logiques des choix, destins des associations conjugales

On étudiera les variations des choix de conjoint à partir des conditions concrètes de ces choix, c'est-à-dire des circonstances des rencontres, restituées dans les commentaires produits a posteriori 419 . On séparera l'étude des deux sous-ensembles définis, le premier par une décohabitations de type «autonomisation de couple» (n=16), le second, par une décohabitations de type «autonomisation individuelle» (n=10).

Le premier sous-ensemble se divise lui-même en deux, selon que les cas sont spécifiés par «équilibrages archéomodernes» Temps1 (n=4) ou par «société salariale» Temps1 et Temps2 (n=12).

Les quatre premiers cas se différencient par l'origine non maghrébine (Isabelle, Inès) ou algérienne (Nora, Leïla). Les choix d'Isabelle et de sa sœur Inès sont homologues. Ils s'appuient à la fois sur une homogamie sociale dont témoigne la résidence des partenaires dans le même quartier populaire, sur une différenciation des parcours scolaires selon la sexuation et sur des affinités individuelles qui se sont révélées au fil du temps à l'occasion d'activités collectives.

‘Une première sortie en bande, proposée par une copine d'Isabelle habitant le même quartier et élève du même lycée a été autorisée par le père. Les filles sont encore scolarisées — elles font des études de 2d cycle long —, tandis que les garçons travaillent déjà, après leur CAP ou leur CEP, mais n'ont pas encore fait le service national. Commencent alors des sorties régulières à la patinoire, à la campagne et en boîte. Quatre et cinq ans plus tard, les deux sœurs épousent chacune un garçon de la bande. «Ça s'est fait comme ça», disent-elles l'une et l'autre sans s'être concertées.’ ‘— "Le mariage ça s'est fait comme ça, on était bien ensemble on s'entendait bien bon, nos parents s'entendaient bien... c'était le processus normal dans notre éducation." (Isabelle)’ ‘— "Il est parti à l'armée et là je lui écrivais en tant que copine, ensuite il est revenu de l'armée et bon il venait me voir beaucoup plus souvent etc et puis voilà ça s'est fait comme ça." (Inès)’

Les relations de couple sont prédéfinies par une socialisation familiale et scolaire qui a préparé garçons et filles à associer vie adulte et travail, et à la diffusion en milieu populaire d'activités de loisir variées. Les sorties répétées conditionnent les jeunes à «être bien» en couple et à «être bien» avec d'autres couples, avec lesquels ils seront enclins à partager activités sportives et vacances. Elles amorcent un découpage de la vie entre les temps alternés de l'activité professionnelle et des loisirs entre couples.

Le lent processus de familiarisation des futurs conjoints au cours d'activités de loisir partagées est absent dans les deux cas spécifiés par l'origine algérienne. Nora rencontre dans une «bringue» un garçon qui devient son partenaire sexuel; elle le décide au mariage quelques mois après l'avoir rencontré pour pouvoir s'émanciper légitimement de la tutelle familiale. L'absence d'interactions personnelles entre les partenaires va de soi, puisque le mode de socialisation familiale prépare les enfants à s'intégrer dans des collectifs et non à s'individuer. De telles interactions existaient entre les amies de lycée mais non à la maison; ni entre sœurs, ni à plus forte raison entre frères et sœurs. La vie dite privée de chacun(e) a partie liée avec l'opacité du silence et de l'ombre 420 . Dans le cas de Nora, l'accord tacite entre les conjoints ne fait pas difficulté — "C'était un gars de mon origine donc qui a eu plus ou moins la même éducation que mes frères" — , mais le tête-à-tête conjugal est une épreuve. Les deux conjoint sont conditionnés l'un et l'autre à «être bien» soit dans un collectif familial ou de quartier plus large que la cellule conjugale, soit dans un collectif de personnes du même sexe.

‘— "Entre mes frères et sœurs et moi bon il y avait très peu de communication de relations... c'est plus de la pudeur qui nous empêche de nous parler de nous communiquer des choses de nous confier que du respect, et ça c'est beaucoup lié à l'éducation qu'on a eue. Et c'est vrai que j'ai un frère mon frère aîné hein... bon que j'apprécie beaucoup parce qu'il nous a beaucoup apporté quand on était petits, mais avec qui je discute pas. En fait... la relation que j'ai avec mon frère est la même que la relation que j'ai avec mon père, on ne discute que sur des points... obligés quoi, quand on est obligés de se parler. Mais bon il vient jamais me voir quand on se voit c'est chez mes parents, et je sais que si mes parents déménagent on aura vraiment des relations très ponctuelles quoi." (Nora)’ ‘— (...) Le premier appartement qu'on a eu était plus ou moins à la campagne eh ben je ne supportais pas de vivre là-bas parce que c'était trop calme. Pas parce que c'était calme au niveau de l'environnement hein parce que c'était un cadre agréable, mais c'était le fait de me retrouver toute seule, tout seule avec un homme voilà, je supportais pas. Et c'est vrai que là comme je disais la dernière fois j'ai besoin... j'ai besoin d'être entourée d'être avec ma famille d'avoir des... et souvent tous les week-ends on est chez mes parents, j'ai besoin de cette foule de ce monde." (Nora)’

Comme Nora, Leïla épouse son futur conjoint quelques mois seulement après la première rencontre, qui a lieu dans l'appartement où se réunit l'équipe d'animatrices dont elle fait partie et où elle-même sous-loue une chambre. Son choix concilie obligations familiales et attirance amoureuse — les enfants du couple seront légitimes puisque leur père est d'origine marocaine et musulman, le garçon lui-même est beau, rêveur et musicien — , mais il escamote les contraintes de l'association conjugale. Mustapha n'a pas pu, n'a pas su assumer ses responsabilités; il s'est plongé dans un rêve toxicomane pour dénier une réalité trop compliquée et Leïla l'a quitté peu après la naissance de leur fille, faute de pouvoir lui faire confiance au quotidien. Il croyait vraisemblablement avoir épousé une fille "qui avait reçu plus ou moins la même éducation que ses sœurs", alors qu'il avait été élu par une fille individuée dès l'enfance, qui gravitait dans un milieu social de classes moyennes instruites. Les partenaires n'étaient pas du même monde, mais le garçon n'avait ni une expérience suffisante de l'ordre de la société d'accueil, ni les instruments mentaux adéquats pour mettre à distance et interpréter ce qui lui arrivait 421 . Leïla détenait ces instruments. Rétrospectivement, elle analyse les relations sociales qui sous-tendaient les rapports de couple 422 , conceptualisant un savoir à valeur générale à partir de l'expérience empirique : dans la société d'accueil, le rapport différentiel à la langue, c'est-à-dire à la culture savante, est révélateur d'un clivage social.

‘— "J'ai pris un mari complètement différent de moi quoi, je sais pas si moi j'étais différente mais on était quand même deux milieux opposés hein, on était deux milieux opposés. Lui il était en échec scolaire j'appelle ça de l'échec oui, il était en BEP il l'a pas fait son BEP il a pas terminé son BEP donc il était en échec hein, il lit pas il est rêveur il est... tout ce que j'aime bien en fait chez les autres mais quand on vit avec c'est infernal... mais tout ce que j'aime bien chez les autres. Il est musicien il aime bien la musique mais bon tout ce qui est réalité... il est au-dessus de la réalité alors que moi je suis très concrète, mais bon c'est très bien quand on a des amis comme ça mais ça vous implique pas et donc... mais je me suis rendue compte aussi qu'on avait quand même des discussions et bon des fois assez dures." (Leïla)’ ‘— "Je lui disais "Va t'inscrire dans une école va te re-former t'es jeune etc. Et ça l'a vachement perturbé ça, qu'on ne soit pas du même... Par exemple il y a des mots que je comprends pas moi aussi hein, mais bon suivant la phrase tu comprends la signification et puis après tu vas voir dans le dictionnaire. Mais Mustapha ça le perturbait vachement ça le gênait et donc moi j'étais obligée de retraduire. Et bon ça me gênait par rapport aux autres, par rapport à lui et par rapport aux autres, parce que les autres ils s'en foutaient mais il y avait une gêne quoi. Bon moi je comprends le populaire comme je comprends le français, et c'est dur quand tu comprends que le populaire, que tu comprends pas le français. Et pourtant tu est né en France, tu es allé à l'école donc." (Leïla)’

Nora a probablement rencontré son futur conjoint dans une fête ouverte à tous organisée dans un local de banlieue 423 , et Leïla dans un lieu semi-privé. La différenciation recoupe les corrélations mises en évidence par Michel Bozon et François Héran entre les lieux de rencontre des partenaires et les milieux sociaux. Dans les milieux populaires où chacun conforme sa conduites aux normes collectives, on rencontre son futur conjoint dans des lieux publics, ouverts au tout venant; dans les classes moyennes-supérieures, dont les pratiques se distinguent des pratiques populaires, où la singularisation individuelle est plus ou moins autorisée, on le rencontre dans des lieux réservés ou des lieux privés où n'entre pas qui veut 424 . Dans les cas de l'enquête spécifiés par une origine non maghrébine, le personnage de la copine lycéenne, faisant l'intermédiaire entre les jeunes des deux sexes et entre leurs familles, est l'équivalent d'une rencontre dans un lieu réservé. Elle garantit plus ou moins le sérieux de la socialisation des garçons, entendons leur façonnement à la discipline du travail salarié et aux contraintes de la vie conjugale. Ce mécanisme de tri n'existe pas en milieu maghrébin. Les exigences corrélatives aux normes de la «société salariale» sont largement ignorées, les craintes des parents se focalisant sur un seul danger : la trahison des enfants, en particulier des filles, qui porteraient atteinte à l'honneur du groupe familial en se laissant séduire par des Européens ou par des Noirs 425 . La différence des lieux de rencontre risque donc de n'être pas significative. Dans les cas empiriques, aucun des deux garçons rencontrés, l'un dans un lieu public, l'autre dans un lieu réservé, n'était prêt à travailler régulièrement et à coopérer avec sa partenaire dans la conduite de la vie conjugale.

L'étude des cas définis par «société salariale» et spécifiés par des débuts de vie conjugale entre 20 et 23 ans (n=7) complète ces premières indications. Remarquons tout d'abord que, dans le contexte de Temps1, l'écart d'âge des partenaires conjugaux tend à s'inverser selon que la partenaire-femme n'a pas occupé ou a occupé dans sa famille une place distinctive de représentant. Dans le premier cas, en adéquation avec les normes statistiques, il est positif et varie entre +5 et +1 (Inès, Christine, Carole, Nadia, Faïza), dans le second, il est négatif et varie de -1 à -3 (Nora, Leïla). L'écart nul est représenté par deux exemples, correspondant aux deux cas de figure 426 . Les choix atypiques des «aînées» d'origine algérienne de Temps1, perçues comme des «intellectuelles» parce qu'elles avaient fait des études jusqu'au bac, peuvent s'interpréter de deux façons, l'une n'excluant pas l'autre : elles ne sont pas attirées par un garçon qui ressemble à un frère «aîné», elles sont évitées par les garçons plus âgés qu'elles, qui leur préfèrent une jeune fille ignorante et docile.

