conclusion, expliquer la différenciation des définitions identitaires

Pour conclure la troisième partie, on circonscrira le champ des définitions identitaires possibles corrélées à la légitimité salariale. Mais retournons-nous d'abord sur l'étude des parcours et sur la démarche qui la sous-tend. La différenciation des conduites des jeunes femmes au moment-clé de la décohabitation, socialement significative à l'échelle des parcours individuels parce que les choix pratiques opérés alors orientent en partie les cours de vie, l'est aussi sociologiquement parce qu'elle confirme l'hypothèse antérieure que certains des clivages entre les dispositions intériorisées sont différentiels.

Ces clivages sont à deux facettes. Ils se manifestent de façon singulière à l'échelle des vies individuelles, et en même temps ils sont structurels. Directement ou indirectement, ils relèvent de la coexistence de structurations mentales renvoyant à des contextes socio-historiques différentiels à l'intérieur d'une population dont l'existence empirique est pourtant définie par les mêmes coordonnées spatio-temporelles. Si l'on s'était contenté de la définir par des variables descriptives pertinentes dans le contexte de la société salariale — telles la CS paternelle ouvrier, indépendant ou cadre, la socialisation maternelle ou maternelle-paternelle, le niveau de formation à la sortie du système scolaire — et de repérer les régularités, on eût été amené à autonomiser, à configurer en idiosyncrasies, des différenciations empiriquement repérables mais que les cadres d'analyse auraient échoué à rendre intelligibles. Pour se donner les moyens d'expliquer ces clivages, il était nécessaire de définir au départ un cadre plus englobant que celui de la société salariale. C'est ce qu'on a fait en mettant en rapport les structurations de la société salariale avec celles des sociétés précapitalistes — la famille-association avec la famille-communauté, l'individualisation avec l'appartenance. Il était également nécessaire de repérer au fil de l'analyse de nouveaux axes de variables pertinentes. On a vu que la compatibilité des cosmos de sens qui sous-tendent les différents mondes de la socialisation enfantine et adolescente porte à se plaire dans l'entre-soi, tandis que l'existence de contradictions contraint dans un premier temps à trouver des solutions empiriques pour les surmonter, puis incite à explorer ce qu'on ne connaît pas. C'est l'une des dimensions structurantes de la différenciation des identités.

Avant d'aborder cette question, on comparera les emplois et les revenus salariaux au début des années 1990, dans un premier ensemble formé par les individus-femmes, puis dans un second, formé par les ménages 577 . On en viendra ensuite aux logiques des définitions identitaires aux alentours de quarante ans, en s'appuyant principalement sur les cas, spécifiés à une exception près par Temps1, qu'on a pu suivre des années 1990 aux années 2000-05 (n=14). La focalisation s'élargira, donnant sens à l'activité et aux revenus salariaux par la manière dont ces dimensions s'articulent avec les autres dimensions de l'existence.

Le premier ensemble 578 est constitué par les actives qui avaient décohabité au début des années 1990, la plupart depuis une dizaine d'années (n=22). Elles occupaient des emplois stables, à une exception près. On a choisi comme critère de classement le niveau de formation, c'est-à-dire le niveau d'études à la sortie du système scolaire ou d'une formation permanente. On est parti du plus bas, le niveau V — une sortie en fin de 3e — pour finir par le plus élevé, le niveau II, — une maîtrise à quoi s'ajoute éventuellement un DESS. Les sorties au niveau IV, les plus fréquentes, ont eu lieu après une terminale A, B ou D dans 8 cas sur 13. Elles exemplifient l'importance proportionnelle des cursus d'études générales à tous les niveaux.

Cette importance fait voir à la loupe un phénomène bien connu, la canalisation des femmes détentrices de diplômes généraux et techniques de niveaux différents dans un nombre très réduit de secteurs d'activité 579 , qui a pour effet d'intensifier la concurrence entre elles à mesure que la scolarisation s'amplifie. Comme le montre la comparaison des salaires correspondant aux emplois catégorisés «employé», l'importance numérique de la main d'œuvre féminine postulant à des emplois administratifs d'entreprise — c'est-à-dire aux emplois variés regroupés sous le nom de secrétariat — permet aux employeurs de plafonner les salaires aux environs du SMIC. Dans les quatre cas empiriques correspondant à une sortie au tournant des années 1980 ou plus tard, qu'il s'agisse du secteur privé marchand ou du secteur public, que l'ancienneté soit d'une dizaine d'années ou qu'elle soit nulle, le salaire mensuel net n'atteint pas 6 000 F, il varie entre 5 000 et 5 600 F. En revanche, dans les emplois où la proportion des femmes est moindre, emplois commerciaux du secteur privé marchand ou travail social du secteur semi-public, l'éventail des salaires varie entre 6 000 et 8 000 F. Quant aux emplois accessibles par concours, rattachés à la fonction régalienne de l'Etat et réservés aux hommes jusqu'à une date récente, ils sont bien mieux rémunérés bien qu'ils soient classés dans la catégorie C : Thérèse qui avait réussi au concours de gardien de la paix la première année où il était ouvert aux femmes, avait un salaire de 10 000 F en 1992.

La comparaison des salaires correspondant aux emplois catégorisés «intermédiaire» et «cadre» met en lumière la valeur déclinante des cursus généraux universitaires de premier et de second cycle à mesure que leur nombre augmente : au début des années 1970, Inès avait pu obtenir un emploi d'institutrice avec un diplôme général de niveau IV, au milieu des années 1980, Fadila sortie avec un diplôme général de niveau III, faisait un stage rémunéré de secrétariat. Seuls les diplômes techniques bac+2 dans des secteurs où les hommes sont au moins aussi nombreux que les femmes, comme l'informatique, les assurances ou l'éducation spécialisée assurent aux débutantes des salaires nets de 7 000 F. De même, un diplôme général de niveau II fait accéder dans le secteur privé à un emploi de "faisant fonction" et à un salaire qui risque de plafonner à 8 000 F. Pour que le salaire de 8 000 F des débuts augmente au cours de la carrière, il est nécessaire d'être nommée dans la fonction publique sur un poste de catégorie A, après admission au concours correspondant.

On constate sans surprise que les filles d'ouvriers (n=17) occupent des emplois catégorisés le plus souvent «employé» (n=12), beaucoup plus rarement «intermédiaire» (n=4) ou «cadre» (n=1); que la fille d'employé et la fille d'indépendant occupent des emplois classés «intermédiaire», la fille de cadre, un emploi classé «cadre». Cela dit, le tableau même montre qu'une bonne partie des enquêtées spécifiées par Temps1, qu'elles soient d'origine algérienne, espagnole, italienne ou française, se sont pliées aux normes de la société salariale. La seule trace de tension est la démission de Nora, survenue quelque temps avant le premier entretien.

