le champ des supports identitaires possibles

Les enquêtées filles de migrants sont d'origine espagnole, italienne et algérienne. Les familles de deux d'entre elles avaient émigré en Algérie ou en Tunisie et sont venues en France au moment de la décolonisation. A partir de leurs discours 555 , on se propose de parcourir le champ des combinaisons identitaires possibles, à un moment historiquement daté, entre citoyenneté-nationalité française, légitimité salariale et appartenance communautaire.

Commençons par prendre un peu de distance. Sous le titre «L'impossible reniement», Abdelmalek Sayad a rapporté en français un échange verbal en kabyle entre deux éboueurs algériens, entendu au début des années 1980 dans un café algérien de Paris. Les deux hommes étaient alors âgés d'une cinquantaine d'années. Arrivés en France au début des années 1950, ils appartiennent à la même génération que les pères des enquêtées d'origine algérienne de Temps1. On citera partiellement la conversation des deux kabyles, qui fait prendre la mesure de leur distance à la "communauté dans l'anonymat" des nations modernes, comme dit Benedict Anderson, puis l'analyse qu'en fait Sayad.

‘A - (...) Après, tout le monde s'est habitué..., mais quand même c'est difficile, ça fait mal quand, pour répondre à la question : « Où tu travailles? », tu es obligé de dire que tu es la journée entière dans les ordures, dans la saleté des rues, dans la malpropreté des autres (...) ’ ‘B - Moi aussi, sauf le respect que je te dois, je charge et décharge les ordures, je ramasse les poubelles (...) J'ai fait ce travail dans presque tous les quartiers de Paris... De 1954 à 1966, pendant treize ans, j'étais comme les Français; à l'époque, je ne le savais pas, mais j'étais un «travailleur de l'Etat, comme les fonctionnaires (...). Et en 1966 — ils nous avaient déjà avertis bien avant, toutes les années : en 1964, 1965, 1966, c'était la limite; ils nous l'avaient dit et répété chaque fois, mais que veux-tu faire. Nous avions laissé courir, passer le temps, nous verrons bien à la fin, pourvu que cela dure encore, c'est toujours autant de temps de gagné —, dernier délai, du jour au lendemain : ou vous prenez la nationalité française; ou vous êtes licenciés. Il n'a pas fallu qu'on nous dise plus, il n'a pas fallu qu'on se concerte entre nous : tous, nous nous somme retrouvés licenciés. C'est chose normale, puisque nous sommes tous retrouvés Algériens — ce que nous sommes et ce que nous avons toujours été, Français ou pas Français. Et au fond, ce que nous restons avec les papiers français. En tous cas, cela nous a fait plaisir à tous; je te dis que nous n'avons jamais parlé entre nous, nous ne nous sommes jamais consulté pour cela : le lendemain tous Algériens. (...)’ ‘Ce que nous perdions? Beaucoup. Nous avons été licenciés le soir et, le lendemain, nous avons été réembauchés pour faire le même travail — exactement le même, dans les mêmes conditions — et toujours avec le même patron mais pas pour le même prix (...) Par exemple, moi, j'ai perdu, tout de suite, à peu près le tiers de mon salaire; j'ai perdu quelques indemnités. Et depuis, cela continue. Petit à petit, au fur et à mesure et jusqu'à la retraite, il y a toujours quelque chose : « non Monsieur, vous, vous n'avez pas droit, parce que vous n'êtes pas français» (...). Et puis nous avons perdu l'ancienneté : quatorze années dans mon cas; et puis nous pouvons être licenciés du jour au lendemain (...). Mais vaut mieux encore cela que prendre la nationalité française, devenir ni tourni (des «retournés») (...)." 556 ’ ‘"Ainsi, ce sont précisément les «immigrés» les plus défavorisés économiquement et aussi culturellement, ceux qui étaient situés au plus bas de l'échelle sociale (au sein de la population immigrée qui est nettement hiérarchisée selon les nationalités et aussi au sein d'une même nationalité) et de l'échelle des professions (et des revenus), c'est-à-dire ceux-là même qui, objectivement, auraient le plus gagné à la naturalisation, qui s'y sont montrés le plus irréductiblement hostiles. Investissant la nationalité (la leur et celle des autres) d'une signification et d'une symbolique (tout à la fois culturelle, religieuse, mythique, voire raciale, et, en tout cela, politique) infiniment plus vaste que la dimension seulement juridique, ils ne purent se résoudre à traiter leur naturalisation, c'est-à-dire le changement de nationalité, comme une simple opération administrative. Cela viendra plus tard, dans un autre contexte et avec une autre génération d'immigrés et d'enfants d'immigrés." 557

L'exemple confirme que les habits de l'existence sociale, dont fait partie l'identité nationale, peuvent être taillés subjectivement sur le patron du fait social total, en complet décalage avec l'extension de la division du travail et l'allongement des chaînes d'interdépendance qui caractérisent les sociétés modernes. On le sait déjà, c'est une identité d'un seul tenant, homologue à l'appartenance aux grandes communautés religieuses, à mille lieues des représentations instillées par les pratiques urbaines 558 . La comparaison ordonnée des énoncés produits par les enquêtées met-elle en évidence une transformation homologue? On les a répartis en trois sous-ensembles, définis respectivement par «équilibrages archéomodernes » Temps1, par «milieux antéindustriels Temps1 et Temps2, et par «salariat industriel».

Notes
555.

On s'appuie principalement d'une part sur les réponses à la question 153, Quelles différences y a-t-il entre avoir la nationalité française et avoir la nationalité d'origine? Laquelle avez-vous? éventuellement éclairées par les réponses à la question 159, Est-ce que vous vous êtres sentie concernée par la guerre en Irak (la guerre du Golfe)? En quoi? et sur des commentaires produits après lecture d'un fragment d'article de Serge July (Libération, 5-12-1989), analysant la victoire du Front National à Dreux aux législatives partielles; d'autre part, sur les réponses aux questions 154-155. Est-ce que vous pensez que vous pourriez, que vous auriez pu épouser un français, un musulman non arabe? (un non français?)

556.

Un autre immigré algérien commente le cas de deux immigrés, devenus fous après avoir acquis la nationalité française. "Le monde est fini pour eux. Qu'ont-ils gagné? Leur place, un peu plus d'argent? C'est tout. Qu'est-ce qu'ils ont perdu? Tout. Ils n'ont plus personne; ils fuient le monde, ils ne trouvent personne; ils ont honte. C'est comme s'ils tombaient du ciel (sans attaches). S'ils étaient déjà un peu faibles, cela leur a suffi pour sombrer dans la folie.", ibid. p. 32.

557.

A. Sayad (1993), pp. 31-32, citation p. 29.

558.

Mohammed Harbi, après s'être référé à l'attachement fusionnel à la nation, décrit par P. Ansart et rattaché par lui, dans le cadre des nations modernes, à des situations de crise — "organisation affective qui vise à entretenir une identification de tous dans l'Un communautaire à travers des exhortations, des imaginaires, des symbolismes (...) —, juge que la description lui paraît "valoir pour des société communautaires où le nationalisme ne peut s'exprimer que par la transposition, dans le domaine de l'idéologie, du communautarisme profond de la société.", M. Harbi, L'Algérie et son destin, croyants ou citoyens, Arcantère, Paris, 1993, pp. 82-83. Sur l'imaginaire national, cf. supra, note 550.