Je comprends pas pourquoi ce sont des choses qui nous aient été interdites, alors que bon c'est tellement simple... et puis bon souvent les rêves on ne peut pas tous les faire parce que ça demande du fric, et quand on n'en a pas même si on est libre c'est pas évident" (Nora)’ ‘— "C'est quelque chose qui me trottait dans la tête depuis longtemps hein les françaises à 18 ans elles avaient leur majorité elles faisaient ce qu'elles voulaient, elles prenaient des appartements les parents applaudissaient c'était ce que j'avais dans la tête. Chez nous on s'en va pas comme ça on est bien chez ses parents donc si on s'en va c'est pour se marier il faut une raison valable. Pfou ça s'est mal passé parce que j'ai commencé à chercher un appartement donc je travaillais déjà et d'une, je serais pas partie non plus j'étais assez, c'était pas l'aventure c'était bien programmé mes trucs hein, j'ai commencé à travailler j'ai commencé à avoir un salaire, ma sœur devait se marier là au milieu donc il fallait que je parte après que ma sœur soit mariée pas perturber la fête hein j'avais ça en tête donc j'ai commencé à chercher un appartement comme ça toute seule sans le dire à mes parents. J'en ai trouvé un, mes frères sont venus m'aider à réparer l'appartement sans le dire à mes parents, j'ai commencé à acheter vaisselle serviettes éponge le pot à sel et le sel dedans et l'appartement s'est trouvé prêt Il y avait pas la flûte de pain mais presque hein... et j'arrivais pas à leur annoncer. C'était horrible. (...) C'est un dimanche soir après un film de huit heures et demie, ils étaient tous les deux assis sur un canapé je dis "Voilà papa et maman à partir de lundi j'ai un appartement je vais habiter dans mon appartement", je leur ai dit "Cet été on part en vacances ensemble je vous emmène en voiture, le week-end je viens à la maison, je pars mais on reste en bonnes relations, je pars c'est pas pour aller faire des bêtises, je pars mais je travaille donc j'aurai pas de problèmes comme vous avez pu avoir à un moment, je pars avec tout ce qu'il faut et je suis sérieuse." Et là je me rappellerai toujours ma mère m'a dit que j'étais une pute un truc comme ça, mon père m'a dit “T'as besoin d'argent?”. J'ai dit “Non papa merci”. “Est-ce que tu veux prendre des meubles des choses dans ta chambre?” J'ai dit “Non papa c'est bon” il a dit “Bon voilà tu t'en vas mais tu remets plus les pieds ici” . " (Gabrielle)’

La décohabitation d'Assia (place de représentant, organisation «autocéphale») se distingue des deux précédentes. Elle inaugure la phase de «jeunesse» conceptualisée par Olivier Galland, mais sans conflit entre fille et parents. Probablement parce que le parcours du père l'incluait aussi. Dans la restitution que fait Assia de ce parcours, il est structuré par la césure entre deux périodes contrastées : la vie de «jeune homme» et la vie de père et chef de famille qui l'a suivie 404 . On a observé la même structuration dans des récits produits pour restituer leurs propres parcours par d'ex-lycéens dont les pères ont émigré dans les conditions du deuxième «âge». Dans ce canevas d'ordre idéaltypique, la liberté et les dérives de la vie de «jeune homme» s'opposent aux responsabilités, à la pratique religieuse et au sérieux de la vie d'homme fait, devenu père 405 . Dans le cas du père d'Assia, l'expérience de la vie de «jeune homme» s'est articulée à la dissociation de deux lignes dans la vie de l'adulte et corrélativement de deux statuts, celui de salarié stable dans l'espace du dehors, celui de chef de famille dans l'espace du dedans. Le chemin à suivre était donc montré à Assia par celui du père. "Elevée comme un garçon", elle était virtuellement autorisée à mener elle aussi une vie de «jeune homme» légitimée par le statut d'«actif» et à résider dans un appartement à son nom jusqu'à son mariage. Elle avait d'ailleurs annoncé à l'avance à ses parents qu'elle agirait ici. La pierre d'achoppement, au moment où elle a abandonné les études, était de passer de la vie festive 406 à la discipline d'une vie réglée par le travail. Sa première vie de «jeune homme», taillée sur le modèle de l'émancipation paternelle, a été un rude apprentissage sur le tas qui a duré un an et qu'elle nomme son "année sabbatique". A trente ans de distance, réinventant le voyage du père, embauché le temps de la tournée d'un cirque sur les routes de France et d'Allemagne, elle a sillonné les Alpes du Sud en subvenant seule à ses besoins. Au terme du voyage, elle était prête à la discipline du salariat.