Le second ensemble, dans lequel on a rassemblé tous les ménages déjà formés au début des années 1990, est numériquement un peu plus important que le précédent (n=27). Aux actives du premier s'ajoutent une semi-active et quatre étudiantes. On l'a divisé en trois sous-ensembles, les ménages conjugaux (n=13), les ménages non conjugaux sans enfant (n=10), les ménages mère-enfant (n=4). La mise en perspective des salaires de la femme et de l'homme dans les ménages conjugaux confirme le caractère général des écarts corrélés à la sexuation. A la différence des femmes sorties au niveau IV, les hommes sortis du système scolaire au niveau V avec un CAP ou un BEP industriel avaient à proposer sur le marché du travail des qualifications ouvrières parfois acquises lors de stages ultérieurs : ils occupent des emplois de mécanicien auto, de monteur en charpente ou en aspiration, d'électricien, d'ajusteur, de contrôleur qualité. La variété même des qualifications et des emplois rend la concurrence entre eux moins âpre qu'elle ne l'est entre les femmes. En outre, si beaucoup d'entre eux avaient connu temporairement le chômage, plusieurs avaient pu emprunter l'une ou l'autre de plusieurs voies de promotion : la bifurcation vers l'activité de commercial, la promotion à la maîtrise, le passage de l'état de salarié à celui d'artisan-commerçant. Le salaire des ouvriers varie entre 6 000 et 8 000 F, celui des commerciaux tourne autour de 11 000 F indépendamment du niveau de formation; l'ouvrier devenu agent de maîtrise au bout de plus de vingt ans gagnait 13 000 F, le menuisier qui s'était mis à son compte (mais dont l'entreprise devait s'effondrer peu après) avait un revenu de 9 000 F. Le seul ex-étudiant sorti au niveau III avec un DUT était entré à la SNCF comme mécanicien à l'issue d'un concours : son salaire était de 11 000 F. Il est clair que les écarts entre les salaires des conjoints, faibles quand l'une est secrétaire et l'autre ouvrier moyennement qualifié — 5 500 F et 6 000 F dans l'exemple de Christine —, ont des chances de s'accroître au cours du temps. Le salaire de la femme stagne, tandis que celui de l'homme s'élève 580 .

La division sexuée des secteurs d'activité et des modes de gestion de la main d'œuvre est pour une part la trace figée d'une organisation de l'école et de l'entreprise qui s'enracine dans le passé. Mais le fait même que les frontières se reconduisent ou se renforcent alors que les outils techniques s'homogénéisent 581 montre que la valence différentielle du masculin et du féminin demeure une structuration active. Les conjoints-hommes, à l'exception de celui de Nora, constituent probablement la reconnaissance de leurs qualifications professionnelles comme le pilier principal de leur identité sociale. Aucun d'eux ne travaillait à temps partiel 582 . Le rapport beaucoup plus différencié des femmes à l'emploi et au travail tient à l'hétérogénéité de leurs dispositions et de leurs situations. On en voit une trace dans le fait que leur choix d'un temps plein ou d'un temps partiel (il n'y a aucun cas de temps partiel imposé) n'est pas liée automatiquement au montant faible ou important des revenus du ménage, qu'il soit conjugal ou non conjugal.

En résumé, la ségrégation sexuelle des secteurs d'activité et des professions fait que les stratégies capitalistes contemporaines d'exploitation de la main d'œuvre peuvent s'appuyer sur des structurations issues des sociétés archaïques. Le dispositif a partie liée avec la pérennisation de l'identité statutaire masculine — c'est-à-dire de la masculinité en tant que capital symbolique 583 . Il facilite la reconduction des prérogatives masculines, et renforce potentiellement la croyance qu'une tâche effectuée par un homme a par définition plus de valeur qu'une tâche effectuée par une femme. Dans ce cosmos de sens en effet, la perfection du masculin implique l'imperfection du féminin. Cette structure dissymétrique, fondamentale, peut évidemment mobiliser d'autres attributs que la sexuation. L'identité de type statutaire est toujours distinctive, elle implique des «sans statut».

Des sociétés d'honneur à la société salariale, la structure se reconduit mais le contenu change. Dans la version représentée par la société rurale algérienne, les places statutaires conférées par le rang d'âge et/ou par le sexe s'inscrivent dans une configuration définie par la vie séparée des sexes, par l'inscription dans une communauté de voisinage plus vaste que la famille, par l'hégémonie des rapports personnels directs — non médiés par les échanges monétaires. Une place statutaire enchaîne donc son occupant à des obligations morales à l'égard des membres de la communauté, parce que la place perd sa force active si elle n'est pas sans cesse revivifiée par la bonne réputation, par l'aval d'autrui. Dans les conditions de la société salariale, plus largement dans la société de marché, ces rapports d'interdépendance se défont : l'individualisation corrélée au découpage des existences individuelles en une pluralité d'espaces-temps autonomisés les scotomise parce qu'ils cessent d'être tangibles dans la vie ordinaire. Il en résulte une double transformation. D'une part, une place statutaire a des chances d'être perçue par son occupant(e) comme une identité «statutaire» personnelle, à la limite substantielle, bien qu'elle demeure distinctive par sa structure même. D'autre part, les individus n'étant plus intégrés automatiquement dans une communauté de voisinage, l'initiative de s'inscrire ou non dans des relations sociales diverses leur revient à eux-mêmes.

Dans les conditions d'«équilibrages archéomodernes» et d'une décohabitation légitimée (légitimité familiale et/ou salariale), deux voies différentielles sont possibles. La reconduction du statut à l'ancienne va avec un pouvoir d'achat réduit; l'autonomisation de famille conjugale — du ménage — et l'engagement quasi-mécanique des conjoints dans un trajet de promotion professionnelle et économique va avec l'engluement progressif dans la routine. Comparons les équilibrages représentés par le cas des sœurs Isabelle et Inès.

