L'essor des emplois du travail social à partir des années 1970 477 en a fait une voie de rattrapage pour des jeunes issus des catégories supérieures et mal pourvus en titres scolaire et une voie de promotion pour des enfants d'ouvriers, de petits commerçants et d'employéss 478 . Dans les limites de l'enquête, ils ont constitué un pôle d'attraction pour les filles de migrants occupant une place de représentant dans une famille-communauté, et/ou socialisées dans une famille où restaient des traces d'intégration dans une communauté villageoise. Mais les velléités des non maghrébines (Isabelle et Gabrielle; Thérèse) n'ont pas abouti, tandis que cinq enquêtées d'origine algérienne, soit le quart de la sous-population, ont accédé à un emploi stable d'éducatrice, d'animatrice ou d'éducatrice de jeunes enfants à l'issue de leurs études. Dans les quatre cas corrélés à Temps1, le recrutement dans ces emplois d'encadrement a été facilité par les compétences acquises sur le tas dans les petits boulots de l'adolescence. En outre, les dispositions intériorisées au cours d'une socialisation familiale à base de régulations personnelles étaient en consonance avec l'armature organisationnelle et idéologique du travail social.
Reportons-nous à l'analyse, faite par Jeannine Verdès-Leroux, de la genèse du travail social et des modes de contrôle social qu'il a mis en œuvre. Institutionnalisé dans la seconde moitié du XIXe siècle pour contenir les menaces inhérentes à la proximité spatiale, dans l'espace urbain, des classes dominantes et des classes dominées potentiellement «dangereuses», il s'est complexifié et diversifié dans la seconde moitié du XXe siècle. C'est l'Etat qui le coordonne et le subventionne, fixe les différentes formations professionnelles et garantit les qualifications 479 , définit les politiques. Mais tandis que les décisions politiques ont créé l'école laïque pour inculquer une conscience nationale et républicaine à la paysannerie et la soustraire à l'influence des notables locaux et du clergé, elles ont délégué l'encadrement des prolétaires urbains aux institutions privées héritières du bénévolat d'inspiration bourgeoise et catholique. Ces décisions ont fait coexister deux instances différentielles. Il suffit de comparer grossièrement l'organisation de la profession d'enseignant du second degré et celle des professions du travail social pour repérer l'hétérogénéité de deux cohérences, qui ressortissent respectivement à la sociation et à la communalisation.
Décrivons la figure du «professeur» du second degré, en particulier du second cycle, en poste dans les années 1960 et 1970. C'est un praticien asexué de savoirs objectivés coïncidant avec le découpage d'une discipline scolaire. Il a été titularisé après succès à l'agrégation ou au CAPES. Ces concours, en particulier le premier, trient les candidats en fonction de compétences générales et spécifiques testées dans des exercices scolastiques écrits et oraux, l'importance des compétences pédagogiques — assimilées à des qualités «naturelles» variant selon les individus — étant jugée seconde. Le chef d'établissement n'étant pas habilité à porter de jugements pédagogiques, le professeur organise son travail de façon autonome, s'assujettissant de lui-même à des normes formelles de comportement : ponctualité et assiduité, discipline plus ou moins souple dans les classes, relations avec les élèves à bonne distance — ni trop loin, ni trop près — , résultats scolaires en cohérence avec ceux de l'établissement 480 .
A la même époque, le travail social s'arme d'une vulgate psychologique et psychanalytique mâtinée de catholicisme social, qui occulte les conflits sociaux et les rapports de force. Le travailleur social a cessé de s'incarner dans une assistante sociale sourcilleuse, morigénant la classe ouvrière et surveillant sa moralité. Sélectionné(e) après un entretien où l'authenticité de sa «vocation» a été testée 481 , il-elle s'est métamorphosé(e) en praticien(ne) de la relation, ayant affaire à des personnes singulières qu'il convient de «respecter». Il a appris pendant sa formation que des ratés dans les développements relationnels de la petite enfance entraînent ses «clients» vers des conduites anomiques et les empêchent de «s'épanouir». Il lui revient, ou il revient à l'équipe, d'«être à leur écoute» et de compenser leurs carences par les moyens qu'il juge les plus efficaces. A la limite, par exemple dans le cas de l'éducateur en milieu ouvert, l'activité professionnelle n'est pas prise dans des obligations horaires puisqu'elle consiste à accompagner les jeunes ou jeunes adultes dans leurs activités ordinaires. L'objectif déclaré est de concilier l'adaptation de chaque «sujet» à l'ordre social avec son propre «épanouissement» 482 . L'identification des sociétés complexes à une communauté resserrée par des liens familiaux et/ou religieux peut s'interpréter, au choix, comme une vision prophétique ou comme un coup de force idéologique, mais il n'est pas douteux qu'il existe une concordance entre ce schéma et les dispositions générées par une socialisation dans une famille-communauté. La place d'animatrice ou d'éducatrice dans un centre social, une institution, un quartier, a des chances de se confondre plus ou moins avec une place de sœur aînée, dont la domination, tout enrobée dans les liens affectifs, n'est pas perçue comme telle par l'intéressée 483 . L'engagement personnel que l'emploi social requiert de par son armature même fait ressortir les fondements sociologiques des variations entre les débuts. Pour organiser leur étude, on les a classés en deux sous-ensembles, les débuts modaux (n=2) et les débuts incertains (n=3).