Ces jeunes femmes, dont le père a émigré dans les conditions du deuxième «âge», jouissent d'une relative liberté de manœuvre : elles désignent elles-mêmes leur partenaire conjugal et les parents s'inclinent — sauf si elles choisissent un conjoint illicite, comme Nadia et sa sœur cadette. C'est ce que fait ressortir l'exemple de Naïma, corrélé à Temps2 et au troisième «âge» de l'émigration.

Comme on a vu, les obligations corrélatives à sa place de fille-représentant contraignaient Naïma à se marier jeune, pour faire oublier le divorce de sa mère. Bien qu'admise en 2de de lycée, elle s'est rabattue sur une formation courte pour l'avoir terminée au moment du mariage et s'est mariée à 20 ans. L'écart d'âge positif, particulièrement important (+9), concorde avec une transaction articulant choix à l'initiative du partenaire homme et intérêt de la mère divorcée, la future épouse restant légèrement en retrait 427 .

‘L'homme, qui a passé un BTS, puis complété son BTn par une formation financière, est déjà engagé dans une carrière professionnelle ascendante quand il songe à se marier. Remarquant Naïma dans une soirée privée où elle accompagne sa mère, il se fait présenter à celle-ci par une personne qui les connaît l'un et l'autre et formule le souhait de revoir la jeune fille. Souhait réalisé. Ils se marient environ deux ans après la première rencontre. Le caractère officiel des relations a pesé sur la décision de Naïma. Elle n'a pas dit non une seconde fois.’ ‘"— C'est lui c'est toi c'est tous les deux qui avez décidé le mariage?’ ‘— Lui. Lui et puis moi ensuite j'étais d'accord parce que bon c'était officiel tout le monde le savait tout ça... ma mère et tout. Moi j'étais pas trop habituée à ce que... à mélanger donc c'était normal quoi. Oui (rire) je sais pas trop quoi dire, mais c'est venu de sa part en fait hein.’ ‘— Et avant lui, tu en avais fréquenté d'autres, est-ce que la question du mariage s'était posée?’ ‘— Oui mais j'essayais d'esquiver tout le temps.’ ‘— Donc c'était eux.... ’ ‘— Qui me proposaient le mariage oui, j'essayais de fuir quoi en fait parce que bon c'était pas encore le moment. Oui (rire)." (Naïma)’

Revenons aux lycéennes de Temps1, filles d'ouvriers entrées dans la vie de couple entre 20 et 23 ans (n=6) . Leurs choix, guidés par l'attirance amoureuse, s'inscrivent dans un éventail de possibles relativement étroit 428  : l'élu est un fils d'ouvrier qui a mené à bien un cursus d'études professionnelles courtes ou qui a renâclé devant l'école, exceptionnellement qui a fait un cursus menant au bac. Dans le premier cas, il y a des chances pour que la cohésion conjugale soit assurée quasi-automatiquement par l'homologie des socialisations et des cosmos de référence; dans les deux autres, elle implique que les partenaires exercent une influence l'un sur l'autre, elle est donc problématique. C'est ce qu'indique la mise en perspective des trois cas de figure, représentés respectivement par l'exemple de Christine, par ceux de Carole, Nadia et Nadine, et par ceux de Thérèse et Faïza .

‘— Le cas de Christine est homologue à ceux d'Isabelle et d'Inès. A 18 ans (1978), juste au moment où elle se lasse de son petit copain, elle est invitée à l'anniversaire d'une amie de lycée, d'origine espagnole comme elle, qui habite la ZAC comme elle, et elle fait la connaissance des trois frères. Les garçons ont des voitures, elle se met à participer régulièrement aux sorties de week-ends, à la campagne, au cinéma et en boîte, se rapprochant de Michel, le second de la fratrie de quatre enfants (écart +1). Elle correspond avec lui quand il est à l'armée, ils vont l'un chez l'autre quand il revient, exactement comme ont fait Inès et son futur conjoint. Seule différence, l'escamotage de la cérémonie du mariage : à 21 ans (1981), un an après son entrée dans la vie active, Christine annonce à ses parents qu'elle décohabite.’ ‘"— Est-ce qu'il y a eu des heurts avec vos parents à ce moment là ou pas? ’ ‘— Ben non parce que ça s'est fait assez vite alors... bien sûr moi je sais pas comment l'ont vécu mes parents, moi je sais que bon j'ai été assez vite hein... il y a pas eu de fiançailles ni rien, moi j'ai carrément dit “bon ben je prends un apppartement je vais partir de la maison” et puis bon ma foi je leur ai peut-être pas laissé le temps d'avoir des idées hein (...) Je l'ai su bien bien bien plus tard après un petit peu de ma sœur hein qui m'en a fait les comptes-rendus, bon ben papa je pense qu'il l'avait pris tout à fait normalement, maman elle était peut-être un petit peu froissée, dans le sens de la mentalité un petit peu des Italiens, parce qu'ils auraient bien aimé sûrement que je parte de la maison en robe blanche, avec le mariage et tout le tralala, avec mon trousseau avec tout ce qui s'ensuit, et puis c'est vrai que bon ben moi je... déjà dans mon esprit j'avais pas envie de ça, je voulais pas moi suivre ce chemin tracé comme ça." 429 (Christine)’ ‘— Carole et Nadia s'éprennent d'un garçon du quartier (écart d'âge +3) qui est sorti de l'école l'un avec un CAP, l'autre sans diplôme. L'une le rencontre à un anniversaire, l'autre par l'intermédiaire d'une copine du quartier. Elles sont encore scolarisées, ils sont déjà actifs — l'un a un emploi de livreur, l'autre de vendeur —, ils font figure d'adultes libérés des contraintes enfantines, d'initiateurs. Carole juge son partenaire plus dégourdi qu'elle; Nadia qui découvre les sorties nocturnes avec Christian, n'hésite pas à décohabiter une première fois pour pouvoir suivre le tempo du garçon, tout en lui montrant par son exemple que les études élargissent l'horizon professionnel. Dès qu'elles ont un emploi stable (1980, 1987), elles commencent à vivre en couple, Nadia préférant rompre avec la famille qu'avec son partenaire. Les conduites divergent ensuite. Carole, anticipant et prévenant une éventuelle rupture, pousse Patrick au mariage, tandis que Nadia apprécie l'esprit d'indépendance de son partenaire. Neuf ans après le début de la vie de couple, il prend l'initiative d'une rupture. ’ ‘— "C'était un anniversaire de copains communs. On se connaissait pas du tout et il est arrivé en fin de boum complètement ivre parce qu'il venait d'ailleurs avec un copain, ils avaient fêté je sais pas quoi alors ils étaient tous les deux ivres; il est arrivé, la copine lui a offert un bon bain moussant, belle bouteille, il a cru que c'était je sais pas quoi il l'a bu... enfin bref il s'est bien nettoyé. Voilà comment j'ai connu mon mari, ça m'a fait... j'ai bien aimé son style et puis c'est parti." (Carole)’ ‘— "On s'était donné quelque temps, enfin un an ou deux pour dire de concrétiser, parce que moi j'ai eu ma sœur qui a divorcé donc ça faisait un peu un point froid ça nous faisait réfléchir. Moi par contre c'est bête mais je ne voulais pas dépasser les deux ans parce que j'avais lu des statistiques, c'est complètement ridicule mais enfin bon, passé deux ans souvent la vie commune se maintenait sur cinq dix ans et au moment où il y avait un mariage et ben c'est là où ça rompait tout et que ça se cassait. Donc j'avais trop peur de passer ces deux ans. J'avais dit “écoute ça va faire deux ans telle date, autour de ça il faut qu'on se marie”, ce qui fait que lui un mois avant qu'on se marie ben il est parti, il est retourné chez maman il a pris peur. On devait se marier en juin 82 tout était organisé réservation de la salle la robe le costume la bague tout, et puis mars-avril ben il est parti. Il est revenu un mois et demi après, il s'est rendu compte que de toutes façons il pouvait pas vivre autrement qu'avec moi donc... Et du coup on avait quand même tout annulé entre temps, on a tout remis en route pour le mois de septembre et on s'est quand même mariés." (Carole)’ ‘— "Quand j'ai commencé à être avec lui il me demandait à sortir et il fallait que je sorte. Je voulais sortir pour m'amuser avec lui j'étais bien. (...) Quand vous êtes avec quelqu'un qui travaille et qui sort beaucoup, bon ben soit vous suivez soit vous suivez pas" (Nadia)’ ‘— "J'ai mon patron qui a trente ans là je m'entends très bien avec lui ... petit à petit “Pourquoi vous êtes pas mariée pourquoi vous vous mariez pas ça pose plein de problèmes et tout”, je lui dis “Faites ce que vous voulez, mariez vous, moi je fais ce que je veux”. C'est quelqu'un qui ne croit pas en Dieu, qui ne pratique pas, eh bien il s'est marié à l'église pour faire plaisir. Et ça je veux dire c'est toujours le problème des institutions, il y a plein de gens comme ça qui se marient à l'église pour faire plaisir aux parents ou aux beaux-parents. Alors que moi je suis pas pour ça, moi à la limite me marier ça me dérange pas j'aimerais, mais me marier à l'église ou religieusement pour faire plaisir je le ferais jamais ça, et puis alors Christian encore moins, lui il fait vraiment ce qu'il veut on peut pas le forcer à faire quelque chose. Des fois c'est bien d'être avec des gens comme ça parce que au moins on sait ce qu'il pense. S'il veut pas il veut pas (rire)." (Nadia)’

Les ruptures exemplifiées par les cas de Nadia et de Nadine — moins d'un an après les débuts de vie de couple dans le second cas — suggèrent que l'entente conjugale durable réalisée dans les cas d'Inès, de Christine et de Carole implique la prégnance, chez les deux conjoints, du cosmos de sens incorporé lors de la socialisation primaire, parce qu'elle assure une consonance quasi-automatique entre leurs dispositions. L'une des conditions de cette prégnance est que les apprentissages scolaires n'aient pas d'autre valeur, subjectivement, que de procurer un passeport pour entrer dans l'emploi. En effet, quand la force agissante de la socialisation secondaire touche un seul des conjoints, l'équilibrage quasi-automatique est compromis. Nadine, la bonne élève dont la mère avait suivi avec intérêt, semaine après semaine, les échéances et les résultats scolaires, ne s'est pas conformée à la règle cachée. Elle s'est plus intéressée à l'informatique et à sa propre activité professionnelle qu'aux exploits sportifs de son conjoint. De façon homologue, Christian, que Nadia avait incité aux études dès les débuts de leur rencontre, s'est peu à peu piqué au jeu. Au moment où il suivait en formation continue le cursus de l'Ecole supérieure de commerce, il s'est mis à ne plus supporter la routine de sa vie conjugale et professionnelle. Il est parti recommencer une seconde vie.