‘— L'équilibrage du couple Isabelle-Louis est en parfaite conformité avec la valence différentielle du masculin et du féminin. L'homme est le financeur principal du ménage; la femme travaille à mi-temps — les apports respectifs sont de 10 000 Fet 5 000 F en 2002 — et prend en charge toutes les tâches domestiques. Mécanicien-auto dans un garage du quartier, Louis a tenté, quand son patron a pris sa retraite, l'aventure individuelle ouverte aux classes populaires au XIXe siècle. Il a lui-même transformé en garage un local vide appartenant à ses parents et il s'est mis à son compte, abandonnant l'assujettissement du salarié pour le statut d'homme libre. Isabelle a battu le rappel de la clientèle possible par le bouche à oreille et pris en charge la comptabilité de l'entreprise, qui a bien marché jusqu'en 2004 584 . Ce schéma de base est complexifié par l'activité de monitrice de gymnastique d'Isabelle, légitimée par un titre scolaire : en donnant des cours dans des centres sociaux du quartier, elle a élargi le réseau de ses relations tout en se faisant une place de notable. Il est contredit par les relations égalitaires qui ont cours dans la vie dite privée, relations intra-conjugales, activités de loisirs réunissant régulièrement des couples et des gens séparés, rencontres informelles. A la médiocrité relative des ressources économiques du couple — le revenu mensuel était de 9 600 F en 1991, en 2002, de 15 000 F, s'oppose l'étendue de ses relations sociales. Elles dépassent largement le périmètre du quartier, et ne se configurent pas en un entre-soi stabilisé. L'appropriation du quartier en territoire en fait le fournisseur d'un réseau multiforme de relations qui dépérissent, se réactivent ou se renouvellent au cours du temps.’ ‘— En 1992, Inès et Christophe avaient respectivement 38 et 43 ans, ils travaillaient tous les deux à temps plein, leurs revenus mensuels étaient de 24 000 F. Ils effectuaient sans aucun doute dans un même mouvement un parcours de promotion économique et un trajet prédéfini par la carrière salariale. Les relations de sociabilité s'étant amenuisées avec le temps, la vie était réglée principalement par l'alternance entre travail et détente. Après l'école, Inès allait chaque jour au club de gymnastique, pour bouger. Quelques années auparavant, les collègues qu'elle fréquentait et appréciait depuis près de vingt ans avaient quitté l'école. Cette rupture brusque d'un équilibrage bien rodé lui avait fait sentir l'étroitesse de son existence. Temporairement. Dans un cas de ce type, l'identité sociale se confond avec le statut juridique de salarié. ’ ‘— Il y a quatre ans, oui il y a quatre ans j'étais très mal dans ma peau. Je ne savais pas bien où j'en étais en fait, j'avais peur de m'ennuyer je me demandais si la vie que je menais était la bonne, enfin des problèmes existentiels comme beaucoup doivent en avoir.’ ‘— Et c'était à lié à quelque chose?’ ‘— Je crois que c'était un ras le bol général, de tout, vraiment un ras le bol. J'en avais marre de tout, c'est la période où je voulais tout changer, où je voulais reprendre des études. Ah! oui j'avais vraiment marre de tout j'avais envie de phou, je me demandais ce que je fichais là quoi, ma petite vie rangée m'énervait.’ ‘— Qu'est-ce que t'appelles «ta petite vie rangée»?’ ‘— Ben ça me pesait, ce confort ce cocon etc ça me pesait. Je me demandais vraiment si c'était ça quoi, si je passais pas à côté de quelque chose. J'avais envie de changements quoi. (Et ça s'est passé tout seul?)’ ‘— Tout seul." (Inès,)’

La dyade constituée par les cas de Nora et de Gabrielle, homologue à la dyade précédente, s'en différencie en même temps. Les comparaisons confirment que la substitution brutale d'un découpage bipartite — vie familiale conjugale d'une part, activité salariée d'autre part — au tout insécable intriquant «reconnaissance» personnelle et appartenance à une communauté concrète a pour corrélat un amoindrissement des possibles. En l'absence d'un territoire, il n'est pas possible de jeter une passerelle entre les deux modes d'organisation. Le choix pratique d'exister socialement dans l'un des deux secteurs de la vie a pour effet d'étioler l'autre secteur.

‘— Nora n'a pas démissionné de son emploi d'animatrice parce qu'elle était mal payée — pourtant son salaire n'excédait pas 5 600 F, alors que la rémunération de Saïd à une formation de maçon, l'année suivant sa démission, était de 6 000 F —, mais parce qu'il ne lui assurait pas la place d'intermédiaire culturelle, de notable du quartier, qu'elle se sentait apte à occuper. Puisqu'elle n'était pas reconnue professionnellement, elle se contenterait d'être reconnue dans la famille-communauté. Elle y avait conforté sa position en se mariant à 21 ans. Elle était devenue comme la sœur aînée de ses dix frères et sœurs plus jeunes, et elle était mère. Ce statut pouvait se combiner avec des vacations dans la formation d'adultes, pas avec un poste professionnel d'exécutant.’ ‘— Le constat brut de l'évolution des salaires de Gabrielle et François de 1992 à 2002 — de 9 000 F à 14 000 F et de 6 000 F à 10 000 F — pourrait conduire à la conclusion que le couple a effectué un trajet de promotion juste un peu décalé, dans lequel le salaire de la femme est supérieur à celui de l'homme. Conclusion erronée. On sait qu'ils approchaient la trentaine quand ils se se sont élus amoureusement, et que leur situation était homologue. Comme Nora, ils étaient avides d'une reconnaissance à l'ancienne, mais les titres scolaires qui donnent accès à des postes professionnels de responsabilité leur faisaient défaut. Ils ont néanmoins réussi partiellement à percer, Gabrielle dans un organisme professionnel semi-public, François dans un milieu sportif. L'amertume de Gabrielle une vingtaine d'années plus tard montre le prix de cette réussite. Non seulement les améliorations sensibles qu'elle-même avait temporairement apportées au fonctionnement de l'organisme HLM étaient compromises par la routine bureaucratique, mais la priorité donnée à l'engagement extra-familial par les deux conjoints avait eu pour effet d'atomiser la petite cellule formée par les parents et leur fille 585 .’

Dans les conditions de «société salariale», l'organisation représentée par le couple Inès-Christophe se généralise. Autonomisation du ménage, à la fois unité économique et cellule familiale de base, dualité des espace-temps, le travail salarié productif se distinguant desautres activités, individualisation. Dans une première version corrélée au réaménagement des identités statutaires, le destin familial transgénérationnel demeure ce qui donne sens à la vie; dans une seconde corrélée au développement de ce qu'on nommera les identités égotistes, ce qui donne sens à la vie est le statut juridique de salarié, couplant travail productif et accès aux loisirs et à la consommation.

L'accès, dans l'enfance ou à l'adolescence, à une place de représentant dans une famille à mi-chemin entre famille-communauté et famille-association porte à se définir à l'âge adulte par une identité statutaire d'«homme» ou de «femme mariée» inscrit dans une lignée familiale. Mais dans le nouveau cadre, ces statuts impliquent la capacité à exercer une activité productive, entendons productrice d'argent. L'analyse faite par Dalila de son propre cas montre que la place dans la famille passe désormais par l'individualisation et par la salarisation. En se mariant, disait-elle, elle s'est sentie hissée d'une place embryonnaire de jeune fille à une place pleine de femme qui va être mère et fonder une famille : elle était maintenant "à égalité" avec sa mère. Dans ce cosmos de sens transmis de mère en fille, la valeur statutaire de la place de «femme mariée» est coextensive à l'appropriation de son pouvoir génésique par le groupe familial du mari. Mais dans une société marchande, le pouvoir génésique doit être conforté par le pouvoir économique. Pendant l'année où elle a cessé de travailler pour élever son fils premier né, Dalila ne s'est pas sentie autorisée à dépenser de l'argent pour elle-même. Elle en a conclu que pour occuper "une certaine place dans la famille", il fallait exister en tant qu'individu disposant d'argent, et donc travailler pour en gagner. "Je me permets de temps en temps d'aller faire les magasins et de m'en mettre pour mille francs de vêtements ou des choses comme ça, parce que j'en ai besoin aussi hein, mais je me le permets." A la première dimension d'une place individuelle ici et maintenant s'ajoute une dimension transgénérationnelle. Les conjoints se constituent en artisans associés d'une trajectoire de mobilité ascendante, qu'il reviendra aux enfants de continuer. Les deux piliers qui organisent l'existence des couples conjugaux et sur lesquels s'appuient les identités statutaires sont donc une accumulation de capital et la production d'héritiers présomptifs. Le schéma dans ses deux variantes de promotion économique et de mobilité sociale, est représenté par les cas de Dalila et d'Hayet.