Les débuts constituant le premier sous-ensemble sont définis par l'équivalence entre le titre et le poste. Ceux de Hacina («société salariale» Temps1, CS indépendant, place de représentant, sortie niveau IV échec au bac), font suite à une formation de monitrice-éducatrice ouverte aux titulaires d'un BEPC, ceux de Firouz («société salariale» Temps2, CS ouvrier-fonctionnaire, place de fille, sortie niveau III DEUG de sociologie), à une formation d'éducatrice de jeunes enfants. Les impétrantes ont obtenu leur diplôme, l'une à 22 ans (1985), l'autre à 27 ans (1994).
‘— Pour Hacina, la fin de la formation marque le début d'un plan de carrière articulant le choix qu'elle a fait du travail social avec la réussite professionnelle ardemment désirée par le père. Dès qu'elle a son diplôme elle passe un concours de la Ville de Lyon et devient fonctionnaire territoriale. Trois ans après son entrée dans un premier poste (enfants), elle se fait muter dans un second (adolescents), passe la sélection à la formation d'éducateur spécialisé, qu'elle suit tout en travaillant. Une fois titulaire du DEES, elle passe un concours organisé à l'échelle de la Région, pour occuper un poste de prévention en milieu ouvert. Admise, elle entre dans son nouvel emploi à 29 ans (1992). La période des débuts est terminée.’ ‘— Dans le cas de Firouz (Temps2) on ne trouve pas trace de la dynamique qui a poussé Hacina en avant. Dans sa famille, il n'entre pas dans les attributions du père de peser sur le devenir professionnel des enfants, et la mère est moins préoccupée par cette question que par le mariage de sa fille. Firouz a pris d'elle-même la décision de devenir EJE, au cours de ses études de sociologie. Plusieurs années de travail dans la restauration rapide lui avaient fait mesurer l'intérêt d'un emploi qualifié, et elle était rebutée par la sociologie qu'elle jugeait "compliquée". Elle a donc puisé dans l'expérience acquise dans la sphère familiale — second enfant de la fratrie, née après un garçon, elle avait secondé sa mère dans l'élevage de ses frères et sœurs plus jeunes. Elle a passé la sélection à l'école d'EJE l'année de la licence, obtenant les UV de DEUG qui lui manquaient avant de quitter la fac. L'année suivante, elle disait apprécier la formation d'EJE et se félicitait de son choix. ’ ‘— "J'ai pas eu mon bac et je crois que... c'était peut-être pour moi mieux parce que sinon il aurait fallu que j'aille à la fac. J'avais pas envie du tout d'aller en faculté parce qu'encore une fois j'avais pas envie d'être noyée dans la masse; j'ai eu envie d'être dans quelque chose de moins... moins énorme moins gigantesque, une promo quelque chose de plus cadré où je puisse être reconnue. (...) Et donc finalement avant l'épreuve du bac j'avais déjà passé la sélection auprès de l'organisme de formation d'éduc et je savais déjà que j'y entrais. En tout cas je me serais pas... je me serais pas laissée sans projet sans avenir quoi, j'attendais pas le mois de juin les résultats pour savoir ce que j'allais faire de moi, et jusqu'à présent j'ai pas de de trous dans mon histoire professionnelle, ça s'enchaîne régulièrement." (Hacina)’ ‘"— Ce que tu es aujourd'hui, c'est lié à des choses qui se sont passées pendant les années d'étude?’ ‘— Oui oui. Mon choix de faire éducatrice par exemple.’ ‘— Comment ça t'est venu?’ ‘— Ça m'est venu parce qu'il fallait que je choisisse que je devienne quelqu'un quoi... enfin oui quelqu'un, donc c'est par le biais de mes études que c'est venu petit à petit.’ ‘— C'est lié à l'expérience de la vie active?’ ‘— Peut-être oui. Oui. ’ ‘— Qu'est-ce que ça t'a appris?’ ‘— Ben par rapport au boulot que j'ai fait donc, c'était certain que je ferais pas la même chose toute ma vie oui, c'est tout.’ ‘— Qu'est-ce qui te paraissait insupportable?’ ‘— Ben c'est pas des choses... comment dirais-je... ben faire des ménages être serveuse déjà c'est pas quelque chose d'enrichissant, non moi c'est pas comme ça que je voudrais vivre, c'est pas quelque chose qui pourrait m'aider à m'épanouir dans un domaine ou.. "(Firouz)’Les «débuts incertains» rassemblés dans le second sous-ensemble sont spécifiés par Temps1 et par une sortie au niveau IV. Ils s'orientent respectivement vers un rattrapage (Leïla, «équilibrages archéomodernes», place de fille-représentant et d'individu, échec au bac A), vers l'immobilité (Dalila, «société salariale», place de fille, bac A, diplôme de monitrice-éducatrice) et vers une activité professionnelle intermittente (Nora, «équilibrages archéomodernes», CS ouvrier-fonctionnaire, place de fille-représentant, bac A).