‘— Tant qu'elle terminait ses études, Nadine «squattait» chez ses parents avec son futur conjoint, pour reprendre son expression. Pour se rencontrer, ni l'un ni l'autre n'avait à changer ses habitudes. Dès que Nadine obtient un emploi stable, peu après son succès au BTS, ils louent ensemble un appartement. Mais bientôt apparaît le décalage des dispositions. Le garçon fait du sport, sort beaucoup, rencontre des copains, aimerait sans doute le faire avec l'ornement d'une présence féminine à ses côtés, mais sa partenaire reste en retrait. Un an après, il se plaint de se sentir mal. Comme il ne se décide pas à partir, elle fait ses valises. Elle va d'abord chercher réconfort chez ses parents 430 , puis loue un appartement où elle vit seule. Cinq ans plus tard, engagée dans une seconde association conjugale, elle parlait de la rupture avec distance, et expliquait le décalage en se référant à une discordance homologue entre son père et sa mère.’ ‘— " Et puis bon ben je me dis que ça c'est pas fait ça s'est pas fait quoi, on n'était peut-être pas fait pour vivre ensemble. Par exemple c'est vrai que il bougeait beaucoup, moi... C'est un peu comme mon père et ma mère (rire), moi je bouge moins lui il était très sociable il faisait du rugby donc le dimanche je le voyais jamais puisqu'il était... il jouait au rugby. Donc finalement... " (Nadine)’

La comparaison des deux derniers cas du sous-ensemble conduit à une conclusion sans surprise. Dans le cas d'un équilibrage dynamique, selon que les calendriers des deux partenaires sont en concordance (Thérèse) ou que celui de la femme est en avance sur celui de l'homme (Faïza), la cohésion du couple se construit ou se défait au cours des premières années de vie commune.

‘Thérèse et Julien (écart d'âge nul) se sont rencontrés et fréquentés à l'adolescence, puis éloignés l'un de l'autre. C'est une dynamique d'émulation réciproque qui les a rapprochés à nouveau après leur entrée dans l'emploi et qui a donné sens à leur association. Chaque conjoint a développé de façon autonome une stratégie homologue à celle de l'autre, l'objectif commun étant que chacun accède à un emploi stable et rémunérateur, condition de la prospérité du ménage. L'année où le garçon finit ses études et quitte Lyon pour entrer dans un premier emploi à Clermont-Ferrand, Thérèse se présente à un concours d'Etat où elle est admise. Elle quitte Lyon à son tour, abandonnant un emploi sans avenir de secrétariat pour une formation à Paris, suivie d'une nomination dans la Région Parisienne. La vie de couple commence alors (1983). Le garçon la rejoint, puis la suit quand elle est mutée à Marseille, entrant chaque fois dans un nouvel emploi. Quand elle est mutée à Lyon, il prépare lui aussi un concours, est admis et entre à la SNCF. Dans le cas de Faïza et Yazid (écart d'âge +5), c'est l'incertitude du présent qui rapproche les partenaires, plus qu'un projet commun. Ils ont fait des études homologues (BTn G1 et G3) dans le même lycée, ils sont sans emploi. La dissymétrie s'installe dès le début de la vie conjugale (1987). Faïza, investissant son énergie dans un difficile parcours d'interim qui débouche au bout de trois ans sur un emploi stable de secrétariat, assure la survie économique du ménage; Yazid, sorti du lycée depuis plusieurs années, complète sa formation technique et prolonge du même coup sa vie libre d'étudiant. La liberté de la vie de «jeune homme» s'intensifiant après l'entrée dans l'emploi et la naissance de deux enfants, le couple éclate. ’

Les autres cas sont définis par «société salariale» (n=4) et spécifiés par des débuts dans la vie conjugale entre 25 et 27 ans, après des cursus d'études dont la durée varie de deux à six ans après le bac — la valeur des diplômes obtenus variant de bac à bac+2 ou bac+3. Ce qui les distingue des précédents est donc l'inclusion dans le parcours des filles d'une phase de «jeunesse» légitimée par le statut d'étudiant, qui s'ajoute à celle qui l'a été par la scolarité de lycée. L'amplitude des écarts d'âge est contenue entre +1 et -2. Les calendriers se synchronisent. Au moment de la formation du couple, les deux partenaires font partie des actifs, même si l'un ou l'autre se trouve inopinément mis au chômage au moment du mariage.

Dans les deux cas corrélés à l'origine algérienne et à Temps1 (Dalila, Fadila), les jeunes femmes ont adopté à 23 ou 24 ans des conduites homologues à celles d'Isabelle, d'Inès ou de Christine à 18 ou 19 ans. Elles ont choisi des garçons qui avaient fait des études courtes (CAP, BEP), comme Nora ou Leïla, mais au lieu de se précipiter dans la conjugalité quelques mois après la rencontre, elles ont construit une phase de familiarisation réciproque — sorties au restaurant, en boîte ou vacances à deux — au cours de laquelle se sont tissés des liens de personne à personne.

Elles avaient déjà eu des expériences amoureuses. En outre, elles avaient pris la peine de regarder autour d'elles comment les jeunes hommes maghrébins se comportaient une fois mariés. Voici quelques échantillons de ces observations et de leur interprétation.

‘— "[Mon frère] il a pas changé et plus il vieillit et plus la femme... En ce moment il cherche à se marier mais lui c'est “De toutes façons je me marie et si ça marche pas au bout de six mois je la jette” hein, de dire “c'est pas un problème” hein. Il se marie pour avoir quelqu'un à la maison qui s'occupera de lui et... parce qu'alors lui il bosse, quand il est sorti du boulot il bouffe, après il se met devant la télé ou alors il prend un bouquin et puis voilà quoi, le reste c'est pas son travail ni les courses ni rien du tout." (Dalila)’ ‘— "Un Arabe qui a fait des études, c'est vrai qu'il y en a deux sortes. Il y en a qui sont hyper libérés qui sont francisés à fond, et puis il y a ceux qui sont francisés pendant un sacré temps, mais quand ils ont envie de se marier ils vont chercher une femme au bled. Ça il y en a plein plein plein, ils la ramènent ici et puis... soit il vit chez sa mère et puis la belle-fille aussi et puis elle sert de bonniche, soit bon il a son appartement mais c'est pas mieux. Et puis lui il sort il se fait des bringues il se tape des autres nénettes machin et ça il y en a beaucoup. Je trouve ça dingue dingue." (Fadila)’ ‘— "Le mec il est bien à partir du moment où il tombe amoureux, il faut qu'il tombe amoureux. A 19 ans un mec ça tombe pas souvent amoureux, même si ça tombe amoureux ça pense pas à sa vie future. A partir du moment où il trouve une nénette, qu'il tombe amoureux d'elle à l'âge de 24 25 ans il devient nickel, il y en a beaucoup qui ont changé grâce à ça. Je vois mon beauf mon premier beauf le mari de ma sœur, eh ben c'était une espèce de petit connard quoi. C'est un mec déjà qui a vécu au quartier Olivier de Serres ça te dit quelque chose, il a vécu là-bas ensuite il a emménagé à Vaulx en Velin dans la ZUP, il a fait des braquages... jamais à main armée ou des machins comme ça, disons qu'il a fait des casses il a participé à des casses. A partir du moment où ma sœur était enceinte, eh bien tout ça ça a complètement changé quoi. Quand il sortait avec ma sœur, pour lui montrer qu'il avait la belle vie il continuait ses histoires belle voiture des belles fringues et tout ça épatant, il la sortait il lui offrait tout ce qu'elle voulait manger tout ce qu'elle voulait boire. A partir du moment où ils ont eu la première gamine, ça s'est tout arrêté net. Depuis... ça fait cinq ans, depuis il bosse. En tant que manar il se fait pas plus de 5000 balles par mois, ça lui suffit il se contente de ça. (...) Un mec, c'est pas que chez lui que je l'ai constaté je l'ai constaté chez beaucoup de mecs de mon âge, chez des anciens voyous quoi, à partir du moment où ils trouvent la nénette idéale et qu'ils ont peur de la perdre, ou qu'ils se disent “bon ouais c'est maintenant qu'il faut que je change” eh ben il devient un mec sérieux il se met à chercher du boulot tout ce qui s'ensuit." (Fadila) 431

Dalila a fait la connaissance d'un garçon du quartier par l'intermédiaire d'une voisine plus âgée qui en disait le plus grand bien; Fadila a rencontré de façon non concertée un garçon qui est tombé amoureux d'elle. L'une restitue dans l'entretien le processus d'évolution des relations qui a abouti au mariage, l'autre, mariée depuis un an, fait l'éloge de l'entente conjugale incarnée par son propre couple.

Les choix amoureux des garçons révèlent qu'ils sont en train d'accomplir une révolution intérieure — à moins que la révolution n'ait été accomplie à la génération précédente —, qui les fait passer d'une représentation de la légitimation sociale en termes de statut pur et simple de mâle, éventuellement anobli en «honneur ethnique» 432 , à une légitimité accrochée au travail et à la prospérité économique dans la société globale. Dans cette perspective, leur intérêt en tant que conjoint n'est pas d'épouser une servante domestique socialement déqualifiée, mais d'associer au projet de promotion une femme dotée de qualités et de compétences variées qui leur font défaut à eux-mêmes 433 .Celle-ci se trouve constituée en initiatrice à la modernité.