‘— "J'avais toujours dit à mes parents “Le jour où je trouve un travail je prends mon appartement“. C'était deux mois après mon entrée à C., en 82 donc. J'ai dit à ma mère que j'avais pris mon appartement donc j'étais en train de nettoyer, elle me dit “Si t'as pris un appartement t'as qu'à y aller“. Je luis dis “Ben oui“, et j'ai pris mes clics et mes clacs. Au bout d'une semaine elle est venue me chercher à C., c'est vraiment une bagatelle hein. Par contre ils ont mis très longtemps avant de mettre les pieds chez moi parce que c'est une maison de célibataire parce que c'est pas... parce que c'est pas bien de vivre seule déjà, bon même une femme qui est veuve même un homme tout seul, c'est pas bien de vivre seul dans un appartement. Mais ça c'est de la superstition hein." (Assia)’ ‘— "Je crois que si après avoir laissé tomber l'école comme ça je m'étais mise tout de suite à travailler ça aurait été la catastrophe, parce que j'ai eu un an pour ne pas regretter. J'ai eu un an où j'ai vécu ma vie à moi sans être assistée par qui que ce soit, donc il y avait des hauts et des bas hein de toutes façons hein. Je crois que c'est cette année-là qui m'a donné la vraie carapace pour la suite quoi.’ ‘— Et ça n' a pas posé de problèmes que tu partes?’ ‘— Dès que ça commençait ah ah ah je partais, donc ils savaient qu'il fallait plus rien dire (rire), mais j'étais... en fait j'ai été élevée comme un garçon c'est ce que je disais, et puis quand il m'a dit “Stop t'es une fille c'était trop tard” . Et puis ça je leur ai bien fait comprendre, donc quand ils recommençaient un petit peu à me remettre la main dessus comme ça je discutais plus quoi je partais; par contre ils savaient toujours où j'étais." (Assia)’

Bref, Nora (fille-représentant), en se mariant, reconduit le mode de décohabitation de sa mère et de son père. Gabrielle et Assia (représentant) s'autonomisent l'une et l'autre quand elles entrent dans un emploi stable, mais l'une imite les Françaises de son âge tandis que l'autre reconduit les conduites de «jeune homme» de son père : la décohabitation de la fille, inacceptable pour le premier père est acceptée par le second. Faut-il conclure que le mode de décohabitation légitime reconduit celui de la mère ou celui du père selon que la place occupée a valeur de fille-représentant ou de représentant? Dans le cas d'une place de représentant, il faut plutôt se référer aux représentations intériorisées de la légitimité que mettent au jour les conduites des pères. Vraisemblablement, le père de Gabrielle, reconduisant l'ordre de la famille-communauté identifie sa légitimité sociale à sa qualité de chef de famille exclusivement — le travail ayant valeur de devoir moral et religieux. Le père d'Assia au contraire, additionne statut de chef de famille dans l'espace-temps domestique et qualité de salarié stable dans l'espace-temps public, se référant à son insu à l'équilibrage de la famille-association. De façon homologue, Gabrielle souhaiterait combiner en un seul et même ensemble reconnaissance professionnelle et légitimité salariale, et rejette du même coup la légitimité conjugale 407 , tandis qu'Assia articule les deux ressorts de légitimation avec l'émancipation personnelle.