Dans la vie de Leïla adolescente, le travail social a pris une plus grande place que la scolarité. On sait qu'elle a combiné le travail d'animation avec un apprentissage sur le tas du métier, qui s'appuyait sur la coopération entre des jeunes comme elle et des adultes plus expérimenté(e)s. Il allait de soi que l'étape suivante serait la formation en trois ans au DEFA. Les deux échecs successifs au bac, sans parler de leur caractère humiliant, lui barrant la route directe, elle a pris la voie lente de la formation en alternance. Sans hésiter. Elle-même et son amie Samira qui avait elle aussi échoué au bac ont immédiatement fait la démarche de passer la sélection au CAPASE (première version du DEFA) à la Préfecture du Rhône, et ont été admises. Comme elle le dit très clairement, elle tenait à disposer d'une marge d'initiative par rapport à ses supérieurs. Son accès à un poste fixe à 24 ans coïncide avec la réussite aux premières UV (1984). La soutenance du DEFA en 1993 clôt des débuts d'une durée de plus de quinze ans, si on les fait commencer à l'adolescence.
‘— "S'il fallait recommencer... si j'avais eu le bac j'aurais été à Grenoble faire un IUT je m'en sortais en trois ans d'études et puis c'est bon; mais comme j'avais pas le bac il fallait que je fasse ça en UV en unités de formation que vous payez vous-même et si vous avez un employeur il le paie. J'ai eu ma sélection c'est très bien pour entrer dans le cycle, et j'ai bossé à mi-temps dans un quartier à Décines. J'ai demandé à mon employeur de me payer mon diplôme parce qu'il fallait absolument que je me forme, sinon je restais toujours dans les emplois de vacataire en fait. Parce qu'on a pas de... on a des responsabilités au niveau des gamins mais c'est eux qui décident, nous on... (geste)." (Leïla)’ ‘—" Le DEFA c'est bac+3 le niveau donc j'ai vachement eu de difficultés. (...) J'allais sur mes 23 ans et entre 20 et 22 ans je n'ai fait que de l'animation de rue j'étais dans la rue donc j'écrivais plus et je parlais... pour me faire comprendre il fallait que je parle le langage de la rue, donc j'avais perdu vachement de trucs, alors il a fallu que je travaille et j'ai bossé. Et toutes mes années de Brossolette où je disais la la la je me prenais pour Madame, et ben là il a fallu que je bosse donc j'ai bossé bossé bossé et j'ai eu 2 UV sur 3 484 . Et après comme par miracle j'ai eu mon premier poste de responsable à Bron, donc j'avais fait un CV et puis ils m'ont appelée à l'entretien et avec la formation j'étais encore plus... à chaque fois que je me formais, à chaque fois je m'affirmais un peu plus sur ma détermination, c'est-à-dire ne plus être l'émigrée de service, parce que je travaillais beaucoup avec les Arabes beaucoup." (Leïla)’Le travail social n'a pas tenu la même place dans la vie d'adolescente de Dalila et dans sa vie d'adulte. La période de flou ouverte par son succès au bac alors que ses amies avaient échoué n'a pas été close par ses débuts professionnels mais par la venue au monde de ses enfants.