Dans la première variante, l'entente des conjoints est produite par l'homogamie familiale et sociale, la dissymétrie des statuts masculin et féminin étant éventuellement tempérée par la supériorité des ressources scolaires et culturelles de la femme, qui équilibre la supériorité symbolique et économique de l'homme. La fonction principale de l'emploi de la femme, qui comporte en outre divers avantages pour elle-même, consiste à grossir les revenus du ménage. Tantôt elle travaille à temps plein, comme Thérèse, tantôt elle module ses quotités de temps partiel en fonction des variations du revenu du conjoint-homme. Dalila, qui travaillait à mi-temps quand Messaoud dirigeait la petite entreprise montée avec un associé, a pris par précaution un 3/4 temps qui se libérait au moment où l'entreprise déclinait, anticipant le dépôt de bilan qui a effectivement eu lieu : elle prévoyait, à tort, une longue période de chômage pour son mari. Du coup, le revenu global du ménage est passé de 12 500 F à 15 000 F.

‘Toute l'existence familiale est centrée autour des enfants. Quand ils sont jeunes, l'heure de leur lever, de leur sieste, de leur coucher, les horaires de l'école et de leurs activités sportives et artistiques s'ajoutent aux horaires de travail pour rythmer les journées; la mère organise et surveille les jeux avec les copains à la maison — les enfants ne jouent pas tout le temps dehors — ainsi que les devoirs. Ces contraintes conduisent automatiquement les parents à distendre leurs relations avec leurs anciennes connaissances — il n'est plus question de passer la nuit à jouer au tarot —, et à se lier avec d'autres parents qui ont les mêmes contraintes; en outre, le temps disponible pour la sociabilité extra-familiale est réduit par la fréquence soutenue des petites visites rendues aux divers membres de la famille. Le cercle des relations se rétrécit. Quant aux enfants eux-mêmes gratifiés d'une profusion de jouets et de jeux — comme si les parents tentaient de rattraper par personne interposée ce qui leur a manqué par rapport aux copains et copines quand ils étaient eux-mêmes enfants —, il ne leur échappe pas que les intérêts des parents convergent vers leur petite personne. Quand ceux-ci leur demandent le silence, par exemple pour pouvoir regarder tranquillement les informations à la télévision, ils crient de plus belle. ’

La seconde variante est représentée dans l'enquête par un seul cas, celui d'Hayet. Ce n'est pas surprenant puisque le premier geste des hommes à qui vient l'ambition de faire carrière est de quitter leur partenaire-femme — qui a autant ou plus de ressources qu'eux — pour une autre qui en a moins et qui est plus jeune. Tant Christian, fils d'employé d'origine polonaise, que Luc, petit-fils de mineur d'origine française et fils d'ingénieur promu sur le tas, se sont donné les coudées franches en réalisant un nouvel équilibrage conjugal, structuré par la valence différentielle du masculin et du féminin. La liaison de Pierre-Henri et d'Hayet est née au contraire d'une attirance amoureuse réciproque.

Le fils d'employé non qualifié et la fille aînée d'OS fils de propriétaire terrien, l'un d'origine française, l'autre d'origine algérienne, sont tous les deux des mobiles : trajectoire transgénérationnelle ascendante à ses débuts du côté de l'homme, trajectoire descendante depuis deux générations du côté de la femme. Quand ils se rencontrent en 1993, il est directeur général d'une entreprise où il a d'abord été VRP, elle vient d'être embauchée comme secrétaire par la même entreprise, ils sont l'un et l'autre séparés depuis peu, l'un a deux enfants et l'autre un. Après son divorce, Pierre-Henri retourne dans la région de Marseille pour résider à proximité de ses enfants. En 1995, Hayet va vivre avec lui en emmenant son fils. En 2003, ils se marient et achètent une grande maison. En 2005, leurs salaires mensuels respectifs sont de 80 000 F et de 9 000 F. Dans le contexte de la désagrégation de la société salariale, l'ethos capitaliste n'a plus besoin de s'étayer sur des dispositions religieuses singulières comme au XIXe siècle, il fait partie des normes culturelles auxquelles se réfèrent tant Hayet que Pierre-Henri : c'est la voie légitime de l'enrichissement rapide et du statut social qui va avec. Mais, pour changer une liaison amoureuse passionnée en une association conjugale à valeur entrepreneuriale — pour donner une dimension sociale à une relation privée —, les amants ont eu à se transformer mutuellement. Au cours de ce processus qui a duré dix ans, d'une part Hayet a continué à se discipliner et à «s'organiser» sous la surveillance de son partenaire, d'autre part, elle l'a secondé sans réserve tout en bataillant pour se faire «reconnaître» en tant que personne singulière. Ce combat, couplé avec la légitimité d'épouse, a accru son assurance et conforté son pouvoir.

‘Quand il a démissionné d'un poste où il n'avait pas pouvoir entier de décision et acheté une petite entreprise de maintenance de matériel technique, elle n'a pas hésité à effectuer des tâches multiples, prospection des clients, ramassage du matériel, vérification des livraisons, soit un dur travail de manutention et plus de 1000 kms de route par semaine, correspondant juridiquement à un contrat initiative-emploi de 3 200F. Mais, lassée d'être systématiquement agressée par le fils de son partenaire, elle a exigé que les rencontres entre le père et le fils aient lieu en dehors du domicile. Se sentant alors "enfin chez elle", rassurée par les bons rapports entre son partenaire et ses propres parents, elle a accepté de procréer un enfant, né en 2000 586 . L'année suivante, la dynamique d'accumulation capitaliste s'enclenche. Pierre-Henri est recruté par le groupe qui l'avait employé à Lyon pour occuper un poste similaire à Marseille. Son propre salaire mensuel atteint 50 000 F et son entreprise, dont il confie la gestion à un directeur général salarié, se développe. En 2003, il devient nécessaire de recruter un(e) comptable. Il fait appel à Hayet : qu'elle apprenne les rudiments de la comptabilité sous la direction de la jeune secrétaire qui assumait la tâche jusqu'alors. Elle apprend 587 . Cette réussite même lui donne du pouvoir, le statut d'épouse lui en donne aussi. Lors de l'achat et de l'arrangement intérieur de la future maison, bien loin de laisser son conjoint décider seul, elle fait en sorte qu'ils décident à deux, chacun lâchant du lest au cours des négociations. Plus tard, après une vive querelle, elle rédige à son intention une analyse des ressorts de leur réussite. S'il a pu mettre toute son énergie dans la réalisation de sa carrière, c'est parce que, de son plein gré, elle l'a déchargé des autres obligations et n'a jamais entravé ses multiples voyages et déplacements d'affaires. Ce qu'il prend présomptueusement pour sa réussite personnelle est leur réussite commune. Le destinataire, mis pour la première fois devant une restitution de sa trajectoire faite à partir d'un point de vue décentré, a lu le texte attentivement et a reconnu la justesse de l'analyse.’