Le troisième sous-ensemble est constitué par les cas de Leïla (place de fille-représentant) et de Malika (place de représentant), à première vue homologues à ceux de Nora et d'Assia. Ils s'en distinguent néanmoins. Dans les deux familles, l'organisation «autocéphale» s'est combinée avec des régulations qui favorisaient l'individuation des filles aînées exerçant des responsabilités de «représentant» 408 . Quand elles ont grandi, des interactions personnelles conflictuelles se sont instaurées entre elles et le parent exerçant personnellement l'autorité, la mère dans le premier cas, le père dans le second.

La décohabitation en deux temps réalisée par Leïla est le produit indirect des discussions et négociations menées entre mère et fille, depuis l'adolescence de celle-ci. Pour participer pleinement aux travaux de l'équipe d'animation et faire sur le tas son apprentissage du travail social, il lui fallait une liberté de mouvements qui ne fût pas entravée par des horaires strictement prédéfinis. Elle l'a peu à peu obtenue 409 . Le dernier épisode — elle venait d'être nommée à 24 ans sur un premier poste stable d'animatrice — a été la sous-location d'une chambre, dans un appartement appartenant à la directrice de l'équipe d'animation. Cette décohabitation partielle, légitimée par l'activité professionnelle et ses prolongements, restait officieuse. Le départ officiel du domicile de la mère a eu lieu, conformément aux usages, après le mariage religieux.

‘— "Je suis pas partie hein en fait j'ai eu un accord avec ma chère maman. J'avais 25 ans quand même (rire) donc j'étais autonome je gagnais très très bien ma vie. [Bianca] avait un appartement qu'elle avait toujours gardé, moi j'avais besoin de travailler parce qu'à la maison je pouvais pas, et puis bon j'en avais marre aussi. Je sortais il y avait plus de problème de... ma liberté je faisais ce que je voulais je découchais je faisais ce que je voulais. Donc je restais de temps en temps je découchais je restais là-bas je travaillais avec Bianca pour lire pour voir d'autres gens etc, parce qu'en même temps c'était un peu notre lieu quand on faisait des projets, quand on faisait des trucs avec les gamins pour le travail." (Leïla)’

Malika adolescente n'a pas pu engager avec son père une négociation du même type que celle de Leïla avec sa mère. Dans son cas, la socialisation est structurée par la coupure entre d'une part le temps paisible de l'enfance, éclairé à la fois par l'amour des parents et les responsabilités-privilèges d'«aînée», d'autre part, la longue bataille de l'adolescence qui l'a opposée au père, et au terme de laquelle ni l'un ni l'autre n'ont eu le dernier mot 410 . La décohabitation a été partie intégrante du conflit. C'est un processus en trois étapes. Dans un premier temps, l'enjeu, pour l'«aînée», est de prouver urbi et orbi qu'elle est une personne responsable et autonome et non une «jeune fille» irresponsable comme son père la traite. Elle fugue peu après son retour en France après avoir prévenu sa mère, et s'embauche dans un hôtel comme femme de chambre pour payer son hébergement en foyer. Le père, dépassé par les événements, se replie en Algérie avec femme et enfants. Pas plus que le père de Gabrielle, il ne peut imaginer que les filles, plus généralement que les enfants, osent s'affranchir des tutelles dont lui-même ne s'est pas affranchi, et qu'ils bousculent les prérogatives de chef de famille incarnées dans sa personne. Dans un second temps, après sa rencontre avec un fils de migrant algérien qui a fugué pour les mêmes raisons qu'elle, l'enjeu, pour Malika, devient de reconquérir une place légitime dans la famille. Elle clôt l'épisode de la fugue-émancipation en se mariant à 20 ans avec le garçon qui est un partenaire licite, et en procréant un enfant à 21 ans, en parfaite conformité avec les obligations familiales : elle s'est «réaffiliée» au groupe d'appartenance. Le père se réconcilie avec sa fille à la naissance de l'enfant, le dialogue conflictuel verbal va commencer. Le troisième temps est celui de la légitimité salariale. La jeune femme est embauchée sur CDI à 23 ans après un rapide apprentissage professionnel.