‘La bachelière n'avait pas encore 19 ans, il en fallait 21 révolus pour passer la sélection à la formation d'éducateur spécialisé; de nationalité algérienne, elle n'avait pas de bourse. En attendant d'avoir le bon âge, elle a pris un emploi de surveillante et s'est inscrite à la fac en psychologie. La troisième année, de guerre lasse, elle a commencé une formation de moniteur-éducateur. C'était le premier renoncement. Ses débuts d'éducatrice patentée couvrent une période de huit ans, interrompue par un arrêt d'un an à la naissance du premier enfant (1987), qui va de l'obtention du diplôme (1984) à la décision de mettre en monde le second enfant (1992). Le second renoncement a été provoqué par l'échec d'une expérience pédagogique où elle avait investi toute son énergie et plus largement par des doutes sur l'efficacité sociale des actions éducatives. Le projet d'entreprendre une seconde formation plus qualifiante a été abandonné : le rééquilibrage privilégiait l'engagement dans la vie conjugale et familiale. Dalila a travaillé de 1984 à 1987 avec des handicapés, puis avec des adolescent(e)s dont la garde avait été retirée aux parents. On comparera le discours qu'elle tenait au début de 1991 et à l'automne 1993. ’ ‘" — Parle-moi du travail avec les cas sociaux et du travail avec les handicapés.’ ‘— Alors les cas sociaux ce sont des enfants qui sont placés à cause de problèmes familiaux on va dire en gros, donc il y a une rupture avec la famille et notre but... on va dire but entre guillemets parce que c'est pas facile... c'était de les réintégrer dans la famille quoi, de comprendre ce qui s'était passé pour... pour en arriver à cette rupture là, et d'essayer de retrouver une place au sein des parents, voilà. Alors c'était difficile parce que c'étaient des cas difficiles des histoires pas possibles parfois jusqu'à des incestes, enfin des enfants maltraités etc quoi. Alors ça ça me motivait beaucoup parce qu'il y avait un but quoi, enfin il y avait quelque chose à atteindre, et que quand on l'atteignait ben on était content, alors qu'avec des handicapés... Alors c'étaient des handicapés mentaux, faut pas se leurrer les handicapés ils progressent à quantité... bon, et alors ça pour moi c'était... je supportais plus quoi. Et puis cette routine surtout, on n'avait pas à... on s'opposait pas à des... enfin moi j'avais pas l'impression d'avoir des individus entiers en face de moi quoi, je veux dire je pouvais les modeler comme je voulais, je pouvais en faire ce que je voulais quoi il suffisait de dire les choses une fois et puis tout était fait." (Dalila, 1991)’ ‘— "Au début de la création du groupe d'adolescentes, bon c'est vrai que j'avais une place ... on m'avait donné une place assez importante dans ce truc là, et j'ai repoussé ma grossesse d'un an et demi pratiquement, pour ne pas lâcher le groupe à sa création et pour ne pas le lâcher en route. Ça va loin quand même hein, maintenant je me dis "Oui le boulot dans ta vie privée il prend une place..."’ ‘— Maintenant tu vois plus les choses pareil?’ ‘— Voilà je vois plus les choses de la même façon. A l'époque ça m'avait pas posé ... c'était pas un dilemme quoi, c'était “bon ben tant pis je vais repousser et puis voilà”. Et maintenant je me dis “mais quand même quand même”. (Dalila, 1993)’ ‘— Tu envisageais il y a trois ans de passer le diplôme d'éducatrice spécialisée.’ ‘— (...) Par moments j'ai envie de .. j'ai envie d'être un peu plus chez moi, d'être un peu plus… d'avoir un boulot où en arrivant à la maison ben j'y pense plus quoi, ne plus donner autant de soi-même. Et bon en étant éducatrice spécialisée, je trouverai pas je pense pas un poste (rire) où on n'ira pas me titiller à des endroits où des fois j'ai pas envie j'ai plus envie d'être... embêtée quoi. Je crois qu'on s'use hein, parce que en fait dans le boulot je suis pas ... c'est vrai que bon je suis diplômée depuis un certain nombre d'années je sais plus ça doit faire sept huit ans maintenant, mais je suis dans le métier depuis plus longtemps que ça puisque j'ai commencé à 15 ans pratiquement à faire de l'animation, et que j'ai toujours beaucoup donné à chaque fois. J'en ai 32 maintenant moi je considère que ça fait à peu près 17 ans quoi que je suis dans le social... et bon.. ça va quoi (rire). Et puis et puis surtout on finit par plus trop y croire, on finit par se dire que... quand on revoit les anciens, les anciens qui sont passés avec vous ou ailleurs, sur .. je sais pas il y en a peut-être 10% qui s'en sortent, les autres sont toujours dans une misère... financière morale et compagnie; je sais pas et puis quand on les écoute parler souvent ils disent “oui en fait vous vous êtes fait plaisir quoi, vous avez pensé que pour nous il fallait ça et ça, il fallait que ce soit comme ci et comme ça... mais nous là-dedans on a suivi pour vous faire plaisir”. Bon c'est vrai que c'est aussi comme ça que ça fonctionne hein, oui c'est comme ça que l'individu évolue c'est toujours en prenant des modèles, mais bon les résultats ils sont ... décevants. Bon on fait ce qu'on peut, j'ai pas mauvaise conscience hein .. mais bon... j'ai plus trop envie quoi, plus trop envie d'être mêlée là-dedans. " (Dalila, 1993)’A première vue, la stabilisation de Nora dans le métier d'animatrice est en homologie avec celle de Leïla. Après avoir abandonné ses études universitaires au bout d'un an et fait des petits boulots déqualifiés, elle est recrutée comme stagiaire dans le centre social de ses vacations d'adolescente et titularisée l'année suivante sur un poste fixe. Elle a 24 ans (1984). Un examen plus attentif montre que, loin d'anticiper et de s'assurer une marge d'autonomie en préparant le DEFA, elle est heureuse, au moins dans un premier temps, d'occuper dans une équipe une place homologue à celle qu'elle occupe dans la famille. Elle a la responsabilité d'un groupe d'adolescents, elle prépare un diplôme de directrice de colonie de vacances.
