la politique menée en France à l'égard des étrangers

Les deux facettes de la politique constamment menée en France par l'Etat-nation à l'égard des étrangers sont repérables dès la rédaction du code Napoléon. D'une part, le statut des Français et des étrangers est dissymétrique — les étrangers sont exclus non seulement des droits civiques mais de droits civils tels que la succession — , d'autre part le postulat que ces même populations s'assimilent au fil du temps est clairement affirmé : les enfants d'étrangers nés, élevés et établis en France sont de facto des citoyens comme les autres, qui possèdent virtuellement les mêmes droits civiques et civils et doivent se soumettre aux même obligations que les autres, parmi lesquelles la conscription. Si la qualité de français ne leur est pas attribuée automatiquement à la naissance, c'est pour éviter de prendre dans un filet trop lâche des individus nés en France lors d'un transit. Mais il leur suffit de la réclamer par une démarche volontaire pour qu'elle devienne effective. Cette ligne de clivage entre des étrangers indésirables et des étrangers considérés et se considérant comme français est accentuée par les lois promulguées au lendemain de la révolution de 1848. Les candidats à la naturalisation n'obtiennent satisfaction que s'ils ont obtenu l'autorisation d'établir leur domicile en France, s'ils y ont vécu au moins dix ans, si l'enquête de moralité les concernant a été favorable et il devient légal de reconduire à la frontière, de gré ou de force, des étrangers arrêtés pour vagabondage; mais en même temps, les personnes nées en France dont l'un des parents est lui-même né en France sont déclarés françaises (mais peuvent renoncer à cette citoyenneté à leur majorité). Bref, pendant toute cette période, la présomption que les personnes établies durablement en France "ont les façons de penser des Français, les habitudes des Français, et l'attachement naturel que chacun éprouve pour le pays qui l'a vu naître", fait partie de la doxa communément partagée 543 . La politique d'ouverture qui prend appui sur ce socle sert les intérêts de l'Etat en suscitant l'attachement à la France de citoyens en puissance, en voie d'intégration aux couches sociales dominantes.

‘Prenons l'exemple de Gaston Maspero. Sa mère, une jeune femme de la bourgeoisie milanaise, arrive à Paris en 1845 "dans le sillage d'un noble napolitain", lui-même y naît l'année suivante, y grandit, y fait ses études. Il obtient à 24 ans un poste d'enseignement à l'Ecole des hautes études. Cette même année 1870, la France et la Prusse entrent en guerre. Voici ce qu'il écrivait alors à sa future femme, d'origine anglaise, qui cherchait à le dissuader de s'engager dans les mobiles de la Seine : ’ ‘" (...) J'ai examiné le pour et le contre de ma situation, afin de pouvoir me résoudre en connaissance de cause et à tête reposée. Je ne suis pas Français. Mais je suis né en France, j'ai été élevé en France, dans les écoles du gouvernement français : c'est la France qui m'a fait vivre, m'a choisi, moi étranger, pour me placer dans son enseignement supérieur, aussi haut qu'on peut atteindre à mon âge; (...) bref si je suis quelqu'un, c'est en France que je le suis, et par la France. En droit je ne dois rien à la France, puisque je suis étranger — en fait je lui dois d'autant plus que je suis étranger, qu'elle n'était tenue de rien, et qu'elle a tout fait pour moi." 544

Les années 1880-1900 marquent un tournant. L'expansion industrielle capitaliste, en installant une concurrence potentielle entre Français et étrangers sur le marché du travail, rend cruciales des failles administratives jusque là fort bien tolérées : les lois sont mal appliquées, la frontière entre Français et étrangers installés de longue date est floue, les fluctuations du nombre d'étrangers, mal connues. A ce laisser-aller se substitue une rationalisation bureaucratique initiée par les tenants d'un nouveau champ intellectuel, les statisticiens-démographes 545 . Les habitudes sont bousculées. L'institution de papiers d'identité articulée à la connaissance fondée sur l'outil statistique marque les débuts du contrôle renforcé des individus et de la chasse aux clandestins. Entre les étrangers désignés par le terme nouveau d'«immigrés», et les Français redéfinis comme des «nationaux», la frontière est devenue rigide. La qualité de Français, qui correspondait — idéalement — à la qualité de citoyen, s'est en effet figée en nationalité. Ce néologisme, apparu en 1868 selon le Robert, désigne "l'état d'une personne qui est membre d'une nation déterminée". Par la vertu du signifiant unique qui les coiffe, le signifié médiéval de la nation — "un groupe d'hommes auxquels on suppose une origine commune", toujours selon le Robert — se soude au signifié de l'Etat-nation moderne, et le leste d'un passé mythique. L'unification des pratiques et des représentations nécessaire pour faire naître un amour de la patrie fondé sur un imaginaire national et non sur «l'attachement naturel au (petit) pays natal» dans une population très majoritairement rurale est confiée à des institutions : c'est dans les années 1880 que la scolarité et le service militaire deviennent obligatoires 546 .