‘— "On n'est pas sortis ensemble tout de suite, on s'est vus comme ça assez régulièrement comme ça pendant deux trois mois, et puis bon on est sortis ensemble on est tombés amoureux, et je crois qu'on a décidé de se marier peut-être une année après. Mon mari insistait beaucoup pour le mariage moi ça m'importait peu quoi, l'essentiel c'était qu'on puisse vivre ensemble; et lui était beaucoup attaché à toutes ces traditions quoi et du coup ben j'ai accepté aussi, mais je pense qu'en fait ça me faisait plaisir aussi. Donc on s'est mariés deux ans après être sortis ensemble. Entre temps on est partis en vacances quand même ensemble pendant un mois, on a été au Portugal, avant de se marier on se voyait pratiquement tous les jours quoi." (Dalila)’ ‘— "Je sais pas moi avec ta femme tu communiques, tu sors. Lui [un copain] il sort... je suppose que sa femme elle sait même pas ce que c'est qu'une boîte, alors que lui il doit y aller tous les samedis soirs. Tu sors sans ton mec ou ta femme machin je vois pas trop à quoi ça rime. Bon t'as pas de mec tu peux t'amuser encore plus c'est vrai, mais à partir du moment où t'as un mec t'as plutôt envie de sortir avec lui plutôt que d'aller en bringue toute seule entre femmes 434 . La plupart du temps je préfère être avec mon mari hein (rire), c'est comme ça de toutes façons. Et puis lui c'est pareil, quand il rentre le soir et que je ne suis pas là tout de suite je lui ai manqué quoi... en plus on a déjà nos petites habitudes machin ça casse tout le rythme (rire). Dire que c'est un mec ... on l'aurait connu il y a quatre ou cinq ans de ça il aurait été irrécupérable 435 . Pour moi, sa mère lui aurait pris un peu plus la tête il se serait marié au bled hein." (Fadila)’

Les deux cas de Temps2, corrélés respectivement à une origine française et à une origine algérienne (Joëlle, Esma) , sont en partie homologues aux précédents. Les femmes font elles aussi figure d'initiatrices, mais le projet commun du couple se replie sur le domaine de la vie familiale et privée. Les partenaires, qui se sont élus mutuellement parce qu'ils appartenaient au même monde — "ça s'est fait comme ça", dit Joëlle, comme disaient Isabelle et Inès — se marient l'année même de la rencontre ou un an après (1992), mais non sans avoir vérifié la congruence de leurs dispositions et de celles du garçon 436 . Le choix par Joëlle d'un garçon originaire de la même région qu'elle, dynamisé par la rencontre au point qu'il abandonne son métier de menuisier-ébéniste pour se présenter au concours de pompiers de Lyon et réaliser sa «vocation», est homologue au choix effectué vingt-cinq ans auparavant par sa mère, avec un ajout significatif. Les partenaires, qui ont l'un et l'autre le goût de la compétition automobile et de la moto, pourront partager des activités de loisir. Le choix d'Esma, qui s'est porté sur un fils de migrant algérien, ouvrier qualifié, voisin d'adolescence de la ZAC, perdu de vue puis retrouvé, est en cohérence avec son abandon des études médicales puis dentaires pour des études d'infirmière. Il atteste le renoncement au rêve d'une ascension sociale marquante.

‘"— En revenant de Paris [le week-end] j'arrivais à la campagne, donc les soirs on se voyait avec mon cousin et puis on sortait.’ ‘— Vous sortiez?’ ‘— On allait au café et puis après on allait danser. Cest à cette occasion qu'on s'est rencontrés, plusieurs fois, on s'est revus à un rallye de formule 1, et puis après on a passé huit jours où on se voyait souvent, et puis ça s'est fait comme ça, et puis après on est partis en Autriche passer mes vacances. (...) J'étais fiancée, on devait se marier et puis j'ai tout cassé, et donc le mariage (rire) ça me faisait un peu peur quoi, donc j'étais assez méfiante. (...) Lui aussi il était méfiant parce qu'il avait eu des déboires avec une fille et puis... on a appris à bien se connaître à avoir confiance l'un dans l'autre, et puis on s'est aperçu que l'un ni l'autre ne voulait s'amuser de l'autre, on a vu qu'on avait des goûts en commun, qu'il y avait moyen de faire quelque chose quoi." (Joëlle)’ ‘"— On est sortis ensemble pendant deux semaines à peu près, et puis après on s'est fiancés. (...) Le mariage religieux 437 quand les personnes ne s'entendent pas, au bout de trois mois et dix jours ils sont divorcés automatiquement, donc moi ça m'arrangeait et puis c'était une façon de mieux le connaître avant de me marier. ’ ‘— Donc vous avez vécu comme si vous étiez...’ ‘— Oui. On n'a pas vécu ensemble, on se voyait plus souvent. Des fois il venait dormir à la maison et moi des fois je me permettais d'aller chez lui aussi quand il n'y avait pas ses parents, donc c'était un petit peu oui vivre ensemble quand même, c'était une expérience, il me fallait ça avant de me marier. Si je lui ai proposé à lui... bon déjà je le connaissais je connaissais un peu sa famille, je le connaissais lui comme étant quelqu'un de de bien... enfin pour moi quoi, sérieux et tout ce qui va avec, et puis bon je me suis pas trompée enfin... ces deux années là...’ ‘— «Sérieux» ça veut dire quoi?’ ‘— «Sérieux» c'est-à-dire pour moi... c'est-à-dire qu'il remplit les critères... les critères que je me suis donnés pour un mari idéal quoi entre guillemets, c'est-à-dire la fidélité, là j'avais pas pu vraiment juger de sa fidélité mais disons que c'était sur une intuition, et sa gentillesse sa patience parce que je suis quelqu'un de très instable de très nerveux il me faut quelqu'un de... contraire, quelqu'un qui présente bien physiquement enfin il est pas mal (rire)." (Esma) ’

Résumons. Les choix de conjoint définis par une autonomisation de couple et par la CS ouvrier se fondent sur l'homogamie. Dans le contexte de Temps1, les affinités entre les partenaires s'affermissent au cours d'un processus dynamique d'interrelations — partage d'activités de loisir, encouragement mutuel à développer une stratégie d'emploi, rapports d'initiateur ou d'initiatrice à initié(e), — tandis qu'elles préexistent au choix et sont testées par les partenaires avant l'engagement conjugal dans celui de Temps2. La cohésion du couple n'est pas assurée par ces affinités à elles seules. L'armature en est la proximité des cosmos de référence incorporés lors de la socialisation primaire, éventuellement remaniés chez les garçons lors de la socialisation secondaire : la dissymétrie des rôles sexuels doit être tempérée par une représentation commune aux deux conjoints : le statut d'adulte va avec la qualité d'actif et avec la prise en charge des responsabilités familiales. L'absence de cette armature creuse un fossé entre eux. Ou bien la femme, qui a pris goût aux apprentissages intellectuels au cours de sa scolarité, répugne aux activités de loisir appréciées par son partenaire. Ou bien l'homme, enclin à cumuler statut d'homme marié et vie de «jeune homme» sans obligations, laisse à sa partenaire le soin d'assumer l'ensemble des responsabilités conjugales. Le second cas de figure a plus de chances de se réaliser que le premier. On aurait tort, en effet, d'expliquer l'hysteresis de la posture de jeune homme par les particularités de la socialisation masculine dans les sociétés du Maghreb. Celle-ci ne fait que réaliser au superlatif les pratiques historiques universelles qui ont donné consistance à la dissymétrie sociale masculin/féminin en l'ancrant dans des institutions, parmi lesquelles les rites masculins d'initiation. Replacée dans une perspective historique longue, la préparation des jeunes des deux sexes à la discipline du travail salarié par la socialisation familiale et scolaire corrélative à l'équilibrage de la société salariale, est tout à fait nouvelle. Ce n'est pas l'échec de tel ou tel couple à combiner légitimité familiale et légitimité salariale qui est surprenante, mais plutôt l'aisance avec laquelle la réalisent des couples d'origine algérienne qu'on aurait pu croire en être très distants, comme ceux de Dalila, de Fadila et d'Esma.

Les trois cas ne sont pas homologues. La mise en perspective des discours de Dalila et de Fadila d'une part, d'Esma de l'autre, laisse apparaître une perte de compétences linguistiques déjà repérée. Elle est vraisemblablement liée à la place grandissante des régulations impersonnelles dans le contexte de Temps2. Les deux premières énoncatrices ont incorporé des structures discursives et un lexique assez varié pour leur permettre de raisonner à partir de leurs observations. La dernière se borne à catégoriser les pratiques concrètes en puisant dans un catalogue d'oppositions stéréotypées, toutes sur le modèle de l'opposition bipolaire «bien vs mal». Non seulement la complexité des relations sociales est rabattue sur un schème unique de catégorisation supposé à valeur universelle, mais le désaccord et la discussion, c'est-à-dire le dialogue, sont mis hors champ et font figure de pratiques inconvenantes.

Ces différences mêmes indiquent l'hétérogénéité des processus d'apprentissages. Dalila, qui a été en conflit avec sa mère pendant toute son adolescence, est entraînée à objectiver ses expériences et à les restituer par le discours. Fadila est moins portée à cette objectivation, Esma moins encore. Pourtant il ne fait pas de doute que toutes trois ont appris le monde au cours de leurs années d'étude, et se sont transformées. On retrouve le clivage entre l'individuation dialogique et l'individuation monologique.

Venons-en à l'ensemble défini par des décohabitations de type «autonomisation individuelle» (n=10), donc par l'autonomie économique et l'autonomie résidentielle de la partenaire femme, que la décohabitation soit socialement légitimée (n=5) ou risquée (n=5). Comme on pouvait s'y attendre, les rencontres ont lieu dans des lieux réservés plutôt que dans des lieux publics. Prenant appui sur les résultats précédents, on se propose d'examiner dans quelle mesure l'association conjugale durable (n=4) est corrélée au choix d'un garçon sérieux, et la rupture de l'association, au choix d'un éternel jeune homme (n=6).

Tous les choix correspondant à une association durable sont spécifiés par Temps1. Les calendriers des partenaires sont synchrones : au moment de la rencontre, tous deux sont soit actifs et autonomes, soit étudiants. Dans l'un des cas (Anna), l'emploi du partenaire-homme étant qualifié et stable, la formation du couple prend plutôt valeur d'«établissement», comme dans le sous-ensemble défini par une autonomisation de couple. Dans les trois autres au contraire, les deux parcours professionnels sont à construire, différence qui n'est pas mineure. L'absence/présence d'une dimension dynamique est en effet au principe d'une bipartition des parcours conjugaux, d'ordre idéaltypique. Dans le premier cas de figure, les étapes de la vie conjugale étant d'emblée prédéfinies, l'équilibrage relationnel qui s'installe entre les conjoints a des chances d'être stable. Dans le second, le processus de construction s'étend potentiellement à l'ensemble du parcours de vie, qui inclut le parcours d'association conjugale 438 . La capacité des conjoints à négocier devient alors d'autant plus déterminante que leur attirance initiale, fondée sur l'homologie de leurs dispositions, est en discordance avec "la dépendance objective qui caractérise la situation des femmes dans le couple".

On comparera successivement les conditions des choix d'Anna et d'Emilia («salariat industriel»,bac+4) puis des choix de Gabrielle et de Malika («équilibrages archéomodernes», bac) .