Bref, Hayet adhérait totalement au projet de Pierre-Henri mais elle voulait y être associée à part égale et non végéter à une place subalterne. En 2005, la bourgeoisification du couple se donnait à vivre et à voir dans la maison de 300 m2 partagée en pièces de volume imposant. Les réceptions où Hayet déployait charme et savoir-faire de maîtresse de maison réunissaient des chefs d'entreprise héritiers ou nouveaux venus, mais qui tous avaient réussi. Ces «gagneurs» partagent le même style de vie. Ils travaillent, y compris lorsqu'ils traversent l'Europe et les autres continents, allant d'une métropole à une autre, accompagnés ou non de leurs femmes. Leur entre-soi est mondial au lieu d'être villageois. Et leur souci primordial demeure le destin transgénérationnel de la lignée. Leur fils continuera-t-il ou non la trajectoire ascendante? Elévera-t-il ou non le statut de la famille? Constatons que dans leurs deux variantes, les trajets de mobilité ascendante corrélés à la reconduction des identités statutaires continuent à prendre sens dans un background culturel archaïque de compétition entre des lignées patrilinéaires.

Les couples Nadine-André et Fadila-Amar ont eux aussi effectué des parcours de mobilité ascendante. Dans les années 2000, les revenus mensuels étaient de 37 000 F dans un couple, ils étaient passés de 12 000 à 18 000 F dans l'autre. Mais la femme, et probablement le mari, n'ayant pas occupé une place de représentant ou d'héritier dans une famille-communauté, ils ne définissent nullement l'association conjugale comme une entreprise familiale transgénérationnelle. Ils se contentent de partager entre travail et loisirs une vie que leur pouvoir d'achat rend confortable et plaisante. Le couple Christine-Michel, dont le revenu inférieur aux précédent, fait de même. Le statut juridique d'actif, spécifié par des parcours de promotion, permet le déploiement d'identités égotistes.

Nadine et Fadila tiennent à être actives non pour être appréciées dans la famille, mais parce que l'autonomie économique les libère de la dépendance au conjoint. On sait que le temps de leurs études a été long, et qu'elles ont eu l'occasion de s'individuer. Elles avaient l'expérience d'une vie de couple ou d'une liaison quand elles ont élu leur conjoint, elles ont pu accéder à un emploi classé «intermédiaire». Cette homologie se combine avec des variations. La comparaison des deux cas montre que les structurations de la socialisation primaire conditionnent la place accordée à l'activité professionnelle par rapport à la vie familiale et aux loisirs. Si le zèle scolaire enfantin s'est trouvé noué aux encouragements et à la surveillance maternels, comme dans le cas de Nadine, l'engagement professionnel, éventuellement intense dans la période qui précède la naissance des enfants, se restreint ensuite. Si au contraire l'école s'est constituée très tôt en sphère autonome, comme dans le cas de Fadila, la vie professionnelle s'autonomise elle aussi, elle n'est pas touchée par les aléas de la vie familiale.

‘Nadine, qui en 1995 prenait d'elle-même l'initiative d'apprendre les derniers langages informatiques, se contentait dix ans plus tard de formations sur les logiciels et la base de données utilisés dans son entreprise — à la différence de son conjoint, qui était toujours "au top". Elle avait demandé et obtenu un temps partiel de 80% (le mercredi libre), pour pouvoir consacrer du temps à son fils de sept ans et le voir se développer. Au contraire, Fadila, embauchée un an après la naissance de son troisième enfant sur un poste qui répondait à ses vœux, n'a jamais demandé de temps partiel.’

Les activités de loisir ont souvent partie liée avec le sport, elles ont des chances d'être en continuité avec les activités de l'adolescence. Fadila et Amar fréquentent des couples de leur génération dont les parents étaient ouvriers et qui accomplissent comme eux-mêmes des parcours de mobilité, bien qu'ils n'aient pas fait de "hautes études". Avec sept ou huit autres familles, il forment un "cercle assez fermé" qui se réunit pour des sorties, pour des anniversaires, et pour des vacances en camping, chaque famille louant un mobilhome : les hommes font du vélo entre eux, les femmes restent entre elles. En outre, Amar "navigue entre plein de cercles". Il connaît beaucoup de gens rencontrés dans des clubs de foot ou dans des entreprises. Quelques maghrébins parmi eux, mais surtout des gens d'origine européenne. En outre, Fadila a des ami(e)s à elle, des couples et des gens séparés qu'elle préfère rencontrer à l'extérieur "de sa petite famille". Nadine a été initiée par son conjoint à la plongée et au jogging, elle a fait connaissance avec diverses personnes de la commune par l'intermédiaire de son fils. Ces pratiques, proches à certains égards de celles d'Isabelle et de Louis, s'en distinguent parce que l'unité socialement significative est le «ménage» et non le réseau de relations dans lequel les conjoints s'inscrivent à titre de couple ou à titre individuel.

Ces relations combinent vie de groupe, entre-soi et liens lâches. Après le départ de son conjoint, Nadia a cessé de fréquenter la «bande» des copains d'enfance de Christian, homologue au «cercle» de Fadila, à la fois parce qu'elle détonnait au milieu des couples mariés avec enfants et qu'elle ne gagnait plus assez d'argent pour les inviter à des repas chez elle ou pour partir en vacances avec eux. Elle continue seulement à participer aux grands rassemblements commémoratifs, à l'occasion d'anniversaires, de mariages ou de décès. Et elle s'est mise à préférer les interactions d'individu à individu avec des personnes rencontrées depuis la rupture conjugale.

En résumé, quand le statut juridique d'«actif» s'articule avec le réaménagement d'identités statutaires, identité symbolique d'homme et identité de femme mariée, l'association conjugale se configure en entreprise familiale de mobilité transgénérationnelle; quand seul le statut juridique est agissant, les conjoints partagent les espaces-temps de leur vie entre travail productif et activités improductives, ces dernières comprenant le travail domestique et la consommation. Les dispositions intériorisées lors de la socialisation primaire, différentielles selon la sexuation, se chargent de réaménager la division sexuelle des rôles dans le domaine du travail domestique sous ses multiples formes, et en partie aussi dans les activités de loisir urbaines ou sportives, largement ignorées à la génération des parents. Ces divertissements, goûtés en groupe, en petit comité, en famille ou solitairement, favorisent le développement d'identités égotistes.

Notons que les parcours corrélés à la dimension «société salariale» sont spécifiés par la mobilité ascendante ou par l'immobilité. Cette réussite, même modérée, qui fait exister socialement les individus à leurs propres yeux et aux yeux d'autrui, les dispense d'afficher une identité statutaire autonomisée. Ils n'ont pas besoin de se crisper sur la bouée de sauvetage de l'identité tautologique pour échapper à l'indignité sociale.