La construction d'une frontière mentale entre le nous des compatriotes et le eux des étrangers de l'intérieur ne peut se fonder sur la langue nationale — dont tout le monde peut s'approprier l'usage. Elle implique la construction d'une ethnicité fictive, pour reprendre l'expression d'Etienne Balibar, dont on suit ici l'analyse 547 . Le contenu de cette notion est en concordance avec le mode de formation de nouvelles nations en Europe. En France, le nationalisme de droite qui a émergé après la défaite de 1871 et dont on suit la trace jusqu'à maintenant en a fait son drapeau. Xénophobe, adversaire par définition du nationalisme assimilationniste républicain, il brandit la communauté d'ascendance comme un étendard et une justification pour prôner une politique d'exclusion des étrangers 548 .

La lutte idéologique menée pour imposer la référence au jus sanguinis après la défaite a abouti à un compromis. La loi votée en 1888 à l'issue des débats parlementaires avantageait certes les nationaux par rapport aux immigrés, mais elle était en continuité avec les lois antérieures. Il en va de même de toutes les lois votées de 1884 à 1907. D'une part, elles établissent entre Français et étrangers une discrimination inexistante jusqu'alors. Les droits civiques des naturalisés et les droits sociaux des immigrés se rétrécissent. Les uns sont inéligibles aux assemblées parlementaires pendant dix ans, les autres sont exclus de toute responsabilité collective, perdent l'assistance médicale gratuite, l'hospitalisation en cas de vieillesse ou d'infirmité, la retraite ouvrière 549 . D'autre part, les enfants d'immigrés deviennent français à leur majorité, mesure qui les contraint au service militaire et vise à défaire les communautés d'étrangers bien soudées, ces «nations» dans la nation. On ne s'attardera pas sur les modifications apportées au cours du XXe siècle aux lois antérieures. Elles restreignent l'accès à la nationalité française 550 , mais la logique d'ensemble demeure en continuité avec celle du XIXe. Ce rapide coup d'œil rétrospectif met en évidence les deux forces contraires qui conditionnent la politique à l'égard des étrangers. Les représentations normatives générées par les lois antérieures n'ont pas perdu leur force agissante. Mais les changements structurels survenus ont changé la donne : les «étrangers» de la première moitié du XIXe siècle étaient potentiellement de futurs «citoyens», tandis que les travailleurs «immigrés», nécessaires à la prospérité des entreprises depuis le milieu du siècle, sont aussi des concurrents potentiels pour les «nationaux»; et les réaménagements successifs du droit de la nationalité sont commandés par les intérêts de l'Etat-nation en compétition avec les autres Etats-nations.

Les accords bilatéraux entre la France et l'Algérie, qui se sont succédé de 1962 à 1984 illustrent la subordination de fait du droit de la nationalité aux intérêts des Etats 551 . Ils ont porté principalement sur le contrôle des flux de main d'œuvre migrant d'Algérie en France. La définition des priorités portait, d'un côté comme de l'autre, à scotomiser le développement de l'émigration-immigration familiale qui allait pourtant bon train 552 . En simplifiant, les priorités des autorités françaises ont été de faire valoir les droits des ressortissants français, puis de réguler les flux de main d'œuvre non qualifiée en provenance d'Algérie en fonction des intérêts des entreprises installées en France; les autorités algériennes se sont trouvées tiraillées entre une attitude pragmatique admettant la nécessité de l'émigration — rentrées de devises, diminution de la pression démographique — et une conception sacralisée de l'appartenance, d'autant plus figée qu'elle compense symboliquement l'inégalité des rapports de force. Elle postule que l'absence des émigrés est accidentelle, que leur place et celle de leurs descendants demeure, pour l'éternité, au sein de la communauté d'origine.