‘— Anna fait connaissance avec son futur conjoint à 32 ans, à l'occasion d'un séjour de vacances à la neige. Tous deux ont fait des études de durée équivalente (bac+4), ils sont autonomes, ils apprécient les mêmes loisirs. En outre, leur père est un migrant (d'origine italienne pour la fille, d'origine serbe pour le garçon) : même origine sociale (classes moyennes), même chute socioprofessionnelle liée à l'immigration en France. Un an plus tard, Anna démissionne d'un emploi sans avenir et rejoint son partenaire, qui réside dans la Région parisienne.’ ‘— Emilia, monitrice dans une colonie de vacances, y rencontre à 17 ans un moniteur d'origine française qui en a 16 (1973). Deux ans après, la fille d'ouvrier entreprend des études de droit, le fils d'employé, des études d'ingénieur. Dans cette exploration d'un monde outrepassant les limites l'entre-soi, ils se constituent l'un pour l'autre en soutien. Une fois ses études terminées, Emilia rejoint Serge dans la ville où il finit les siennes, et se joint au petit groupe de jeunes qui cohabitent dans une même maison; puis c'est lui qui la rejoint dans la ville où elle a été nommée après sa réussite à un concours de la fonction publique (1980) : ils commencent alors à vivre à deux; l'année suivante, il la suit à Lyon où elle a été mutée, et commence un parcours de M.A. de mathématiques. L'équilibrage de vie mime l'association conjugale, il tente d'articuler la solidarité avec la liberté de chacun. ’

Ces deux choix empiriques, spécifiés par «salariat industriel», sont hétérogènes, bien qu'homogames l'un et l'autre. Dans le premier cas, l'homogamie tient à l'identité du milieu social et familial des partenaires, dans le second, à la posture homologue de distance qu'ils prennent avec leur milieu social et familial. La différence des lieux de rencontre concorde avec cette hétérogénéité. La «station de ski» est l'équivalent, pour les célibataires de trente ans, de l'anniversaire d'une lycéenne du quartier pour les jeunes de dix-huit ans, enfants d'ouvriers. Elle rapproche des adultes qui ont des chances d'appartenir aux classes moyennes. Le contexte «petit boulot-colonie de vacances» est plus indéterminé. Du fait même qu'il concerne des adolescents et non des adultes, il a des chances de mettre en contact des jeunes de milieux variés.

Les deux choix de Gabrielle et de Malika, spécifiés par «équilibrages archéomodernes», sont du même type que celui d'Emilia. Ils rapprochent deux individus qui vivent une expérience homologue, soit de décalage par rapport à leurs ambitions professionnelles, soit de conflit avec le père.

‘— Gabrielle rencontre son futur partenaire à 26 ans, en s'initiant au travail social. Il a échoué au bac, il est employé comme éducateur par une association qui héberge de jeunes travailleurs dans des appartements d'accueil. Elle vient elle-même de se faire embaucher par la même association comme aide-éducatrice, un soir par semaine. Elle essaie d'échapper à la stagnation dans des emplois d'exécution, à laquelle l'orientation scolaire vers le secrétariat semble l'avoir destinée : elle a eu beau préparer le BTS en cours du soir pour accéder à un poste à responsabilités, elle est restée agent de bureau. Deux mois après leur rencontre, François s'installe chez Gabrielle malgré quelques réticences de sa part. ’ ‘— Malika a 19 ans quand elle rencontre son futur conjoint dans un bar du centre de Lyon. C'est le soir du 13 juillet, elle a décohabité depuis un mois, elle accompagne une copine du foyer qui a rendez-vous avec son petit copain et d'autres jeunes. Parmi les garçons figure Hacène, avec qui elle part se promener dans la ville, et qui cherche à la revoir. Fils d'un migrant algérien et d'une française, «aîné» de la fratrie, il a comme elle fui la domination paternelle. Quand il la presse de venir partager son garni, elle ne dit pas non. Quand elle parle de mariage, il accepte. Six mois après leur première rencontre, ils sont mari et femme.’

La rencontre amoureuse de Gabrielle (organisation «autocéphale», place d'aîné, BTS secrétariat) et de François (famille-association, aîné, pas de titre scolaire) dans un lieu réservé au travail social, est nouée à leur commun désir d'obtenir une reconnaissance professionnelle, comme la rencontre de Faïza et de Yazid aux abords de leur ancien lycée. A cette différence près que les deux «aînés» mettent en place une stratégie au lieu de se réassurer sur le passé. Ils essaient une voie professionnelle qui leur offre une chance de promotion en court-circuitant les hiérarchies scolaires. L'homologie des situations est tout aussi frappante dans le cas de Malka et d'Hacène, «aînés» en conflit avec le père, qui tentent de concilier indépendance individuelle et légitimité familiale. Bref, ce qui rapproche les partenaires dans les trois derniers cas est l'incertitude de leur situation présente et l'homologie partielle de leurs dispositions. On a perdu de vue le premier couple, rapproché par l'homogamie sociale, mais on sait que les trois autres associations ont été durables. On verra ultérieurement les divers arrangements.

Les partenaires des six autres couples se sont séparés. On a repéré empiriquement que la rupture coïncide avec deux tournants du processus d'association conjugale. Soit avec le moment où la liaison se configure en vie de couple, soit avec celui où la vie de couple se reconfigure en vie familiale, après la naissance du premier enfant. On mettra en perspective les deux cas de figure, tout d'abord à partir des exemples corrélés à Temps1 (Céline, Hayet / Sylvie, Hacina), puis des exemples corrélés à Temps2 (Lidia / Aïcha).

Les deux premiers cas définis par Temps1 sont spécifiés par «salariat industriel» et par l'occupation d'une place d'«aîné» dans une famille plutôt de type association (Céline, CS paternelle cadre) et dans une famille où se désagrégeait l'organisation de la famille-communauté (Hayet CS paternelle ouvrier et chef de famille «autocéphale»). Les deux jeunes femmes se sont conduites de façon homologue. Leur choix amoureux s'est porté sur un éternel jeune homme, et elles ont mis fin à l'association conjugale après avoir expérimenté la vie à deux.

‘— Céline (bac+5) est embauchée à 25 ans (1984) sur un premier emploi temporaire à St Etienne, où elle possède un appartement légué par une tante. Elle a en charge la comptabilité d'un restaurant. Dans le lieu où elle passe ses vacances d'été quelques mois plus tard, elle rencontre fortuitement l'un des employés de ce restaurant, «chef de rang» (BEP hôtellerie), et elle engage avec lui sa première liaison amoureuse. Ils s'attachent l'un à l'autre. L'année suivante, nommée après sa réussite à un concours administratif dans une ville de Bourgogne où elle ne connaît personne, elle vient tous les week-ends à St Etienne, en partie pour revoir le garçon. A son tour, le garçon mis au chômage vient chercher du travail dans la ville où Céline réside. Ils commencent alors à vivre ensemble. Elle le quitte deux ans plus tard. ’ ‘— A 19 ans (1982), Hayet lycéenne, qui jouit des prérogatives d'«aînée», commence à fréquenter Farid, un fils de migrant algérien orienté en 5e en CPPN et devenu temporairement animateur. Il est inscrit à une formation de quatre ans au DEFA, financée par l'intermédiaire d'une association. Elle trouve en lui un partenaire sexuel et un compagnon de plaisirs qu'elle apprécie : la supériorité socioculturelle de la fille neutralise la supériorité sexuelle du garçon, comme elle-même l'analyse a posteriori. Cet équilibrage, qui dure plusieurs années, est bouleversé par l'autonomisation résidentielle d'Hayet et par la naissance non programmée d'un enfant (1988) : les partenaires débutent alors dans la vie conjugale. Hayet se sépare de Farid deux ans plus tard, il retourne vivre chez sa mère. ’

La partenaire-femme prend l'initiative de la rupture pour les mêmes motifs dans les deux cas. Céline et Hayet font grief à leurs partenaires de n'avoir en rien changé leur vie de célibataire quand ils ont commencé à vivre en couple. Ils ont seulement déménagé : l'un logeait chez sa sœur, l'autre chez sa mère, ils logent désormais chez leur femme. Elles imaginaient des moments partagés, les garçons ont continué leur vie de jeune homme sur le mode de ce qui va de soi. Le phénomène n'a rien de surprenant, étant donné la complète discordance des dispositions des conjoints, qui se décline en deux variantes. Dans le couple d'origine française, Didier pratique tous les divertissements modernes des classes populaires tandis que Céline s'oriente vers les consommations culturelles de la petite bourgeoisie instruite. Dans le couple d'origine algérienne, Farid se satisfait des jeux de cartes entre copains tandis qu'Hayet est attirée par les consommations marchandes offertes par les grands magasins, les cinémas, les restaurants.

‘— "Il aimait jouer moi j'ai horreur de ça jouer, tous les jeux il était très joueur que ce soit le tiercé loto machin, ça j'ai horreur de ça dépenser du fric pour ça ça passait mal... mais toutes les formes de jeux jeux de cartes jeux de boules; bon et puis lui ses loisirs c'était avec les copains café tout ça moi c'était pas du tout mon truc; bon on allait au cinéma on n'avait pas envie de voir le même film, et puis du fait de son métier, quand il finissait il était crevé donc à la limite c'était la télé, tous les sports qui passaient à la télé l'opposé de moi. On aurait eu du temps bon on aurait peut-être pu trouver des arrangements, mais comme en plus avec son métier il était jamais disponible... " (Céline)’ ‘— " En fait ses activités à lui c'est aller voir les potes jouer au tarot, je sais pas ce que je pourrais faire avec lui... Tu vois bon par exemple choisir le mobilier ensemble c'est une chose qu'on a rarement faite tu vois, bon pour des choses phou pour le salon par exemple c'est vrai qu'on a été faire l'achat ensemble mais c'est quand même un gros truc et de toutes façons il mettait son argent dedans alors il fallait qu'il vienne il fallait qu'il voie quoi mais tu vois... (...) quand on va quand on va au cinéma c'est occasionnel c'est pas... quand on va au restaurant ou... tu vois on pourrait aller au restaurant tout seuls tous les deux je sais pas." (Hayet)’

Le premier grief en recouvre un second, rédhibitoire, qui s'exprime dans le jugement que le garçon n'est pas «adulte», qu'il n'est pas «mûr». Il est disqualifié en tant que conjoint parce qu'il se conduit en enfant irresponsable. Le rapport négligent à l'argent dont fait preuve Didier est non seulement ruineux, il blesse l'attachement de Céline aux biens qui lui viennent de ses ascendants. Et l'inaptitude de Farid à s'élever professionnellement et à assumer une part des responsabilités conjugales contrarie l'aspiration d'Hayet à une vie large et facile.

