différenciation du rapport au logement et tri urbain

On sait que la distribution des populations dans les espaces urbains fait coïncider les différenciations sociales et culturelles avec une ségrégation spatiale plus ou moins marquée. La séparation spatiale des communes ou des quartiers où résident les dominants et des communes ou quartiers où résident les dominés ne date pas d'hier. S'est-elle intensifiée au cours de la dernière décennie? Si on se réfère à l'enquête récente d'Eric Maurin, les données statistiques montrent que non 506 . De 1991 à 2002, les indicateurs synthétiques de ségrégation spatiale en France passent de 3,0 à 3,3 pour les diplômés > bac +2; de 2,8 à 2,4 pour les sans diplôme; de 2,1 à 2,2 pour les rémunérations fortes (1e décile), de 1,6 à 1,7 pour les rémunérations faibles (dernier décile); de 1,9 à 1,8 pour les chômeurs; et de 3,2 à 3,3 pour les étrangers 507 . Ce qui a changé depuis les années 1960, c'est la composition sociale de la population et en même temps la physionomie des villes. En simplifiant, les classes supérieures — les cadres représentent désormais près de 15% de la population active — se sont approprié les beaux quartiers, repoussant les classes moyennes-populaires vers les périphéries 508 . A Paris, et probablement dans les grandes villes, le processus est plus complexe 509 . L'arrivée des classes moyennes et en partie des classes supérieures dans de nouvelles zones urbaines et périurbaines a pour effet de concentrer les classes populaires dans les zones à fort pourcentage de logements sociaux. Cette dynamique se combine avec la stabilité des indicateurs de ségrégation spatiale, particulièrement élevés concernant deux caractéristiques, la possession de diplômes élevés et la qualité d'étranger.

Le «tri urbain», terme qu'on emprunte à Yves Grafmeyer, est produit par le jeu des interférences entre les données structurelles et les décisions individuelles 510 . On se propose d'ébaucher une analyse de ces interférences. Dans un premier temps, on tentera de repérer les corrélations entre les valeurs subjectivement attribuées au logement et la configuration du parcours en trajet ou en itinéraire. On le fera en comparant les récits et commentaires produits après coup sur les parcours empiriques qui ont abouti aux logements d'installation occupés au début des années 2000 (logements L ou L2). Dans un second, on concentrera l'analyse sur le petit ensemble de logements d'installation situés à Villeurbanne (n=10). Il s'agit de mettre en relation d'une part la coexistence de formes urbaines anciennes et récentes dans cette banlieue naguère ouvrière, d'autre part les corrélations entre valeurs attribuées au logement et localisation de ce logement dans tel ou tel quartier de la commune.

Notes
506.

Il s'agit d'une analyse secondaire des données de l'enquête Emploi menée chaque année par l'INSEE. Elles'appuie sur des échantillons représentatifs de voisinages de 30 à 40 logements adjacents comprenant des informations détaillées sur chaque personne de plus de 15 ans. "Pour mesurer le niveau de la ségrégation territoriale en France, j'ai tout simplement évalué la répartition de chaque catégorie sociale entre les 4000 voisinages observés par l'enquête, et je l'ai ensuite comparée avec une situation théorique de « mixité parfaite » (...). Les écarts par rapport à cette norme théorique sont des indicateurs de ségrégation les plus simples que l'on puisse imaginer. A ma connaissance, cette méthode n'avait jusqu'à présent jamais été utilisée pour évaluer l'évolution dans le temps des différentes formes de ségrégation.", E. Maurin, Le ghetto français, coll. La République des idées, Seuil, Paris, 2004.", pp. 8-9.

507.

"Pour chaque caractéristique, l'indicateur correspond au rapport entre la dispersion observée (écart type de la distribution) des pourcentages d'individus ayant cette caractéristique et la dispersion que l'on observerait si les personnes ayant cette caractéristique étaient réparties aléatoirement entre les voisinages. L'indicateur vaut ainsi 1 en l'absence de ségrégation selon le critère considéré et il est d'autant plus grand que la ségrégation est forte.", E. Maurin (2004), p. 92.

508.

E. Maurin (2004), p. 92.

509.

La transformation de Paris est en rapport avec sa désindustrialisation. Les cadres s'installent non seulement dans les quartiers huppés mais dans des quartiers où ils n'étaient guère représentés jusqu'alors. Cf. M. Pinçon, M. Pinçon-Charlot, Sociologie de Paris, Repères, La Découverte, Paris, 2004. "65% des actifs parisiens sont cadres supérieurs ou moyens, patrons de grandes ou de petites entreprises, ou artisans. En 1954, leur poids n'était que de 35,4%. Pour les ouvriers, les employés et les personnels de service, les chiffres évidemment s'inversent : 35% des actifs en 1999 contre 65% en 1954. La poussée des cadres est certes générale. Mais pour la France entière, elle reste plus modérée qu'à Paris. En 1962, les cadres supérieurs et professions libérales représentaient 4% de la population active de la France métropolitaine et 9,6% à Paris. Ces taux étaient respectivement de 12% et 35,3% en 1999. Cela n'est pas tellement dû aux beaux quartiers, où le taux des cadres était déjà élevé, mais aux quartiers à dominante populaire relative, où leurs taux doublent. Ce qui est d'autant plus important que le recul démographique parisien se fait moins sentir dans les quartiers populaires de l'est, le 13e et le 19e arrondissements étant même stables sur la période. Le processus d'embourgeoisement n'est donc pas tellement dû aux beaux quartiers, mais davantage à une diffusion des catégories supérieures sur l'ensemble de la ville.", p. 60.

510.

"En un sens, la distribution des activités et des populations dans la ville peut se lire comme l'effet collectif des choix opérés par une multitude d'agents particuliers (habitants, entreprises, institutions, etc.) Mais, réciproquement ces données structurelles préexistent aux décisions individuelles dont elles délimitent le champ des possibles. La question du logement et celle des mobilités se situent tout particulièrement au carrefour de ces deux registres, celui des structures urbaines et celui des comportements citadins.", Y. Grafmeyer (1994), p. 50.