‘Dans les accords d'Evian de 1962, les droits des ressortissants français en Algérie étaient régis par 14 articles, ceux des ressortissants algériens en France, par 2 articles. La liberté de circulation entre les deux pays allait produire un effet double, qui n'avait pas été prévu : le nombre des premiers ressortissants allait tomber de 41 000 à 8 000 entre 1964 et 1983, le nombre des seconds allait plus que doubler dans les dix années suivantes. Quelques années plus tard, l'accord de 1968 entérinait la fixation unilatérale par la France des contingents annuels de migrants admis sur son territoire, et la mise en place d'un contrôle du nombre des départs par les autorités algériennes. La transformation de l'émigration algérienne de travail en une émigration des familles, officialisée à partir de 1974, n'a pas été juridiquement encadrée par un nouvel accord global. " (...) L'accord de 1968 instaura d'abord, et perpétua ensuite, un régime d'immigration contrôlée et le statut d'étrangers des Algériens en France." 553  ’

Les dates de naissance de la population d'origine algérienne de l'enquête s'étalant entre 1959 et 1971, l'une des données de ces accords bilatéraux nous intéresse directement. Pour obtenir la nationalité française, les enfants d'immigrants algériens né(e)s avant 1963 doivent faire une démarche de «réintégration» équivalent à une «naturalisation» 554 , tandis que les enfants né(e)s en France à partir de 1963 sont automatiquement français en France selon le droit français, et algériens en Algérie selon le droit algérien.

Notes
543.

Sur cette période, cf. G. Noiriel (1988), p. 72, R. Brubaker (1993), pp. 7, 10-11.

544.

F. Maspero, Les abeilles & la guêpe, Seuil, Paris, 2002, pp. 80-81.

545.

"Au point de vue de la comptabilité nationale, une Nation peut être assimilée à une usine. Quelle que soit la production, hommes ou choses, la tenue des livres n'en a pas moins les mêmes règles, les mêmes obligations : enregistrer exactement tout ce qui entre, tout ce qui sort, établir la balance de ce double mouvement, et vérifier par l'état de la caisse et des produits en magasin (inventaire ou dénombrement) l'exactitude de la comptabilité des mouvements (entrées et sorties).", citation de Bertillon père in G. Noiriel (1988), p. 79.

546.

La parenté entre d'une part un imaginaire national en rupture avec l'imaginaire archaïque et d'autre part les pratiques nées dans les grandes villes du XIXe siècle a été souligné par Benedict Anderson (2002) : "(...) Cette cérémonie [la lecture du journal] se répète sans cesse, à intervalles quotidiens ou semi-quotidiens, au rythme du calendrier. Peut-on envisager figure plus vivante de la communauté séculière, historiquement chronométrée. Dans le même temps, le lecteur du journal qui voit ses voisins en lire les répliques exactes — dans le métro, chez le coiffeur, dans son immeuble — est continuellement rassuré : le monde imaginé s'enracine visiblement dans la vie quotidienne. La fiction s'infiltre paisiblement et continûment dans la réalité, créant cette remarquable confiance de la communauté dans l'anonymat qui est la marque distinctive des nations modernes. (...) Au fond, je prétends que la possibilité même d'imaginer la nation est historiquement apparue le jour où trois conceptions culturelles fondamentales, toutes d'une grande ancienneté, ont perdu leur empire axiomatique sur l'esprit des hommes. La première était l'idée qu'une langue-écriture particulière offrait un accès privilégié à la vérité ontologique, précisément parce qu'elle faisait partie intégrante de cette vérité. (...) La deuxième était la conviction que la société était naturellement organisée autour et au-dessous de centres éminents : de monarques, c'est-à-dire de personnes qui étaient à part des autres êtres humains et qui régnaient en vertu de quelque arrêt cosmologique (divin). (...) La troisième et dernière était une conception de la temporalité dans laquelle cosmologie et histoire se confondaient, où les origines du monde et des hommes étaient foncièrement identiques.", p. 47.