Les identités statutaires et égotistes n'épuisent pas le champ des identités possibles. Il existe également des identités qu'on qualifiera de relationnelles. Elles peuvent coïncider avec une place distinctive ou banale, avec une décohabitation risquée ou légitimée, mais elles sont toujours corrélées à une socialisation qui a contraint à résoudre des contradictions empiriquement. L'individuation dialogique est corrélée dans ce cas à la dissolution du cosmos de rapports dans lequel les identités statutaires prennent sens. Dans les cinq cas empiriques à partir desquels on analysera les traits distinctifs des identités relationnelles, elles s'actualisent dans le versant légitimant de l'existence individuelle, le travail. Dans les cas spécifiés par «société salariale» (Faïza, Lidia, Emilia), on observe un rapport au travail professionnel en complet décalage avec le calcul coûts/avantages, dans ceux spécifiés par «équilibrages archéomodernes» (Leïla, Malika), l'engagement à la fois dans le travail et dans une autre activité à dimension transindividuelle

Les conduites de Faïza et de Lidia d'une part, d'Emilia d'autre part, sont corrélées respectivement à une socialisation dans une famille-communauté à organisation «autocéphale» ou à une famille-association.

‘— Faïza, qui a fait en 1998 une formation de secrétariat médical, est embauchée sur CDI en 2004 dans une maison médicale de garde. Il s'agit d'assurer le secrétariat lors des urgences de nuit et des jours fériés. On sait que des maisons de ce type ont été ouvertes depuis peu pour désengorger les services d'urgence des hôpitaux. Elle se conduit comme s'il allait de soi d'articuler l'autonomie des administratifs, des médecins et des malades avec des rapports de coopération. Constatant dès son arrivée que la logistique est en défaut, elle demande, par le canal de la coordinatrice, une pièce de repos, un coin pour prendre des repas, un nettoyage régulier des locaux. Sa première période d'essai est validée. Le travail se déroule bien. Elle a de bonnes relations avec les médecins, qui disent apprécier ses compétences, elle s'efforce de faire un rapport objectif quand il y a eu un incident. Elle est donc surprise quand son employeur manifeste le désir de la rencontrer pour "mettre les choses au clair". Après l'avoir accueillie poliment, il tente avec succès de l'intimider une fois qu'ils sont en tête-à tête-dans son bureau, élevant la voix et tapant sur la table. Sa surprise et sa déception sont telles qu'elle accepte l'engagement d'une procédure de licenciement malgré l'absence de faute professionnelle. Elle prend conseil et apprend qu'une démarche auprès des prudhommes n'a aucune chance d'aboutir en raison de son peu d'ancienneté dans l'emploi.’

Le compte-rendu passe plusieurs éléments sous silence. D'une part, Faïza a postulé à quarante ans à cet emploi astreignant et mal payé (SMIC horaire, 570 euros net soit 3 300F pour 97 heures), parce qu'elle est au chômage et en fin de droits. Elle travaille en binôme avec une étudiante présente depuis l'ouverture, dont c'est le premier emploi, les deux employées sont hiérarchiquement subordonnées à la coordinatrice. Celle-ci est la fille de l'employeur, un ex-éducateur de rue reconverti en prestataire de services pour le compte d'une municipalité. D'autre part, la smicarde détient non seulement des compétences techniques mais des compétences linguistiques discursives — des compétences sociales — qui font défaut à ses supérieurs hiérarchiques. La réaction de ceux-ci est de s'appuyer sur leur supériorité «statutaire» (juridique et symbolique en ce qui concerne le prestataire ) pour la remettre à sa place. Plus exactement pour l'annihiler.

‘" (...) Sa fille était dans la structure elle était donc coordinatrice au niveau du titre, je pense qu'au niveau de la compétence elle en était loin , à mon sens parce qu'elle était très jeune, elle avait 24 ans, et elle était là je dirais beaucoup pour faire le... je vais employer un terme pour nous «fliquer» quoi voilà. Et c'est vrai que moi avec mon décalage en termes d'expérience, mon âge et ma vie de famille tout court, je pense qu'elle était très gênée de la façon dont je lui relatais ce qui se passait dans la maison de garde quand elle me demandait des comptes. Elle avait l'impression que je décortiquais trop, j'employais trop de termes enfin elle voulait un "oui/non" voilà, béni oui-oui, elle n'a pas trouvé ça chez moi ça la dérangeait énormément, moi je pense que déjà à ce niveau là, sur quelques conversations qu'on avait eues quand on nous demandait des comptes, elle avait fait pas mal de retours négatifs à mon encontre. "Bon Faïza avec elle ça passe pas, il faut toujours qu'elle explique il faut toujours qu'elle..." c'est vrai que je ne me soumettais pas. Je m'en rendais pas compte parce que je faisais ça très naturellement et qu'on n'était pas dans une situation de conflit. Pour moi on travaillait ensemble en équipe. " (Faïza)’

Après ce choc, il paraîtrait plausible que Faïza se soit repliée sur la sphère privative familiale, sur les relations avec les enfants, comme font les femmes socialisées principalement par leur mère. Elle n'en a rien fait. Elle s'est dit "qu'à force d'avoir toujours la tête dans le travail, elle ne s'était jamais occupée d'elle". Quelques mois après, elle allait régulièrement à la Maison du citoyen faire une "petite activité manuelle" qui lui "vidait la tête" — du patchwork —, et songeait à "faire d'autres choses là-bas". Le choix d'un collectif ouvert à tous, où les activités sont encadrées par les bénévoles qui les proposent, montre qu'elle ne se retirait pas dans l'espace de l'entre-soi 588 .

En principe, la tutelle hiérarchique est moins pesante dans le secteur public que dans le secteur privé, en particulier pour le personnel enseignant, telle Lidia qui occupe depuis 2002 un poste d'ESC à mi-temps dans un lycée agricole du Rhône. Pourtant elle-même et ses collègues, soit une trentaine des personnes, ont dû surmonter l'obstruction systématique du proviseur en place, pour pouvoir mettre en œuvre des projets à visée pédagogique. A l'issue d'une mobilisation qui a duré toute une année scolaire, les personnels ont obtenu gain de cause au Ministère, et le proviseur a été déplacé. Le succès obtenu et l'habitude prise de travailler ensemble ont catalysé les énergies. L'année suivante, Lidia et sept de ses collègues enseignants et administratifs mettaient sur pied un projet sur deux ans.

‘— L'idée floue de se centrer sur le commerce équitable se greffe sur une coopération déjà existante entre des producteurs d'ananas du Bénin et un atelier de transformation des fruits frais fonctionnant dans un lycée agricole de la Région : la démarche qui s'impose est de remonter toute la filière depuis la phase finale, la commercialisation des produits élaborés en France, jusqu'à la phase initiale, les ananas sur pied de la région de production. La phase ultime sera le voyage d'une classe au Bénin. La classe de 1e choisie est formée d'élèves dynamiques qui se destinent au commerce agroalimentaire. Enumérons les multiples dimensions d'un travail dans lequel Lidia a mis beaucoup d'énergie. Information et discussions autour du «commerce équitable» (définitions et enjeux, visite d'une exposition, visionnement d'un documentaire, «café économique» avec participation des acteurs et discussion préparée par les élèves); contacts avec le collègue responsable de l'atelier de transformation; promotion des produits sur un marché; rédaction, budgétisation et communication du projet à d'éventuels financeurs publics et privés.’ ‘Paradoxalement, Lidia a pu «donner» beaucoup de temps à cette entreprise à l'issue incertaine (faute d'informations sur les financements.assurés, le projet était en attente à la rentrée 2005) parce qu'elle travaille à mi-temps La logique de sa conduite est manifestement aux antipodes d'un calcul d'optimisation des avantages individuels. Le projet consiste à introduire de futurs professionnels du commerce agroalimentaire dans la chaîne de «commerce équitable» allant d'un petit nombre de producteurs d'ananas du Bénin au petit nombre des consommateurs achetant les produits fabriqués en France. La configuration est certes plus complexe que la rencontre, dans une Maison médicale, de malades venus en urgence, de médecins et d'administratifs, mais les conduites de Faïza et celle de Lidia sont parentes. Sous des formes diverses, elles articulent l'autonomie individuelle à l'inscription dans des collectifs éphémères. De façon empirique, elles rendent des individus sensibles à leur inscription de fait dans des chaînes d'interdépendance plus ou moins longues qui les relient à des inconnus. Le décalage entre ces pratiques et l'ethos normatif contemporain est tel que le risque de désaveu est grand, comme le montre le licenciement de Faïza. ’