‘— "Et puis que bon sur le plan financier enfin il était pas adulte, donc j'avais pas confiance quoi, il était capable de dépenser... bon et puis il y avait d'autres problèmes aussi. Oui l'argent lui filait entre les doigts quoi et puis il faisait pas attention. Il s'est fait piquer trois mobylettes de suite c'est moi qui les payais parce que les assurances voulaient plus l'assurer et le rachat c'est moi qui payais, il mettait même pas son antivol des choses comme ça quoi. Je pouvais pas compter dessus, il laissait rentrer n'importe qui dans l'appartement, je me suis fait voler des bijoux de ma grand-mère auxquels je tenais, le gars lui dit “Oh ben tiens il y a quelque chose dans ta boîte aux lettres” et puis il descend, il laisse la personne toute seule alors qu'il la connaissait pas spécialement. Et puis voilà quoi, des choses comme ça une fois ça va deux fois ça va... Ça je pense que c'était le plus important." (Céline)’ ‘— "(...) Cette association récupérait des jeunes qui étaient de milieux défavorisés pour former des animateurs professionnels. Donc il a fait cette formation pendant quatre ans. Là il était payé, mais malheureusement il n'a pas eu son DEFA et puis il a fallu qu'il fasse des petits boulots.’ ‘— Et il n'a pas recommencé?’ ‘— Non il s'est toujours dit qu'il recommencerait mais il n'a jamais recommencé. Par contre, il prétend à des postes, il va prétendre à des postes d'animateur il va passer des entretiens mais bon... moi je sais pertinemment qu'il arrivera jamais, parce qu'il a... je sais pas il a pas une aisance au niveau... il cherchera toujours à faire bien tu vois ce sera pas naturel, je sais pas comment te dire. Tu vois quand il parle à un employeur, eh bien il parlera pas... il cherchera des mots qu'il a jamais employés de sa vie ou qu'il emploie mais dont il connaît pas les termes (sic). Quand tu vas devant un employeur et que tu parles, tu emploies des termes dont tu ne connais pas la signification je veux dire ça pèche quoi. Et puis non seulement ça je trouve qu'il est pas... moi je me trouve beaucoup plus mûre que Farid, pourtant il est beaucoup plus vieux que moi." (Hayet)’ ‘— "Ma mère elle s'occupe du ménage point quoi c'est tout; elle va pas aller s'occuper d'aller payer le loyer d'aller s'occuper de ses papiers maladie, tout ça quoi c'est mon père qui s'en occupe. Mais nous on assume tout. Alors t'assumes les ronds t'assumes ci t'assumes ça ben oui, mais t'ajoutes ça plus ça plus ça t'en as marre. Moi je m'imaginais pas du tout ma vie comme ça." (Hayet)’

Les deux autres cas définis par Temps1, ceux de Sylvie («salariat industriel», CS paternelle ouvrier) et Hacina («milieux antéindustriels», CS paternelle indépendant), sont corrélés à une individuation précoce par des voies différenciées. On sait que Sylvie est entrée en conflit avec sa mère et s'est socialisée dans le groupe de pairs plus qu'à l'école, que Hacina a noué des relations suivies avec des adolescent(e)s issus des classes moyennes et a exercé des responsabilités.

‘— Quand elle a rencontré Antoine dans un pub fréquenté par un de leurs amis communs, Sylvie avait 22 ans et lui 21 (1982). Un an après, le garçon est venu s'installer dans son appartement avec son assentiment. Son père était un migrant d'origine espagnole. Les partenaires avaient un emploi, elle d'employée, lui d'ouvrier, tous les deux aimaient passer du temps avec des copains. Ils se sont mariés trois ans plus tard, quand Sylvie était enceinte (1985). Dans l'intervalle, le garçon s'était mis à son compte. Depuis qu'il pouvait se mettre en congé quand il le désirait, le volume de ses loisirs enflait. Il passait de plus en plus de temps avec des gens "qui avaient toujours envie de faire la fête toujours envie d'être dehors" (...), de se mettre dans des états un petit peu seconds, pour échapper à la réalité", dit Sylvie. La situation empirait : alcool, drogue, dettes, accidents de voiture à répétition etc. Quand sa fille a quatre ans, Sylvie apprend par hasard qu'Antoine a une liaison depuis la naissance de celle-ci. Elle lui demande alors de partir, ce qu'il fait (1989), refusant, dans un premier temps, de divorcer.’ ‘— A 26 ans, Hacina (CS paternelle indépendant) rencontre Luc chez des amis d'un ami. Il est d'origine française, son grand-père était mineur et son père ingénieur dans les mines. Il a 24 ans, il fait sans enthousiasme des études de maths-physique à Lyon, mais habite toujours chez ses parents, dans une bourgade proche de St Etienne. Hacina, qui a eu plusieurs liaisons décevantes avec des partenaires qu'elle avait élus en raison de leur "identité professionnelle imposante", s'autorise à suivre l'attirance amoureuse. Les partenaires se rencontrent d'abord épisodiquement, en fonction des obligations de chacun, puis le garçon fait remarquer à la rentrée universitaire suivante qu'il serait plus pratique de vivre ensemble (1990). Hacina accepte, apprécie cette première expérience de vie de couple, parle de mariage. Ils se marient en 1994. La même année, Luc passe des petits boulots à un emploi qualifié d'informaticien. Dans la période qui sépare la naissance du premier enfant (1996) de celle du second (1997), le couple achète une maison. A peu près à cette date, qui coïncide avec son accession à un poste de chef du service informatique dans une grosse entreprise, Luc se retranche dans le silence et s'isole. Il finit par dire à Hacina qu'il a cessé de l'aimer. Elle lui demande de partir, ce qu'il fait en 2000. ’

La dissension sous-jacente se révèle dans les deux cas après la naissance du premier enfant, au moment crucial où se redéfinit la place de chacun dans le couple. En clair, la femme va-t-elle prendre acte de la dépendance objective qui caractérise la situation des femmes dans le couple et laisser les mains libres à son mari, ou non? Il est possible que les rapports fusionnels de la mère et du nourrisson éclipsent les rapports de couple plus ou moins fusionnels qui prévalaient jusqu'alors. Ce qui est certain, c'est que les deux hommes ont eu envie de et se sont sentis autorisés à s'affirmer plus qu'ils ne l'avaient fait jusqu'alors. La nouvelle posture se décline en deux variantes, corrélées à la pente de la trajectoire socioprofessionnelle intergénérationnelle. Antoine, dont le père ouvrier était devenu alcoolique, pousse à l'extrême la posture de jeune homme irresponsable, qui se combine désormais avec le statut respectable de père et d'époux. Quant à Luc, qui vient d'accéder à des responsabilités professionnelles impensables quelques années auparavant, quand il s'attardait mollement dans le statut d'étudiant, il est probable qu'il se voie désormais en continuateur d'un père qui a amorcé une trajectoire de mobilité ascendante, et en chef de famille. La posture effacée qu'il a toujours adoptée dans le couple n'est donc plus de mise. Il ne sait comment se tirer d'affaire.

Le couple formé par Hacina et de Luc représente la version «mobilité ascendante» d'un cas de figure dont on a rencontré les versions «milieu populaire». Le décalage des calendriers est l'inverse de celui qu'on observe dans les cas d'autonomisation de couple «conforme». Au moment de la rencontre, non seulement la partenaire-femme a entamé une carrière professionnelle depuis cinq ans, mais ses conduites s'appuient sur une expérience de vie à multiples facettes, qui s'enrichit depuis l'adolescence. Le partenaire-homme, au contraire, ne connaît rien du monde social sinon l'entre-soi d'un groupe de garçons qui se fréquentent depuis l'enfance, si l'on fait abstraction d'un cursus universitaire qui ne l'intéresse guère 439 . Les partenaires ne peuvent donc pas appréhender la relation qui se noue entre eux à partir du même point de vue. Hacina imagine une association au long terme qui concilierait passion et raison, inclination amoureuse et entreprise conjugale, tandis que Luc, d'abord séduit par une liaison qui le déniaisait, se trouve finalement embarqué dans un mariage qu'il n'a ni décidé ni refusé.

Au fil de son apprentissage auprès de Hacina, il a perfectionné la dimension monologique de son individuation, mais il est passé à côté de l'individuation dialogique. Il a appris à mobiliser la rationalité instrumentale, comme l'indique sa capacité à mener rondement sa carrière professionnelle, mais il a éludé toute ébauche de discussion ou de négociation avec sa partenaire. Il l'a laissé prendre les responsabilités et gérer le budget tout en sauvegardant farouchement son autonomie financière de «jeune homme». L'équilibrage n'a pas passé le cap du premier achat en commun, une maison de ville. Sur le moment, l'homme a entériné l'opération prise en mains par Hacina, mais après coup, il s'est vraisemblablement senti floué. Après la séparation, qu'il a fait traîner, son premier geste a été de retourner en milieu rural. Il s'est installé dans une ville de la seconde ceinture, partageant la location d'une maison avec un collègue lui aussi en cours de séparation, puis a commencé assez rapidement une liaison avec une fille plus jeune que lui.

On comparera les discours de Hacina en 1992, deux ans après la formation du couple, et en 2001, un an après la séparation. Elle précise dans ce dernier des points qu'elle avait escamotés dans les deux entretiens précédents.

‘"— Euh ce que je pense c'est que la vie de couple c'est vivre avec une personne qui représente une bonne moitié de soi, avec qui il paraît indispensable de partager des choses parce que quand on les vit seules elles ont pas le même goût elles n'ont pas la même saveur, et que vivre avec quelqu'un c'est se donner les moyens de vivre les choses pleinement, parce que cette personne représente énormément pour soi. Bon là actuellement Luc est à l'armée c'est vrai que j'essaie d'être raisonnable rationnelle — ça fait trois semaines que je l'ai pas vu — de me dire “bon ben voilà le temps va passer telle date va arriver il va rentrer etc” mais je m'aperçois bien qu'au quotidien je m'ennuie quoi, les choses ne me paraissent pas intéressantes.’ ‘— Hm hm!’ ‘— J'ai changé de travail on me demande comment ça s'est passé j'ai rien à en dire, parce que c'est un moment important c'est un moment-charnière mais si Luc avait été là peut-être que ça m'aurait stimulé bien plus tandis que là bon pfou... je me sens seule, alors que j'ai vécu des années... avant je vivais seule j'étais célibataire je faisais des tas de choses et je m'ennuyais jamais. Maintenant que je suis en couple je connais la solitude et c'est très difficile." (Hacina, 1992)’ ‘— "Je pense maintenant avec ben quelques années de recul je pense que c'est un mariage que j'avais préparé, Luc s'est peu investi... matériellement hein parce que je l'ai pas épousé de force. Il était consentant, mais concrètement il s'est pas investi on s'est pas concertés véritablement sur comment on allait faire. Moi je proposais des choses il donnait son aval derrière mais ce sont mes choix qui ont été pris en compte, les démarches c'est moi qui les ai faites, qui ai sollicité les gens qui ai fait des allers-retours, les copines sur Vaulx qui nous avaient prêté leur maison et leur terrain, en fait j'étais à l'initiative de notre fête de mariage.’ ‘— Vous en avez reparlé après de tout ça?’ ‘— Non jamais, mais je pense que c'est à l'image de notre vie, qui est une vie où ben je propose je me mets à disposition je démarche je mets en place et là pour le coup ça n'a rien de culturel hein, c'est deux individus ben ma foi entièrement différents, l'un qui met en place et qui est actif et l'autre qui donne son aval ma foi dans le silence et dans la passivité, ça correspond aux années qu'on a partagées ensemble." (Hacina, 2001)’ ‘" — Est-ce qu'il y a eu des tensions?’ ‘— Oui, énormes et régulières et qui ont demeuré tout au long de notre existence, c'est cette nécessité de sauvegarder... symboliquement ben sa vie de jeune homme, ce que moi j'ai appelé argent de poche, en ne partageant que le minimum financièrement, sur la base de son salaire, en partageant précisément ben les besoins liés à la maison liés à l'entretien de la maison liés aux besoins quotidiens, et le reste était considéré comme lui appartenant et son argent de poche, et en aucun cas ce n'était dépensé de manière commune. Même si la décision pouvait être la même il se pouvait qu'on se sauvegardait une somme qui nous appartenait et qu'on usait à notre guise, mais c'était pas décidé, c'était "de toutes façons moi c'est comme ça je ne partage que cette partie là", donc du départ et jusqu'à ces dernières années ça a toujours été un point d'achoppement." (Hacina, 2001)’ ‘— "Ça a été ça a été même si ça n'était pas clairement énoncé ça a toujours été un souci aussi nos différences de carrière notre décalage par rapport à la chronologie, le décalage par rapport à nos salaires. Je ne me souviens pas précisément des montants mais je me souviens d'un poste où il a signifié qu'enfin il gagnait plus, mais je ne me rappelle pas quand et combien. D'une part on s'est connus il n'avait rien il est parti à l'armée il n'avait rien il a fait sa formation il n'avait rien et cette aspiration à gagner autant voire plus (...). Je pense qu'il a bénéficié d'une très très bonne période et je pense aussi qu'il a des compétences affirmées professionnelles (interruption téléphone). C'est étonnant ces questions parce que ça me fait penser à quelqu'un qui grandit à côté et qui s'envole au terme ça me fait penser à un ado ça me fait penser à un enfant pas à un mari.... Euh il n'y a pas un couple qui se donne les moyens d'avancer de manière interactive, l'un a démarré sa carrière permet à l'autre de démarrer pour finalement se retrouver etc. ,j'ai l'impression que c'est un peu compétitif. La conclusion c'est que maintenant Luc est arrivé professionnellement, est arrivé financièrement et que ben il s'en va." (Hacina, 2001)’