‘— "Et quand est-ce que ça s'est arrangé avec ton père?’ ‘— L'année d'après [le mariage] — c'est-à-dire que j'ai toujours su que mon père m'aimait quand même autant. Il aime tous ses enfants mais je pense qu'il m'admirait et jusqu'à présent je suis un petit peu le profil de ce qu'il aurait voulu être. J'ai jamais été une enfant pénible j'ai toujours été «bien» jusqu'à 20 ans, donc ça les a époustouflés ce qui s'est passé ils ont pas compris. Mais malgré tout, dans ce que je faisais après, quand j'ai quitté mes parents, j'ai quand même réussi ma vie pour eux parce que bon j'ai rencontré un jeune homme qui était pas trop mal euh qui... après on s'est trouvé un petit appartement je le tenais bien, et puis j'ai trouvé du travail, en fait on vivait notre vie bien donc il avait rien à reprocher en fait. … Et mon père donc mon père revenait régulièrement, et je savais où le trouver. Avec mon fiancé qui est après devenu mon mari, tout le temps on allait le harceler. Mais on se faisait jeter, mais dingue hein “Je veux plus te voir ça m'intéresse pas t'es plus ma fille etc”. Et moi j'insistais, je savais qu'il allait de temps en temps au marché Grandclément, j'y allais. J'étais derrière mais je le harcelais. Comme ça hein pour qu'il me regarde franchement, et puis bon combien de fois il a éclaté de rire. (...) Et bon je suis tombée enceinte et j'avais quand même toujours des liens avec mon frère qui vit ici, et mon frère devait quand même leur raconter qu'il me voyait que ça allait bien etc... et quand j'ai accouché... j'ai accouché un lundi le mardi soir il est venu me voir quoi, il pleurait il pleurait. Il me dit “Je viens pas pour te voir je viens voir le bébé”... bon viens c'est tout (rire). Et depuis depuis ça c'est arrangé quoi." (Malika)’

Revenons sur les décohabitations d'Assia et de Malika, conditionnées par les rapports entre un père et sa fille dotée d'une place de «représentant». Leur analyse comparée fait ressortir l'hétérogénéité des cosmos de sens intériorisés, eux-mêmes corrélés à l'hétérogénéité de ceux des pères.

‘— Le père d'Assia s'est adapté à l'économie monétaire. Il met implicitement en rapport le travail et la rémunération du travail. Son assiduité auto-contrôlée lui donne la liberté de traiter ses patrons cavalièrement, le salaire régulier produit par son activité professionnelle lui permet de remplir ses obligations familiales en assurant durablement le bien-être économique des siens. La mutation des conduites pratiques et la mutation des schèmes mentaux vont de pair. La conduite d'Assia montre que pour elle, la notion abstraite de rapport salarial est pensable.’ ‘— Le père de Malika, bien qu'il autonomise les deux mondes de son existence sociale — le milieu professionnel et la famille — sur le modèle des deux espaces du dehors et du dedans, identifie sa légitimité au seul «statut» de chef de famille. S'il peut abandonner le travail sans s'estimer socialement déconsidéré, d'autant plus que le patron continue un temps à l'honorer en venant s'asseoir à sa table, c'est vraisemblablement parce qu'il n'établit pas de lien direct entre son activité professionnelle et ses fonctions économiques de chef de famille, fonctions objectives dans le contexte de l'immigration. S'il brigue l'estime de son patron et de ses collègues, c'est en tant que chef de famille. A la maison, il impose son autorité à sa femme et à ses enfants, parce qu'il estime que le maintien de son statut dépend de leur allégeance renouvelée, réplique de sa propre allégeance à son frère aîné. Malika brigue elle aussi l'estime d'autrui, et n'admet pas que le père la lui refuse a priori, en raison de sa sexuation féminine.’

