6.2.2. logiques des parcours résidentiels

Les parcours résidentiels des enquêtées se construisent à la jonction du micro et du macrosocial. Les arbitrages individuellement réalisés à des moments clés du calendrier individuel sont conditionnés par les rapports entre les dispositions intériorisées et la force agissante de deux déterminants socio-historiques. L'un est le dispositif mis en place par la loi Barre de 1978. La transformation du financement du logement pose les bases d'un clivage entre les salariés stables et les autres 487 . L'accès à la propriété des ménages salariés pourvus d'emplois stables et en position d'épargner régulièrement est facilité par la mise en place d' «aides à la personne» — APL et prêts PAP — et de PEL. En même temps, un nombre grandissant de ménages se trouve exclu du marché immobilier locatif par la diminution de l'aide à la pierre, donc du nombre de logements construits par an, notamment du nombre de logements locatifs sociaux 488 . Or, la chute continue de la production annuelle de logements neufs, qui s'accentue après 1980 — 380 000 en 1980, autour de 300 000 à partir de 1984 — et le renouvellement très lent du parc ancien coïncident avec un surplus de demandes, lié à une croissance du nombre de ménages plus rapide que celle de la population. L'autre déterminant est la discrimination qui s'exerce en toute impunité sur le marché locatif à l'égard de la clientèle d'origine maghrébine.

‘L'ouvrage de V. de Rudder et alii 489 s'ouvre sur une histoire parente de celle racontée par plusieurs enquêtées. Un jeune chercheur anglais «black» accueilli dans une équipe de recherche parisienne, donc séjournant légalement en France, essuie de multiples rebuffades avant qu'un bailleur accepte de lui louer un studio, à condition qu'une personne solvable se porte garante du paiement du loyer. Le garant est invité à fournir une fiche de paie, sa déclaration de revenus, un relevé d'identité bancaire et la photocopie de sa carte d'identité française. L'histoire est commentée ainsi : "Ce qui caractérise ce récit n'est pas sa véracité, que personne n'a jamais cherché à contester, mais justement, et en dépit de son caractère profondément choquant, son extrême banalité. C'est une «anecdote» de plus, de celles qui suscitent chez ceux qui l'entendent, hochements de tête entendus et narrations complémentaires de variantes souvent pires encore que ce genre de mésaventure." ’

Dans les limites de l'enquête, les postulant(e)s locataires d'origine algérienne sont les seul(e)s à avoir fait massivement l'expérience de la discrimination, lorsqu'ils se sont adressés à des agences ou ont répondu à des annonces. Le refus prend souvent des formes brutales : le téléphone est raccroché quand le client fait état de sa qualité d'étranger, le logement déclaré libre au téléphone est dit occupé en face du client en chair et en os. Une interprétation plausible de cette brutalité est que le refus condense plusieurs dispositions routinisées : non seulement la prudence machinale à l'égard du mauvais payeur potentiel, mais la méfiance à l'égard de l'étranger et le racisme à l'égard des personnes que leur leur nom et/ou leur faciès inscrit d'emblée dans une sous-humanité naguère colonisée, quelle que soit leur nationalité. Il est plausible que les mêmes catégorisations sous-tendent les pratiques des gestionnaires de logement social.

On étudiera dans une première partie comment s'organisent ou se construisent les parcours résidentiels empiriques, depuis l'«autonomisation résidentielle» c'est-à-dire l'emménagement d'un couple ou d'un individu dans le premier logement non financé par les parents dit logement 1, jusqu'à son installation, pas forcément définitive, dans un logement dit logement L. L'entrée dans le logement 1 manifeste l'émancipation par rapport à la tutelle parentale, bien qu'il puisse être suivi d'une recohabitation temporaire; l'entrée dans le logement L, avec le statut de locataire ou d'accédant à la propriété, une stabilisation de l'équilibrage de vie. Dans une première partie, on repérera à quels tournants des parcours de vie correspond l'entrée dans les deux logements, y compris une éventuelle installation dans un second logement dit logement L 2, et on analysera les stratégies visant à contrecarrer la discrimination. Dans une seconde, on tentera d'articuler les rapports des individus à leur logement et à leur voisinage et les logiques de tri urbain 490 .

Notes
487.

La loi Barre s'appuie sur l'équilibrage de l'Etat de croissance, juste au moment où il commence à se déstabiliser.

488.

On se réfère à l'ouvrage de J.P. Flamand, Loger le peuple, essai sur l'histoire du logement social, La Découverte, Paris, 1989, pp. 324-325. "(...) Les chiffres explicitent très clairement cette nouvelle donne : entre 1978, première année d'application de la loi Barre et 1987, il a été financé par les pouvoirs publics 421 500 PLA [prêts locatifs aidés finançant les logements locatifs sociaux], et 816 400 PAP, soit près du double. Pour les deux tiers donc, les aides financières de l'Etat à la construction de logements vont à l'accession à la propriété. (...) Quant au statut d'occupation des logements, ces résultats sont significatifs : on comptait en 1984 5 376 000 ménages propriétaires de leur logement; 4 903 000 ménages accédant à la propriété de leur logement; 7 723 000 locataires; enfin un peu plus de deux millions de ménages logés gratuitement, locataires en meublés ou en foyers etc. Si l'on excepte cette dernière catégorie de ménages, on trouve donc 10,3 millions de propriétaires ou accédants, contre 7,7 millions de locataires. (...) Quant à la nature du logement, selon la même logique, c'est maintenant la maison individuelle qui prédomine. (...) Les effets de la loi Barre sont également sans ambiguïté à ce sujet : 58% des logements nouveaux construits en 1977 étaient des maisons individuelles, 66% en 1984.", p. 327. ( Les chiffres sont tirés de l'enquête Logement 1984 de l'INSEE). Cf. également P. Bourdieu, Les structures sociales de l'économie, coll. Liber, Seuil, Paris, 2000.

489.

V. de Rudder, C. Poiret, F. Vourc'h, L'inégalité raciste, L'universalité républicaine à l'épreuve, PUF, Paris, 2000, pp. 1-2. Sur l'apparition de la figure des jeunes de banlieue dans les années 1980, à l'occasion d'événements particuliers configurés en récits médiatisés, cf A. Battegay, A. Boubeker, Les images publiques de l'immigration : médias, actualité, immigration dans la France des années 80, l'Harmattan, Paris, 1994.

490.

Sur les pratiques résidentielles en milieu urbain et leurs transformations, cf. Y. Grafmeyer et I. Joseph, L'école de Chicago, Naissance de l'écologie urbaine, nvelle éd, Aubier-Champ urbain, Paris, 1984, 1990; C. Bonvalet, et P. Merlin, Transformation de la famille et habitat, Actes du Colloque, Paris, 20-21 octobre 1986, "Travaux et documents", Cahier n° 120, PUF, Paris, 1988; C. Bonvalet, "Le logement" in F. de Singly (dir.), La famille : l'état des savoirs, La Découverte, Paris, 1991; J. Brun et C. Rhein, La ségrégation dans la ville, concepts et mesures, L'Harmattan, Paris, 1994; Y. Grafmeyer, Sociologie urbaine, Nathan-Université, Paris, 1994; H. Vieillard-Baron, Les banlieues, Dominos-Flammarion, Paris, 1996; Y. Grafmeyer et F. Dansereau, Trajectoires familiales et espaces de vie en milieu urbain, PUL, Lyon, 1998, pp. 263-281.