547.

"J'appelle ethnicité fictive la communauté instituée par l'Etat national. C'est une expression volontairement complexe, dans laquelle le terme de fiction (...) ne doit pas être pris au sens d'une pure et simple illusion sans effets historiques, mais au contraire, par analogie avec la persona ficta de la tradition juridique, au sens d'un effet institutionnel, d'une «fabrication». Aucune nation ne possède naturellement une base ethnique, mais à mesure que les formations sociales se nationalisent, les populations qu'elles incluent sont «ethnicisées», c'est-à-dire représentées dans le passé et dans l'avenir comme si elles formaient une communauté naturelle, possédant par elle-même une identité d'origine, de culture, d'intérêts, qui transcende les individus et les conditions sociales. (Note : je dis "qu'elles incluent", mais il faudrait ajouter : ou qu'elles excluent, car c'est simultanément que se fait l'ethnicisation du peuple national et celle des autres : il n'y a plus de différence historique qu'ethnique (ainsi les juifs doivent être eux aussi «un peuple») ", E. Balibar, "La forme-nation : histoire et idéologie" in E. Balibar, I. Wallerstein (1990), p. 130, plus largement pp. 126-143.

548.

R. Brubaker (1993), p. 25.

549.

Antérieurement, "ces prescriptions visaient les travailleurs en général, sans exclure les étrangers car on n'apercevait pas encore exactement les dangers qu'il pouvait y avoir à faire bénéficier d'une législation bienfaisante des ouvriers étrangers qui pourraient ensuite accourir en foule et concurrencer les nationaux ." (L. Dedion, 1911, p. 60) cité par G. Noiriel (1988), pp. 111-112.

550.

"L'Administration fait peu de propagande pour la naturalisation, sauf cas particuliers — réfugiés du Sud-Est asiatique, Marocains et Tunisiens de confession israélite; ces derniers furents, semble-t-il, contraints entre 1978 et 1982 d'effectuer en même temps que leur titre de séjour et de travail, une demande de naturalisation en vertu d'une convention secrète dénommée accords Stoleru.", P. Weil (1991), p. 283, plus largement pp. 283-289. Entre 1975 et 1990, les naturalisations ne représentent "qu'entre 25% et 35% des 100 000 personnes (par an) qui acquièrent ou se voient attribuer la nationalité française, par exemple par le mariage ou par la naissance en France.", p. 290. On remarque d'autre part sur l'acquisition de la nationalité française devient de plus en plus difficile. Contrairement aux textes de 1938, l'ordonnance d'octobre 1945 subordonne l'acquisition de la nationalité en raison de la naissance en France à un stage — une résidence stable de 5 ans en France à la majorité — et à l'absence d'opposition du gouvernement. Et la loi de 1993 la subordonne à la manifestation de volonté de devenir français faite entre 16 ans et 21 ans; elle étend le délai d'acquisition, après le mariage avec un(e) français(e), de six mois à deux ans., GISTI, "Cinquante ans de législation sur les étrangers", Plein Droit, n° 29-30, p. 46 et p. 62. (La réforme de 1993 ne concerne pas les enquêtées, toutes devenues majeures avant cette date.

551.

Cf. A. Sayad, "Immigration et conventions internationales" (1979).

552.

"Immigration ancienne, l'immigration algérienne est aussi devenue une immigration familiale : en 1972, on comptait 9,3 femmes pour 100 hommes; en 1980, on en comptait 17,1." J. Costa-Lascoux (1983), p. 204.

553.

A. Gillette, A. Sayad (1984), pp. 90-108.

554.

La loi de 1966 qui permettait aux mineurs nés avant 1963 dans des territoires sous souveraineté française de souscrire une déclaration de réintégration dans la nationalité française a été abrogée en 1973. " Les parlementaires ont voté, sans prendre garde aux conséquences, la suppression des articles, en conservant un artcle 6 qui y renvoyait. Cela conduisit à des divergences d'interprétation des plus regrettables. Encore une fois il se vérifiait que la nationalité des enfants d'Algériens retenait peu l'attention.", J. Costa-Lascoux (1983), p. 310.