Assia imite un schème d'entrée dans la vie que le récit paternel a rendu pensable — le voyage d'initiation —, sans jamais discuter avec le père en chair et en os ni avec la mère. Comme elle le dit dans l'entretien, sa tactique, quand sa liberté de mouvements est remise en cause par les parents, est de se taire et de partir. Malika, au contraire, tente d'établir avec son père un dialogue de personne à personne, comme Leïla peut le faire avec sa mère. Elle refuse de céder à la volonté du père pour la simple raison qu'il est le père, mais elle est prête aux compromis. Les deux exemples rendent sensible le clivage qui sépare l'individuation monologique et l'individuation dialogique 411 . La première posture, corrélée à un point de vue autocentré, enclôt les conduites dans le système de dispositions incorporées. La seconde, qui suppose des discussions et des négociations dans des contextes où les rapports de force sont neutralisés — donc des compétences discursives —, contraint à se décentrer pour comprendre le point de vue de l'autre. De ce fait même, elle contient la possibilité pour les négociateurs de modifier partiellement l'architecture du cosmos de sens qu'ils ont intériorisé.

Bref, les modalités empiriques de décohabitation agissent comme un révélateur, elles mettent au jour les rapports étroits qui s'établissent entre les modes de socialisation primaire d'une part, les équilibrages variés réalisés entre émancipation de la tutelle parentale, légitimité dans la société globale et légitimité familiale d'autre part.

— L'orientation de la décohabitation vers la modalité «établissement» ou vers la modalité «autonomisation» est corrélée à l'opposition place de «fille»-(représentant) vs place d'«individu»-(représentant). Un clivage homologue traverse les deux modalités. La conversion de facto des parents à la logique de la légitimité salariale c'est-à-dire à la forme famille-association — même si l'hysteresis de dispositions accordées à la forme famille-communauté se manifeste dans la conduite du père à la maison et dans le voisinage —, amène les filles à désirer additionner les deux vecteurs de légitimité (salariale et familiale-conjugale). Au contraire, la persistance à la génération précédente de la forme famille-communauté les porte à asseoir la légitimité sur un seul pilier : à s'orienter soit vers la légitimation familiale et la décohabitation-«établissement» (place de fille-représentant), soit vers la légitimité professionnelle-familiale (mais non conjugale) et la décohabitation-«autonomisation» (place de représentant).

— La décohabitation-«autonomisation» risquée, précédant l'accès à un emploi stable est corrélée à une place d'individu ou de représentant. Liée à une individuation dialogique qui a débuté avec la socialisation primaire et qui inclut une expérience plus ou moins dure de conflit, elle déclenche un processus d'arbitrages successifs visant à articuler ressorts pluriels de légitimité et singularisation personnelle.

Notes
399.

Cf. O. Schwartz (1990), p. 177, plus largement pp. 176-195.

400.

Sur le «rapport salarial fordiste», cf. supra, note 99. Sur la catégorie d'«actif», cf. C. Topalov, "Une révolution dans les représentations du travail," "l'émergence de la catégorie statistique de «population active» au XIXe siècle en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis", Revue française de sociologie, XL-3, 1999.

401.

Cf. supra, note 198. Les ménages conjugaux de deux salariés apparaissent historiquement à un moment où le mode de production capitaliste est devenu prééminent. Wallerstein souligne que le processus capitaliste s'est appuyé sur la formation de «ménages» plus vastes et plus composites que les cellules conjugales. "En fait, la marchandisation du travail s'accompagnait d'une refonte des formes de l'économie de «subsistance» : dans le mode de reproduction capitaliste, celles-ci ont conservé un rôle majeur pour la reproduction de la force de travail. Pour l'immense majorité de travailleurs, au cours de leur vie, les revenus ne dépendent que partiellement du travail salarié. (...) Les travailleurs se rassemblaient dans des structures complexes qu'on peut appeler des «foyers domestiques», c'est-à-dire des communautés d'individus des deux sexes d'âges divers, qui n'étaient pas forcément liés par la proche parenté ou la même résidence. De manière caractéristique, ces foyers regroupaient des revenus qui provenaient d'origines diverses, dont l'une, encore aujourd'hui, recouvre diverses activités de «subsistance» (sanctionnées par le travail dévalorisé que symbolise le rôle social de la «femme au foyer»). En outre, les revenus du foyer provenaient de la petite production marchande, de rentes, de transferts, de dons — et bien sûr du travail salarié — mais celui-ci restait statistiquement bien moins important qu'on ne l'affirme d'habitude." I. Wallerstein, "Marx et le sous-développement", Impenser la science sociale, Pour sortir du XIXe siècle, trad. franç. PUF, Paris,1995, pp. 188-189.