Emilia, devenue inspecteur à la DRASS après avoir été longtemps contrôleur du travail, sait qu'on ne peut pas nager à contre-courant à moins de trouver chaque fois des stratégies en adéquation avec le contexte. Depuis 2003, elle est affectée aux handicapés, l'un des rares services de l'administration sanitaire et sociale où les crédits sont en hausse étant donné le retard de la France dans le secteur. La logique des pratiques bureaucratiques a des chances d'aboutir à la construction en série de structures à temps plein — d'«internats pour handicapés», selon son expression.

‘— Elle-même a pu grâce à l'école s'émanciper du modèle d'existence représenté par sa mère. Le sens qu'elle donne à l'activité professionnelle du moment est de travailler à l'émancipation des handicapés. Ayant déjà été affectée dans un service homologue, elle a appris à concilier la mise en application des décisions politiques avec la liberté des malades. Son objectif actuel est de faire une place à des structures alternatives. Pour le légitimer, il lui a suffi de se référer, textes à l'appui, à des discours politiques d'annonces égrénant les grands principes. Il était moins facile de contourner l'obstacle qui bloquait leur mise en œuvre : la panique générale à la seule idée de lâcher des handicapés dans la nature et d'être poursuivi en justice s'il leur arrivait malheur. Elle est néanmoins parvenue à monter un projet à destination de traumatisés crâniens en regroupant deux départements, ce qui complique les circuits administratifs et déplaît aux préfets; et en réussissant à se faire épauler par des alliés locaux disposant de compétences techniques et sociales.’

On comprend pourquoi elle travaille à 90% ou à 70% et non à temps plein : elle a besoin de temps pour résister à l'usure et reconstituer ses forces; en outre, un salaire mensuel de 12 000F à 13 000F lui suffit. On sait que dans son cas, l'émancipation individuelle est passée non seulement par l'autonomie économique corrélative au statut de salarié mais par le refus de procréer des enfants, puis par le refus de la conjugalité : la longue expérience de vie commune avec Serge a paralysé son énergie plus qu'il ne l'a stimulée. A 50 ans, elle distribuait le temps de la vie privée entre plusieurs espaces; une ou deux fois par semaine, elle rentrait le soir dans la petite maison habitée par Serge 589 ; quand le lendemain était un jour de semaine sans travail, elle se retirait plutôt dans son appartement où elle avait la maîtrise du temps et de l'espace; presque chaque week-end, elle rejoignait Laurent dans son logement de fonction, une grande maison située dans une petite ville proche de Lyon, où il recevait ses enfants tous les quinze jours. Elle n'a pas voulu cohabiter avec lui après son divorce alors qu'il le souhaitait, elle exclut de quitter Lyon pour le rejoindre s'il est muté dans une autre région, mais leurs relations n'ont pas périclité pour autant. Ils partent en vacances ensemble. Elle a fait la connaissance de ses parents qui habitent un village de Lorraine, et elle est retournée chez eux avec lui. Au dispositif conjugal, elle a substitué des liens relationnels de personne à personne.

Dans les deux cas spécifiés par «équilibrages archéomodernes» et par une place de représentant, les déceptions de la vie professionnelle se sont constituées en tremplin favorisant l'engagement dans un nouveau champ d'activités ne relevant ni de la vie familiale ni de la consommation culturelle.

‘— Leïla, s'est inscrite en 2003 à une formation supérieure aux sciences sociales en deux ans, dans le cadre de la formation permanente prise en charge par l'organisme employeur. Elle y a rencontré des personnels de l'enseignement privé qu'elle n'avait jamais eu l'occasion de fréquenter, CPE, bibliothécaires, enseignants. Dans le mémoire qui valide la formation, elle a choisi de traiter une question à la fois pratique et théorique : "Comment être tolérant dans un centre social, face aux attitudes identitaires du public, des personnels et des usagers? " Cette recherche, qui a commencé par une enquête dans le centre social où elle exerce des responsabilités, a fait rupture avec l'assoupissement dans la routine quotidienne. La posture distanciée adoptée lui a fait regarder le petit monde familier comme un analogon de la société globale — "J'arrive à comprendre pourquoi on fonctionne comme ça." L'été 2005, elle terminait son mémoire, se proposait de communiquer à son autorité de tutelle les résultats de sa recherche et la critique de la politique officielle qu'ils comportaient — et elle n'excluait pas d'entreprendre un autre travail de recherche.’

Cette reconfiguration du rapport au travail professionnel est corrélée à une socialisation à dominante maternelle, à la correspondance entre le titre scolaire et le poste, au choix de travailler à 3/4 temps et à un salaire de 10 000 F en 2005. L'orientation de Malika vers une activité associative sans rapport avec l'activité professionnelle est corrélée à d'autres variables : une socialisation à dominante paternelle, une décohabitation risquée, l'absence de titre scolaire, un emploi à temps plein dans le secteur marchand et un blocage du salaire à 6 400 F pendant dix ans. L'employeur, tout en se déclarant satisfait du travail de son employée, s'abritait derrière les conventions collectives pour lui refuser toute augmentation de salaire — sans jamais lui avoir permis de préparer le BTS dans le cadre de la formation permanente.