‘— "Au niveau du centre social on m'a proposé un stage d'un an, qui s'appelait à l'époque stage volontaire qui n'existe plus actuellement hein. (...) Donc à l'occasion de ce stage j'ai commencé une formation, et puis au niveau du boulot bon je me suis intégrée dans l'équipe et j'ai créé, puisque c'était un secteur qui n'existait pas, le secteur pr-adolescent, c'est-à-dire le groupe la tranche d'âge d'enfants entre 12 et 15 ans, donc c'est moi qui ai occupé ce poste. (...) Ensuite on m'a proposé de devenir salariée de l'association et bon j'ai continué à travailler avec l'équipe." (Nora)’Sa socialisation primaire, qui l'a dans un même mouvement intégrée dans un quotidien ritualisé rythmé par un tempo collectif, et vouée à la réussite scolaire et sociale, l'a préparée à occuper une place de médiateur dans une communauté pacifiée où le temps ni l'argent ne se comptent. Schéma simpliste qui l'expose à des malentendus et à des déconvenues. Aveugle à la complexité des sociétés modernes, elle assimile la société globale à une communauté de type villageois. En outre, sa place duelle de «fille» et de «représentant» recèle des contradictions restées latentes pendant l'enfance, parce que la récurrence des activités journalières collectives à la maison, dans le quartier et à l'école soudait les trois mondes en un même ensemble unifié. La dualité a commencé à être pesante au moment de l'adolescence — la jeune adulte de la vie privée clandestine redevenait une petite fille dans l'espace domestique. Elle est devenue insoutenable pour l'adulte de 30 ans, qui s'est sentie triplement brimée. Parce qu'elle interprétait son impuissance à obtenir un logement du 1% patronal dans une autre commune que Vaulx-en-Velin comme la preuve qu'elle était stigmatisée dans la société globale au même titre que ses client(e)s arabes. Parce qu'elle avait un pouvoir d'initiative limité et devait se plier aux consi gnes de ses supérieurs hiérarchiques. Parce que le travail prenant de l'animation l'empêchait d'occuper pleinement sa place de femme, mère de deux enfants qui grandissaient. Elle a démissionné de son poste d'animatrice (1990), conservant seulement des vacations de formation d'adultes au GRETA.
‘— "(...) Ces gens [les «immigrés» du quartier] quand ils me venaient me voir en me rapportant leurs problèmes, bon c'est que réellement ils avaient vécu quelque chose de raciste, mais moi comme je devais véhiculer une image... je veux dire j'avais des directives et je devais rester le plus objective et le plus neutre possible. A un moment donné c'était plus possible, parce que de par ma vie personnelle moi-même j'étais confrontée à ces problèmes de racisme. Moi je veux dire quand pendant huit ans on cherche un appartement et qu'on nous le refuse parce qu'on n'a pas la carte d'identité française et qu'on porte un nom à consonance étrangère, je me dis “Mais merde c'est vrai ils ont raison ces gens”. Alors j'en suis arrivée au point de me dire “C'est complètement les leurrer que de le faire croire et de leur ouvrir une structure dans un quartier où tout est rose où tout est bien où on est tous français européens arabes frères et sœurs, c'est complètement les leurrer et leur donner de l'illusion que de leur faire croire ça, alors que dans la réalité dans la société c'est pas vrai. On n'est pas intégrés on nous refuse le droit à l'intégration, on nous refuse ce choix là et moi-même je le vis quotidiennement. (...) Et puis bon il y avait aussi bon le problème que j'avais des enfants et que j'avais pas pris de temps pour les éduquer et que bon j'avais envie de vivre en tant que femme. Et que bon c'est vrai depuis l'âge de 16 ans j'ai toujours... je me suis toujours battue pour quelque chose. Bon au départ c'était pour pouvoir faire des trucs d'adolescente que j'ai pas pu faire quand j'étais plus jeune euh pouvoir faire tout ce qui m'était interdit par mes parents donc je profitais du lycée pour le faire, ensuite c'était...ben fallait que je me marie pour partir de chez moi, ensuite il fallait que je travaille parce qu'il fallait payer le loyer et que j'avais pas pris l'habitude moi de penser à ça tellement j'étais prise par autre chose, et que bon j'ai eu des enfants en fait et puis j'ai .... en fait j'ai toujours fait les choses... en retard quoi. Alors c'est vrai que je fais des enfants et six ans après je me dis “Merde j'ai pas eu le temps de les élever il faudrait peut-être que... et là vraiment depuis trois mois je vis ma vie de femme, de femme tout simplement. J'emmène mes enfants à l'école je fais mon ménage j'élève mes enfants.’ ‘— Et tu envisages de continuer à les élever pendant très longtemps...’ ‘— Je sais pas on verra. (...) maintenant je suis fatiguée, et puis je me dis “Il faudrait peut-être faire les choses dans l'ordre chaque chose en son temps”, donc je fais les choses que j'ai pas... auxquelles j'ai pas pensé et que... eh ben qui me semblent importantes... et que pour l'instant ma priorité c'est l'éducation de mes enfants." (Nora)’La démission de Nora, en partie homologue au désengagement de Dalila — elles ont occupé l'une et l'autre des places de fille et non d'individu —, signifie également que l'appartenance au monde d'origine et l'inscription dans la société globale sont pour elle inconciliables. C'est d'abord une réaction de dignité blessée face à l'expérience de discrimination. Mais c'est aussi un retour à l'ethos incorporé, — dans le lexique de Nora, à la «culture» d'origine — c'est-à-dire à l'ordre des choses, à la vie de femme, à la succession des âges de la vie. Elle démissionne parce que sa vie ne la rend pas heureuse et que son exemple même la rend sceptique sur les possibilités d'intégration des gens comme elle dans la société globale. Son discours, qu'on n'a pas cité intégralement, retrace très précisément l'évolution qui aboutit au revirement. Bien qu'un trajet de ce type soit représenté dans l'enquête par ce seul cas, il exemplifie un phénomène massif, la solidité de roc des premières structurations incorporées en l'absence de conflit assumé, et donc de déclenchement d'un processus d'individuation «dialogique». Il témoigne aussi de la césure entre le caractère holiste des sociétés précapitalistes à économie de subsistance, et les divisions corrélatives à la division du travail dans les société modernes.
On terminera en mettant en perspective les avantages liés à un emploi sélectionnés dans les cinq cas. Le choix d'un salaire qui évolue, fait par Hacina, par Leïla et par Dalila (Temps1), montre qu'elles autonomisent la carrière salariale. Hacina y ajoute deux pratiques qu'elle se représente comme nouées ensemble, montrer ce qu'on sait faire et apprendre quelque chose, indice qu'elle définit le savoir comme une pratique sociale. Leïla choisit les échanges relationnels, qu'on sait être pour elle un mode d'accès privilégié au savoir, tandis que Dalila, plus familiarisée avec la culture méthodique savante, choisit la rencontre de gens intéressants. Les sélections faites par Nora et Firouz, les deux cas empiriques étant spécifiés presque par les mêmes variables (CS ouvrier-fonctionnaire, place de fille-représentant ou de fille), mais dans les conditions de Temps1 et de Temps2, mettent en évidence la permanence des pratiques d'un contexte à l'autre, masqué par le renouvellement de leur enrobage idéologique Nora sélectionne montrer ce qu'on sait faire et rencontrer des gens intéressants, Firouz, apprendre quelque chose et se former vite. L'une n'est portée ni à détacher le savoir de la personne qui sait, ni à penser un(e) adulte comme une personne pouvant apprendre. L'autre, comme ses homologues Joëlle, Aïcha et Zina, identifie le savoir aux savoir-faire opérationnels qu'on apprend vite à tout âge, en regardant faire. Dans les deux cas, les apprentissages laborieux sont escamotés.
Récapitulons 485 . A la fin de la phase des débuts dans l'emploi, qui s'étale sur une vingtaine d'années, entre 1980 et la fin des années 1990, un clivage s'est creusé entre une sous-population qui bénéficie, à titre individuel, des garanties du statut de salarié et une autre n'en bénéficie pas. Dans l'enquête, elles représentent respectivement environ trois quarts (n=25) et un quart (n=7) de la population
Les bénéficiaires des droits sociaux fondés sur le travail se partagent en salariées du secteur privé embauchées sur CDI — et exposées à des périodes de chômage de durée variable (n=17) —, et en titulaires de la fonction publique (n=8). Leur classement dans les catégories socioprofessionnelles «employé», «intermédiaire» et «cadre» fait ressortir la double facette du compromis de la société salariale : l'homogénéité des droits sociaux coexiste avec une hiérarchisation des positions socioprofessionnelles, que l'invention de la nomenclature des niveaux de formation a contribué à rationaliser 486 . Les sorties du système scolaire aux niveaux IV, III et II sont respectivement corrélées à des positions catégorisées «employé» (n=12), «intermédiaire» (n=5) et «cadre» (n=2). Mais le classement empirique fait aussi apparaître que cette architectonique puissante est travaillée par des tensions : des sorties aux niveaux IV et II peuvent coïncider avec la position médiane justement nommée «intermédiaire», et des sorties au niveau II avec des emplois d'attente.