Récapitulons les résultats de l'analyse empirique concernant les choix de Temps1 spécifiés par une décohabitation de type «autonomisation individuelle» et par une rupture (n=4). Le cas de figure ne nous est pas inconnu. On l'a rencontré une première fois avec l'exemple de Leïla, en étudiant les choix spécifiés par une décohabitation «autonomisation de couple». La plupart des femmes ont eu dans la famille une place d'«aîné» — cette place faisant assumer des responsabilités ou jouir de prérogatives, allumant un conflit avec le père ou formant à la solitude — , certaines ont été en conflit avec la mère. Elles ont en commun de s'être individuées précocement et du même coup de n'avoir pas d'emblée été enfermées dans une définition sociale coextensive à la sexuation féminine. Cette particularité est à la base d'un double malentendu entre les conjoints. D'une part, la fille choisit le garçon pour sa singularité individuelle, alors que le garçon se définit principalement par son identité sexuelle masculine et attend de sa partenaire une conduite prédéfinie par la dissymétrie statutaire masculin/féminin. D'autre part, probablement à son insu, le choix de la fille se porte sur un partenaire qui dispose de moins de ressources qu'elle — qui ne la domine donc pas en tant qu'individu. L'indice le plus rudimentaire de ces ressources est l'âge. Dans trois au moins des cinq couples spécifiés par Temps1 (on ignore l'âge d'un conjoint-homme), l'écart d'âge est négatif.

L'association conjugale, durable quand l'élection mutuelle procède d'un complexe articulant les socialisations primaire et secondaire (n=3), se rompt quand le choix de la femme se branche directement sur les premières structurations de la socialisation primaire. La séparation du couple ne survient pas à un moment aléatoire mais à un tournant. Au moment où la liaison, qui rapprochait ponctuellement deux individus séparés, se transforme ou en vie de couple ou en vie familiale, c'est-à-dire en totalité une. La femme prend l'initiative de la rupture quand l'homme se montre incapable d'imaginer la transformation, c'est-à-dire la coopération d'un homme et d'une femme. L'homme prend l'initiative de rompre une liaison — qu'il ignorait devoir être temporaire —, quand il n'a plus rien à apprendre de sa partenaire. (Le départ du conjoint de Nadia, Christian, fait partie de ce cas de figure). Dans les deux cas, la rupture sanctionne l'incapacité des partenaires à négocier. On pourrait résumer ainsi l'incompatibilité des représentations et des conduites :

‘— La partenaire-femme individuée configure les conjoints en associés : ils sont appelés à travailler à la prospérité économique du ménage et à se partager les responsabilités conjugales; ils sont supposés trouver des satisfactions à vivre ensemble, tout en ayant chacun le pouvoir de développer des intérêts singuliers. ’ ‘— Le partenaire-homme tient à préserver son autonomie, qu'elle soit légitimée par la seule identité masculine ou renforcée par le statut de père. Dans une première variante, réassuré dans son identité sociale par la possession d'une «maison» où l'attendent une femme et un enfant, il reconduit l'équibrage de vie antérieur. Dans une seconde, projeté dans une trajectoire de mobilité ascendante, il change sa défroque de jeune homme pour un costume de chef de famille, tout prêt à troquer une première partenaire-initiatrice pour une partenaire moins bien dotée que lui.’

Bref, les femmes vivraient à l'heure de la famille-association, tandis que les hommes seraient portés à pérenniser les privilèges dont ils bénéficiaient par rapport aux femmes dans la famille-communauté. La conclusion n'est pas invalidée par les deux cas empiriques, corrélés à Temps2. Lidia (CS paternelle indépendant, place d'individu-héritier) et Aïcha (organisation «autocéphale», place d'individu) ont eu une liaison avec un garçon qu'elles avaient rencontré dans un lieu réservé. La rupture à l'initiative de la femme a suivi de peu le début de la vie de couple dans le premier cas, la naissance du premier enfant dans le second.

‘"— Alors Daniel et moi on s'est rencontrés à la Croix-Rousse un soir dans le quartier, moi je rentrais du cinoche et je me suis arrêtée un moment sur une petite place, et puis lui il était là il faisait les cent pas les cent grands pas (rire) et puis bon “il est bizarre ce type”je me suis dit, et puis bon j'avais le cafard j'allais pas bien j'avais envie de causer avec quelqu'un et c'était déjà... oui c'était tard et puis bon on a commencé à discuter, et puis voilà quoi on s'est rencontrés comme ça. Et puis moi je l'ai invité à boire une tisane à la maison et puis...’ ‘— Il y a longtemps que vous vous...’ ‘— Oui. Enfin on s'est rencontrés en novembre donc 90, enfin longtemps tout est relatif." (Lidia, 1992)’ ‘— "C'était un ami à un ami à moi qui se mariait, et il nous a conviés à son mariage et donc j'ai connu le père à Miriam à ce fameux mariage. On a été très attirés l'un pour l'autre donc on a passé pratiquement toute la soirée ensemble à discuter “d'où tu viens, qu'est-ce que tu fais dans la vie, t'es marié (e) t'es pas marié (e)” hein vous savez très bien ce qu'il en est. Et ensuite donc je l'ai perdu de vue pendant deux mois, j'ai eu de ses nouvelles par mon ami qui a donc été le voir parce qu'il avait été se faire opérer de l'appendicite. Il lui avait demandé de mes nouvelles, et mon copain donc lui avait remis mes coordonnées téléphoniques et il m'avait appelée. Ça s'est fait comme ça et donc on est sortis ensemble quelque temps, on a vécu ensemble jusqu'en 93." (Aïcha)’

Dans les deux cas, les partenaires sont proches par leur origine. Lidia et Daniel sont des enfants premiers-nés issus de milieux de petits indépendants. Mais Lidia était fille unique tandis que Daniel, aîné d'une fratrie de quatre, a perdu son père à sept ans et a occupé une place de quasi chef de famille jusqu'au remariage de sa mère quand il en avait treize. Au moment de leur liaison, il se voyait sans doute occuper un jour dans la société globale une place homologue à la place qui lui était échue dans l'enfance. En attendant, il vivait d'expédients, après avoir abandonné l'emploi auquel l'avait mené une formation de l'ONF après le bac. Pendant presque deux ans, les partenaires ont habité dans le même quartier, mais séparément. Devant chacun libérer leur appartement à peu près au même moment, ils en ont loué un à deux. Ils y ont vécu dans "une grande tension", et ils ont rompu deux mois après l'emménagement.

Aïcha et Mansour sont enfants de migrants algériens et tunisiens, mais ils ne sont pas des «aînés». Quand leur liaison a commencé, ils avaient décohabité l'un et l'autre et résidaient à Vaux-en-Velin. Le garçon ayant donné un double de ses clés à sa partenaire, elle a abandonné la résidence d'étudiants pour s'installer chez lui. (1988). Ils ont vécu sereinement en couple pendant plusieurs années, puis ont régularisé leur union par un mariage religieux peu avant la naissance d'un enfant. Après la naissance, le conjoint-homme s'est mis à entraver la liberté de mouvements de sa femme. Aïcha s'est d'abord repliée temporairement chez ses parents avec sa fille, croyant une réconciliation possible. Quand elle a compris que Mansour ne changerait pas d'attitude, elle l'a quitté définitivement.

Notes
419.

Question n° 91. Comment vous vous êtes rencontré avec votre mari (votre partenaire) ? Comment le mariage s'est-il décidé? Cf. annexes, p. 101. L'indication Nadine1, Faïza1 etc. indique qu'une seconde vie de couple a suivi la première rupture.

420.

P. Bourdieu a décrit et analysé dans les Trois études d'ethnologie kabyle, qui précèdent Esquisse d'une théorie de la pratique, (1972) le code d'honneur strict qui régit les conduites masculines dans la Kabylie et plus largement dans l'Algérie des années 1950-60, du moins dans les régions non encore transformées par le salariat et par les regroupements opérés sous l'égide de l'armée française. "La surveillance perpétuelle de soi est indispensable pour obéir à ce précepte fondamental de la morale sociale qui interdit de se singulariser, qui demande d'abolir, autant qu'il se peut, la personnalité profonde, dans son unicité et sa particularité, sous un voile de pudeur et de discrétion.", "Le sens de l'honneur", p. 28. "Comment se définit le sacré (hurma-haram) que l'honneur kabyle doit défendre et protéger? A cette question, la sagesse kabyle répond : “La maison, la femme, les fusils”. La polarité des sexes, si fortement marquée dans cette société à filiation patrilinéaire, s'exprime dans la bipartition du système de représentations et de valeurs en deux principes complémentaires et antagonistes. Ce qui est haram (c'est-à-dire exactement, tabou) c'est essentiellement le sacré gauche, c'est-à-dire le dedans et plus précisément l'univers féminin, monde du secret, l'espace clos de la maison, par opposition au dehors, au monde ouvert de la place publique, réservé aux hommes. (...) Dans cette logique, il est naturel que la morale de la femme, sise au cœur du monde clos, soit faite essentiellement d'impératifs négatifs. (...) L'homme, de son côté, doit avant tout protéger et voiler le secret de sa maison et de son intimité. L'intimité, c'est en premier l'épouse que l'on ne nomme jamais ainsi et moins encore par son prénom, mais toujours par des périphrases telles que “la fille d'un tel”, “la mère de mes enfants” ou encore “ma maison”. Dans la maison, le mari ne s'adresse jamais à elle en présence des autres; il l'appelle d'un signe, d'un grognement ou par le nom de sa fille aînée et ne lui témoigne en rien son affection, surtout en présence de son propre père ou de son frère aîné. (...) L'intimité, c'est tout ce qui ressortit à la nature, c'est le corps et toutes ses fonctions organiques, c'est le moi et ses sentiments ou ses affections : autant de choses que l'honneur commande de voiler.", pp. 34-38

421.