‘— Malika a été sollicitée pour diriger une association pour la promotion de la culture arabo-berbère. La fondatrice de l'association la jugeait avec raison apte à faire "le tampon" entre culture spécifique et société globale. Un an après avoit adhéré, elle a accepté cette responsabilité pour un an. Il s'agissait visibiliser dans l'espace public l'identité maghrébine en tant qu'identité culturelle et associative. Rétrospectivement, elle s'étonnait de la masse de travail accompli en un an : conférences, préparation d'un stand pour une exposition sur le métissage de l'Afrique — "l'un des plus beaux stands" —, calligraphie d'une banderole pour la fête du 8 décembre organisée par la mairie, spots dans les radios maghrébines pour attirer du public aux manifestations programmées,etc. Elle mettait la productivité du travail des participants en rapport avec le fonctionnement démocratique qu'elle avait institué, et estimait que l'expérience lui avait beaucoup apporté à elle-même.’ ‘" (...) Je pense que ce qui m'a aidée bon ben c'est eux et comme je leur ai dit c'est un travail partagé quoi. Ce qui s'est passé je pense c'est que chacun a pu faire ce qu'il se sentait capable de faire, et en fait ça a profité à tout le monde, celui qui aimait faire du dessin a pu faire du dessin, celui qui aimait faire de la peinture a fait de la peinture, de l'écriture de l'écriture, celui qui a voulu se déplacer à Lyon pour chercher des informations c'est lui qui l'a fait, celui qui a voulu faire des spots à la radio ben c'est lui qui l'a fait, chacun s'est... et chaque fois que je faisais des réunions mensuelles je prenais par contre la parole de chacun, et que chacun se soit exprimé avant de prendre une décision. On a organisé aussi une sortie à Marseille avec les femmes qui se bougeaient pas beaucoup, les femmes des quartiers assez sensibles de M. Réussite totale, j'en reviens pas. L'idée c'était de les emmener se promener, évidemment sans leurs maris, une journée à elles; ben elles ont payé leur place et... oui on est parti le matin très tôt on est rentré à onze heures du soir une journée magnifique, chacun avait quartier libre; moi j'en ai pas énormément profité parce que j'avais la responsabilité de tout ce petit monde on était une cinquantaine; bon même si c'étaient des adultes... Mais ça s'est très très bien passé. " (Malika)’

Elle n'a pas réitéré l'expérience parce que l'année suivante, l'engagement familial primait : la famille déménageait dans la nouvelle maison située dans la grande couronne. Les exemples mettent en évidence la mobilité des configurations relationnelles qui se font, se défont, se réaménagent selon les circonstances, en complète opposition avec le caractère figé des identités statutaires.

Les exhortations à adopter ces identités voyageuses 590 risquent de rester lettre morte. Les identités statutaires qui impliquent le réaménagement toujours recommencé de rapports sociaux dissymétriques, et les identités relationnelles qui instituent des rapports fondés sur la liberté et l'égalité sont respectivement corrélées à des modes de socialisation différentiels.

Notes
577.

On emploie le terme au sens de l'INSEE, soit les personnes qui vivent sous le même toit.

578.

Les trois tableaux correspondant aux différentes étapes figurent dans les annexes, pp.122-124. Les salaires mentionnés sont en principe des salaires mensuels nets, ils sont tous indiqués en francs. Dans les trois, on a mobilisé deux catégories de classement usuelles, les PCS et la nomenclature des niveaux de formation. L. Tanguy (2002) pp. 697-703, a reconstitué la genèse de cette nomenclature, que les planificateurs avaient élaboré pour rendre possible la communication entre deux milieux étrangers l'un à l'autre, l'entreprise et l'Education Nationale.

579.

"Sur les 31 catégories socioprofessionnelles que recense l'INSEE, six regroupent 61% de femmes actives. Il s'agit des employés de la fonction publique, des employés administratifs d'entreprise, des employés de commerce, des personnels de service aux particuliers, des instituteurs et des professions intermédiaires de la santé.", M. Maruani et E. Reynaud, Sociologie de l'emploi, 3e édition, coll. Repères, La Découverte, Paris, 2001, p. 50. Pour plus de précisions, voir supra, note 459.

580.

Ces écarts font partie depuis une quinzaine d'années des indices régulièrement évalués. On sait par exemple qu'en 1992 l'avantage au profit des hommes mesuré à partir des salaires annuels moyens était de 26,7% dans le secteur privé et semi-public, de 18,9% dans les services civils de l'Etat, hors la Poste et France Télécom., "Les femmes", Contours et caractères, INSEE, 1995, pp. 150-151. Cf. M. Ferrand, Féminin Masculin, coll. Repères, La Découverte, Paris, 2004, pp. 14-15, note que ces écarts procèdent d'un ressort structurel, la construction sexuée des qualifications, et qu'ils s'accentuent au fil des carrières salariales.

581.

M. Maruani, C. Nicole-Drancourt, Au labeur des dames. Métiers masculins, emplois féminins, Syros Alternatives, Paris, 1989.

582.

Entre 1994 et 2000 la proportion d'actifs occupés à temps partiel a varié entre 4,5% et 5,4% en ce qui concerne les hommes, entre 27,8% et 31,1% en ce qui concerne les femmes. (Ces données ne distinguent pas temps partiel choisi et temps partiel imposé). M. Maruani et E. Reynaud, Sociologie de l'emploi, 3e édition, coll. Repères, La Découverte, Paris, 2001, p. 55.

583.

On emprunte la notion de capital symbolique à Bourdieu."(...) Ce capital fondé sur la connaissance et la reconnaissance, ou si l'on préfère, sur la croyance, a des propriétés très générales que l'on peut dégager de l'analyse des sociétés précapitalistes et, en particulier des sociétés méditerranéennes du passé et du présent, qui nous apparaissent fondées sur la notion d'honneur (...) ou encore de la société présente, avec la noblesse scolaire ou, tout simplement la masculinité, qui est peut-être la forme par excellence du capital symbolique, P. Bourdieu, "Sur les rapports entre la sociologie et l'histoire en Allemagne et en France, Entretien avec Lutz Raphael (1989)", Actes de la recherche en sciences sociales, 106-107, 1995, p. 118.

584.

A partir des années 2000, la concurrence des grandes surfaces a commencé à laminer la clientèle. En 2005 — à 55 ans — Louis cherchait un emploi.

585.

Cf supra, pp. 536-537.

586.

Après cette naissance, le père d'Hayet est retourné seul en Algérie, il a pris une nouvelle femme et il a procréé lui aussi un enfant.

587.

Dalila avait remarqué qu'une femme qui gagne de l'argent a "une certaine place dans la famille". Hayet remarque qu'une femme qui ne travaille pas se trouve inféodée à son conjoint : "Je trouve qu'une femme à la maison perd de sa valeur au niveau de son conjoint. Quand le conjoint rentre chez lui, qu'il a son épouse qui est à la maison qui est à sa disposition et puis qu'il y a un pet de travers... et bien forcément..." (Hayet)

588.

Son choix de passer par la médiation d'une institution municipale concorde avec l'interprétation avancée plus haut que son espace de référence est la commune de Villeurbanne.

589.

A propos de ses relations avec avec Serge, Emilia disait en 2001 : "C'est pas quelqu'un qui parle donc... moi je me suis sentie très seule avec lui. Ceci dit il y a sûrement un lien, sinon je pense qu'on se verrait plus depuis que j'aie mon logement."

590.

Par exemple, celles de Balibar : "(...) Il s'agit de nous civiliser nous-mêmes, c'est-à-dire de développer des formes de vie et de communication qui nous permettent de prendre une certaine distance par rapport à l'hystérisation des identités à laquelle nous assistons, qui en vérité nous assiège nous-mêmes. Face au conflit des identités, au court-circuit de l'identitaire, du sécuritaire et de la violence (avec un zeste d'humanitaire), il ne s'agit pas de faire disparaître les identités, mais de donner aux individus et aux groupes des moyens de s'identifier et de se désidentifier, de voyager dans l'identité", E. Balibar, "De la préférence nationale à l'invention de la politique" (2002), pp. 129-130.