L'automaticité des correspondances entre niveau de «formation» et conditions d'emploi garanties par les conventions collectives est contrariée par l'autonomie relative du monde de l'école, du monde de la haute administration et du monde de l'économie. Rappelons seulement que l'essor scolaire des années 1960-70 était interprété dans le premier monde comme un facteur de démocratisation de la culture savante, dans le second comme le socle de la formation des jeunes aux disciplines scientifiques et techniques, condition de la modernisation économique de la France, et dans le troisième de façon ambivalente. Ces décalages se combinent avec un autre, particulièrement mis en lumière par les conditions de l'enquête, la différence du rapport à la socialisation scolaire selon que la socialisation familiale s'est faite dans le cadre d'une famille-association ou d'une famille-communauté. On trouve une trace de ce double écart dans l'hétérogénéité des cursus scolaires qui débouchent sur les deux sous-ensembles catégorisés «employé» et «intermédiaire».
Si on laisse de côté la différence des niveaux de sortie, la composition de ces sous-ensembles est homologue. Ils agrègent trois sous-populations distinctes. L'une valorise dans le secteur privé marchand ou non marchand des qualifications techniques acquises soit au cours de la scolarité dans une filière scolaire technique ou une STS, soit à l'issue d'un cursus scolaire ou universitaire dans une filière générale et certifiées par un diplôme. Une autre valorise dans le secteur privé marchand ou non marchand des compétences générales scolaires et non scolaires non certifiées par un diplôme, du moins à l'entrée dans l'emploi. Enfin, une troisième accède à la fonction publique d'Etat ou territoriale, le plus souvent après la réussite à un concours administratif de niveau inférieur au niveau de sortie du système scolaire. Bien que les entrées dans l'emploi catégorisées «employé» ou intermédiaire» soient toutes spécifiées par la variable CS paternelle ouvrier, à une exception près coïncidant avec la CS indépendant, le choix pratique de l'une ou l'autre orientation n'a rien d'aléatoire. Grosso modo, une socialisation de fille dans une famille de type association préoriente dans la direction de l'équivalence du titre et du poste, la première. Une socialisation de «représentant» dans une famille à organisation «autocéphale» pousse vers la seconde direction — mais l'absence des titres scolaires adéquats risque de barrer l'accès à la catégorie «intermédiaire» et de renvoyer à la catégorie «employé». Enfin, l'articulation de trois variables descriptives, la socialisation dans une famille où persistent des résidus d'organisation «autocéphale», la mobilisation scolaire du père ou de la mère, et l'absence de responsabilités autres que scolaires, risque d'envoyer dans la direction de la fonction publique.
Il est nécessaire d'être admise à un concours A — en concours interne après réussite à un concours externe B ou directement —, pour transformer en emploi catégorisé «cadre» une sortie du système universitaire au niveau II. Sinon, on risque le confinement dans des emplois dits d'attente. On constate que deux emplois sur trois dans la fonction publique catégorisés «cadre» et obtenus après concours sont corrélées aux CS «cadre» et «indépendant», que les trois séjours dans des emplois d'attente le sont à l'absence de candidature ou d'admission à un concours administratif ou d'enseignement et aux CS «employé» et «ouvrier».
S'agissant d'individus spécifiés par la sexuation féminine, soulignons pour terminer le différentiel d'avenir, corrélé à la différence entre une double socialisation paternelle-maternelle et une socialisation uniquement ou à prédominance maternelle dans une famille où demeurent des vestiges de la famille-communauté. Un engagement durable à la fois dans le domaine de la vie familiale-et dans le domaine de la vie professionnelle, est favorisé par le premier mode de socialisation, contrarié par le second. On constate empiriquement que le primat de la socialisation maternelle, corrélée à une organisation «acéphale» ou à la décomposition d'une organisation «autocéphale» dans le contexte de Temps2, oriente indirectement soit vers des contrats temporaires, soit vers l'inactivité dès le début de la vie conjugale.