A. Sayad analyse ainsi un clivage homologue, qui sépare des membres de la même famille, Algériens et immigrés de France. " (...) Derrière les divergences qui portent, apparemment, sur les modes de consommation, sur les objets de consommation, sur le prix à payer (...) etc., derrière toutes ces querelles, ce sont les rapports sociaux, et les rapports de compétition, entre groupes et fractions de classes que leurs trajectoires propres ou leur histoire commencent à séparer et à opposer, qui constituent l'enjeu réel des luttes qui se dessinent à l'intérieur des groupes sociaux (que l'on continue à identifier selon un mode de perception et un principe d'unification qui doivent encore beaucoup à l'ordre social antérieur : l'unité parentale en tant que telle ou, de proche en proche, en tant que modèle archétypal de toute relation sociale, ce modèle pouvant s'élargir jusqu'à englober toute la nation, tous les Algériens sont «frères» ou «comme frères», etc.).", A. Sayad, La double absence, coll. Liber, Seuil, Paris, 1999, p. 170.

422.

A la différence de Nora, Leïla adopte d'emblée une posture énonciative d'objectivation, comparant plusieurs des traits qui distinguent les deux conjoints. Ce n'est pas la socialisation scolaire mais la socialisation familiale primaire, complétée par les expériences faites sous le couvert du statut d'étudiante (de lycéenne), qui a permis l'acquisition de ces compétences — changement de posture mentale, pratique du recul réflexif. Cf. supra, notamment pp. 162-163.

423.

Ces fêtes étaient fréquentes à la fin des années 1970. Cf. par exemple les fêtes mentionnées par Assia, supra p. 347.

424.

M. Bozon et F. Héran, "La découverte du conjoint" II, Population, 1, 1988. Cf. également M. Bozon, "Les femmes et l'écart d'âge entre conjoints : une domination consentie" I et II, Population, 2 et 3, 1990. Plus généralement, sur les unions conjugales, L. Roussel, Le mariage dans la société française contemporaine, PUF-INED, Paris, 1975; S. Chalvon-Demersay, Concubin concubine, Seuil, Paris, 1983; J. Kellerhals, N. Languin, J.F. Perrin, G. Wirth, "Statut social, projet familial et divorce", Population, 6, 1985; M. Glaude et F. de Singly, "L'organisation domestique : pouvoir et négociation", Economie et statistique, 187, 1986; F. de Singly, Fortune et infortune de la femme mariée, PUF, Paris, 1987 (1); F. Battagliola, La fin du mariage? jeunes couples des années 80, Syros/Alternatives, Paris, 1988; H. Léridon, C. Villeneuve-Gokalp, "Les nouveaux couples : nombre, caractéristiques et attitudes", Population n° 2, 1988; C. Villeneuve-Gokalp, "Du mariage aux unions sans papiers : histoire récente des transformations conjugales", Population, INED, n°2, 1990.

425.

Sur cette question, cf. J. Streiff-Fenart, Les couples franco-maghrébins en France, Logiques sociales, L'Harmattan, Paris, 1989.

426.

On emprunte la notion d'écart d'âge à M. Bozon (1990, 2), p. 331 note 1. C'est la différence entre l'âge de l'homme et l'âge de la femme. Selon que l'homme est plus âgé — cas modal — ou plus jeune, l'écart est dit positif ou négatif. Les travaux sur la question montrent que l'importance des écarts (positifs) dépend de l'âge de la femme au moment de la formation du couple. "Plus la femme commence tôt sa vie de couple, plus le partenaire choisi est éloigné par l'âge. (...) L'écart passe ensuite en dessous de 3 ans (à 20 ans), et décroît progressivement pour n'être plus que de 9-10 mois lorsque la femme a 25 ou 26 ans (7% des premières unions). Ces mariages «égalitaires» (par l'âge) pèsent cependant bien faiblement dans l'écart global, car la probabilité pour une femme de former une première union décroît rapidement avec l'âge, en raison notamment de la concurrence des femmes plus jeunes.", pp. 332-333. Cf. également les résultats de l'Enquête «Situations familiales» (1986), Tableau 7, p. 342. Dans les unions qui ont débuté entre 1977 et 1985 (celles des enquêtées s'étendent entre 1973 et 1989), l'écart moyen est de 20 mois ou de 31 mois, selon que l'union a commencé par une cohabitation ou par un mariage. Les écarts d'âge repérables dans la population des «aînées» sont tout à fait atypiques, à la fois parce qu'ils sont négatifs et parce qu'ils sont indépendants de leur âge à la formation du couple.(On a évalué les écarts d'âge en années pleines et non en mois)

427.

Cf. supra, p. 402.

428.

On a vu que les lycéennes filles d'ouvriers, comme Inès ou Christine, rejettent les garçons scolarisés dans le même lycée qu'elles, c'est-à-dire dans des sections générales ou tertiaires.

429.

Le refus du "mariage et du tralala" confirme le primat de légitimité salariale sur la légitimité familiale. Cf. supra, pp. 404-405.

430.

Nadine "n'a pas suivi", pour reprendre le langage de Nadia qui est aussi celui de la mère de Nadine. Celle-ci a volontiers accueilli sa fille après la rupture, tout en estimant qu'elle aurait dû s'adapter au tempo de son conjoint. La recohabitation temporaire avec les parents n'a rien d'exceptionnel : 20,6% des garçons et 21,8% des filles ayant connu une rupture sentimentale retournent vivre chez leurs parents. Source: enquête complémentaire à l'enquête Emploi de 1992, citée par O. Galland (1995).

431.

La transformation des conduites masculines décrite par Fadila rejoint la forme d'évolution que les Peyranais des années 1950 décrits par Laurence Wylie jugeaient adéquate. "Avant de sortir définitivement de l'enfance, l'adolescent passe par une sorte de stade intermédiaire où il doit apprendre à distinguer le code idéal du code réel — étant entendu que ce dernier ne se formule jamais officiellement et ne s'appréhende donc qu'à travers l'expérience. Un jeune homme comme Roger Prayal, trop sage, trop posé pour son âge, n'acquiert pas assez d'expérience. Il ne saura jamais ce qu'on peut faire, en réalité, et ce qu'on ne peut pas faire. « Il faut se faire une idée de la vie » dit-on ici. (...) On ne devient sérieux que lorsqu'on a goûté les excès au point de leur préférer la modération. Un jeune homme doit fuir les responsabilités au maximum; il doit vivre d'une manière aussi indépendante que les circonstances le permettent. Il doit rompre avec la vie de famille, du moins dans un premier temps; par la suite, il découvrira combien l'on se sent seul et il sera alors prêt à sacrifier une partie de son indépendance pour sa famille.", L. Wylie, Un village du Vaucluse, trad. franç., Gallimard, Paris, 1968, pp. 150-151.

432.

On emprunte l'expression à Max Weber, Economie et société, trad. franç. 1971, Presses-Pocket, Paris, 1995, tome 2, p. 133. "L'honneur «ethnique» est l'honneur spécifique de masse parce qu'il est accessible à tous ceux qui appartiennent à la communauté d'origine à laquelle ils croient subjectivement."

433.

Sur les effets du salariat sur l'organisation familiale à la génération des parents, cf. supra, l'argent, pp. 83-85. Dans le cas de Fadila, il est probable que l'une des composante de son pouvoir de séduction sur son futur conjoint est sa peau blanche et ses cheveux châtains. "Il y a aussi le physique qui compte… vachement. Ma mère elle nous trouve... enfin elle nous trouve belles c'est pas vraiment ça mais elle trouve que... on a quelque chose quoi, on a la peau très blanche. C'est des critères qui passent vachement bien chez les Arabes, alors elle me dit “vous auriez pu trouver un... un ministre” carrément (rire).Les Arabes ça parle comme ça, ça extrapole vachement." (Fadila)

434.

Fadila n'associe pas la notion de solitude au tête-à-tête avec un garçon, comme Nora, mais à l'absence d'hommes dans une compagnie de femmes.

435.

Le conjoint de Fadila, à ce qu'il dit lui-même, s'est rendu compte qu'il était lié affectivement à ses proches, y compris à ses sœurs, au cours de la période où il en était séparé : pendant son service militaire en Algérie.

436.

Fadila estime qu'un garçon devient sérieux quand il se convertit à la discipline du travail pour l'amour de sa femme, Esma juge sérieux un garçon qui attache de l'importance au lien conjugal. De Temps1 à Temps2, la dynamique s'est réifiée.

437.

Esma rabat la valeur du mariage religieux musulman sur des «fiançailles», qui précèdent le mariage à valeur juridique, le mariage civil.

438.

Le caractère de processus de l'association conjugale a été souligné par Odile Bourguignon. " Le couple vit, chacun évoluant pour son compte et la relation se transformant progressivement elle-même avec de possibles asynchronies que les aléas de la programmation d'enfants manifestent très vivement. (...) Les événements externes, qu'ils soient professionnels, sociaux, familiaux sont autant d'impondérables qui s'ajoutent aux autres.", "La question de l'enfant", L'Année sociologique, 37, 1987, p. 106 sqq.

439.

L'alliance dissymétrique entre Luc et Hacina pourrait faire penser à celle du «jeune homme» qui apprend auprès d'une «femme» plus expérimentée, qu'on trouve dans l'œuvre de Balzac. Mais dans Balzac, ils font partie l'un et l'autre de ceux qui n'ont rien gagné au développement du capitalisme. Cf. P. Barbéris, Balzac, une mythologie réaliste, Larousse, Paris, 1971. Dans le contexte de la «société salariale», les deux conjoints se trouvaient en compétiton, comme le remarque Hacina. Après la séparation, Luc a choisi rapidement une seconde partenaire, qui disposait de moins de ressources que lui.