402.

Cf. supra, note 382.

403.

D'un montant de 1400F par mois en 1986, de 1800F par mois en 1992.

404.

Cf. supra, pp. 52-53.

405.

Il n'est pas interdit d'interpréter les aventures de «jeune homme» comme un avatar des rites masculins d'initiation, dont seule la dimension d'excès est conservée. Dans des sociétés archaïques, pour passer de l'enfance à l'âge d'homme et acquérir le statut d'adulte, les garçons d'une classe d'âge ont à affronter une vie à la dure, dans un espace des marges et pendant un temps prédéfini. Cf. par exemple, P. Vidal-Naquet, "Le cru, l'enfant grec et le cuit" in Le chasseur noir, La Découverte, Paris, 1991, pp. 177-207. Un phénomène, comme la naissance du héros picaresque dans la littérature de l'Espagne du XVIe, fait apparaître une corrélation entre d'une part un réaménagement des aventures de «jeune homme» qui peuvent couvrir la durée de la vie, et une situation de crise. Les structures seigneuriales figées qui persistent en Espagne sont en décalage avec l'économie capitaliste qui se développe alors en plusieurs points de l'Europe. De façon homologue, dans les conduites de certaines des enquêtées, affleure le télescopage entre des ethos contradictoires, l'un en phase avec les sociétés précapitalistes, l'autre avec la société salariale.

406.

Cf. supra, pp. 346-347.

407.

La ferme volonté, montrée par Gabrielle, de ne pas légaliser l'association conjugale avec son compagnon, confirme empiriquement qu'elle rejette la légitimation corrélée au mariage.

408.

On sait que la familiarisation avec une pluralité de régulations et avec le changement de posture selon le contexte a commencé dans les deux cas dès la socialisation primaire.

409.

Sur les discussions entre la mère et la fille, cf. supra, p. 91. On a vu que la mère montrait aux enfants le lien entre l'émancipation individuelle et l'indépendance économique que procure le travail. Cf. supra, pp. 65-66.

410.

Résumons les faits, déjà évoqués. La rencontre inopinée, au cœur de Villeurbanne, de la lycéenne de 2de, bras dessus bras dessous avec son petit copain, et de ses parents déclenche un scandale public. Il est suivi d'un séjour de Malika à la Cité de l'Enfance pendant une semaine; de la «trahison» du père, qui envoie sa fille en Algérie chez son propre frère dès qu'il a réussi à la récupérer; de la stratégie lentement mûrie par celle-ci et réalisée deux ans plus tard : elle annonce qu'elle interrompra ses études si elle n'est pas inscrite comme interne dans le lycée d'une grande ville; le père restant inerte, elle cesse d'aller au lycée. Emu, celui-ci se conduit en père aimant, vient chercher sa fille et la ramène en France, mais il refuse toujours de lui faire confiance. Elle répond en fuguant.

411.

L'hétérogénéité des postures énonciatives fait écho à celle des conduites pratiques. La posture d'Assia tend à objectiviser les expériences et à les constituer en ressources capitalisables; celle de Malika, en concordance avec la dynamique de l'individuation dialogique, complexifie la posture du «narrateur», qui communique une expérience certes singulière mais porteuse d'enseignement pour l'auteur et pour son auditoire. Cf. W. Benjamin, "Le narrateur" (1936), Ecrits français, Gallimard, Paris, 1991, pp. 208-209.