J. Verdès-Leroux (1978), pp. 144, 193-194, 203-204. Entre 1968 et 1975, le nombre des éducateurs spécialisés et des moniteurs-éducateurs est passé d'environ 10 500 personnes à 40 000; on peut évaluer le nombre d'animateurs aux alentours de 1975 à partir d'une enquête indiquant que 55% d'entre eux intervenaient dans les maisons de jeunes, les foyers de jeunes travailleurs et les centres sociaux. Il existait un peu plus de 4 000 maisons de jeunes, 500 centres sociaux, un peu plus de 600 foyers de jeunes travailleurs.
Parmi les animateurs en formation au début des années 1970, 47% étaient issus des catégories moyennes-supérieures, les 54% restants se partageant par ordre décroissant entre enfants d'ouvriers et de petits commerçants, d'employés, d'agriculteurs.La proportion des animateurs originaires des catégories supérieures était équivalente à celle des cadres supérieurs dans la population active, 32,6% pour 34,2%. J. Verdès-Leroux (1978), pp. 203-204. Il n'est pas précisé s'il s'agit des animateurs des deux sexes ou de sexe masculin.
J. Verdès-Leroux (1978), p. 102.
J.M. Chapoulie, Les professeurs de l'enseignement secondaire, Un métier de classe moyenne, Maison des sciences de l'homme, Paris, 1987.
J. Verdès-Leroux (1978). "Ecole pratique de service social (1974). « L'entretien a pour but de connaître la candidate, sa personnalité, son intérêt pour la profession, ses engagements dans des activités bénévoles ou non, les motifs de son orientation.», p. 62. (Dans le cas des assistantes sociales, l'entretien avec deux cadres pédagogiques de l'école a lieu après des épreuves écrites)
J. Verdès-Leroux (1978) : "Ces interventions ne consistent pas en une aide matérielle ou un service objectif — qui peuvent cependant servir de support — mais en une action globale à visée éducative, c'est-à-dire recherchant une transformation des individus, de leur manière de voir, de se comporter, de réagir, afin qu'ils s'insèrent mieux dans la société. Cette visée adaptative est constamment rationalisée en termes d'épanouissement du sujet qui est censé coïncider avec son utilité sociale. Conformément aux termes des lois qui organisent ces interventions, l'action éducative des travailleurs sociaux recherche explicitement l'adhésion des sujets (exemple : loi n° 70-459 du 4 juin 1970 sur l'autorité parentale, article 375-1 du Code civil).", p. 104.
P. Bourdieu, (1980,1). A propos de la domination dans les sociétés à économie précapitaliste : "(...) Dans un tel univers, il n'y a que deux manières de tenir quelqu'un durablement le don ou la dette : les obligations ouvertement économiques qu'impose l'usurier, ou les obligations morales et les attachements affectifs que crée et entretient le don généreux, bref la violence ouverte ou la violence symbolique, violence censurée et euphémisée, c'est-à-dire méconnaissable et reconnue. (...) La relation est claire entre ces deux formes de violence qui coexistent dans la même formation sociale et parfois dans la même relation : c'est parce que la domination ne peut s'exercer que sous sa forme élémentaire, c'est-à-dire de personne à personne, qu'elle ne peut s'accomplir ouvertement et qu'elle doit se dissimuler sous le voile des relations enchantées dont les relations entre parents offrent le modèle officiel, bref se faire méconnaître pour se faire reconnaître.", pp. 216-217.
Les difficultés de Leïla, rapportées aux exigences scolaires réduites des épreuves, montre que les modes d'apprentissage scolaires ne lui ont pas appris à passer des codes de l'oralité aux codes discursifs scripturaux. "La formation sera réalisée par l'addition de vingt-cinq unité de valeurs de formation, d'expérience pratique et de contrôle, portant sur des matières extrêmement disparates, souvent pratiques. Elles doivent permettre d'enrichir et de vérifier un «savoir-faire», certaines qualités («la maturité», «la sensibilité», etc). (...) L'animateur doit avant tout se connaître, et deux unités de valeur sont des entretiens-bilans : «un regard sur le passé» et un «regard sur l'avenir»; il doit «connaître ses limites», «vouloir progresser», «être capable d'élever son propre niveau»., J. Verdès-Leroux (1978), p. 202.
Cf. annexes, p. 112.
" La société salariale reste fortement différenciée, et pour tout dire fortement inégalitaire. Mais elle est en même temps fortement protectrice. Ainsi entre le bas et le haut de l'échelle de la hiérarchie des salaires, les différences de revenus sont considérables. Cependant, les différentes catégories sociales bénéficient des même droits protecteurs, droit du travail et protections sociales. C'est pourquoi sans doute ce type de société a fait preve d'une certaine tolérance face aux inégalités.", R. Castel (2003), p. 33. Sur le caractère pragmatique de la démarche qui a abouti à la construction de la nomenclature, L. Tanguy (2002), pp. 695-703.