On a mis en perspective les parcours à la fois personnels et sociaux de jeunes femmes d'origine algérienne, mais aussi espagnole, italienne et française, qui ont en commun deux propriétés : dans la presque totalité des cas, elles sont la première génération de la famille à avoir fait des études au moins jusqu'au baccalauréat, elles vivent à l'âge adulte là où elles ont grandi, dans l'Est lyonnais.
Les questions posées au cours des entretiens avaient été élaborées de façon à faciliter la mise en rapport de la socialisation d'une part — socialisation primaire dans les trois mondes de la famille, de l'école et des pairs et socialisation secondaire —, de l'orientation des conduites à l'entrée dans la vie adulte et ultérieurement, d'autre part. L'approche, à la fois comparative et longitudinale, a mis en évidence le caractère différentiel de deux modes de socialisation primaire familiale. L'un porte à réaliser inconsciemment ou consciemment, soit le parcours de vie correspondant aux normes du moment, soit le modèle incarné par la figure de la mère ou du père. L'autre entraîne dans une dynamique d'équilibrages et de rééquilibrages qui ne s'interrompt jamais, comme s'il s'agissait de résoudre en actes les contradictions vécues dans l'enfance et l'adolescence.
Pour conclure, on adoptera une perspective anthropo-sociologique. Quels rapports de proximité et de distance décèle-t-on entre les socialisations hétérogènes des enquêtées et le processus de «civilisation» en Occident, tel que l'analyse Norbert Elias à travers l'exemple de la curialisation des guerriers?
Elias étudie un remodelage de l'économie psychique qui s'est étalé sur plusieurs siècles 591 . Il a débuté au XIIe, il s'est achevé au XVIIIe. De nobles chevaliers, qui vivaient jusqu'alors sur leurs terres en toute indépendance et n'avaient aucune raison de brider la brutalité de leurs penchants, se sont lentement mués en nobles de cour «domestiqués», maîtres de leurs émotions et entraînés à la prévision : l'exposition à des mécanismes inédits de contrainte s'est intériorisée en autocontrainte. Au XXe siècle, après la seconde guerre mondiale, des vagues successives de paysans paupérisés sont partis de différentes parties du globe. Pour survivre économiquement, ils se sont salariés dans les Etats-nations de l'Europe de l'ouest où leurs enfants ont grandi. Les mécanismes de transformation psychique qu'on repère chez les filles représentées par la population de l'enquête sont-ils homologues à ceux du remodelage antérieur ?
Dans le contexte de la société salariale et de Temps1, les jeunes adultes des deux sexes sont censés exercer une activité professionnelle en rapport avec des qualifications acquises à l'école, et diviser leur vie entre les deux espaces-temps hétérogènes de la vie conjugale et personnelle et de la vie professionnelle. Les jeunes des classes populaires nés au tournant des années 1950-60 et socialisés dans une famille de type «association» étaient modelés à ces normes de façon quasi-indolore. A l'entrée dans l'âge adulte, ils étaient prêts à effectuer un trajet prédéfini, qu'on peut grossièrement résumer ainsi :
‘Dans la variante spécifiée par la CS paternelle ouvrier, les filles sortent du système scolaire au niveau IV (BTn G1), entrent dans un emploi de secrétariat, font leurs débuts dans la vie conjugale avec pour partenaire leur petit copain d'adolescence, un fils d'ouvrier du quartier sorti du système scolaire au niveau V (CAP). Le couple accède à la propriété d'une maison quand un ou deux enfants sont nés. Dans la variante spécifiée par la CS paternelle non-ouvrier, la sortie du système scolaire se fait au niveau II. L'accès à un poste correspondant au titre scolaire ayant des chances d'être liée à la réussite à un concours, le calendrier — autonomie résidentielle, débuts de vie de couple, accession à la propriété — est plus incertain. Mais dans les deux variantes, le trajet est prédéfini.’Dans ce cas, l'homologie des régulations familiales, scolaires et professionnelles fait entrer en résonance les dispositions intériorisées et les structures institutionnelles, du moins tant que l'équilibrage macrostructurel reste stable. En revanche, une socialisation dans une famille où les régulations dérivant de la famille-communauté demeurent actives fait obstacle à cette orchestration préétablie. Passons en revue les remodelages possibles corrélés au second type de socialisation. Rappelons que le champ des régulations issues de la famille-communauté est structuré par trois axes d'opposition, le caractère «acéphale» vs «autocéphale» de l'organisation, le caractère «statutaire» vs «non statutaire» de la place dans la fratrie, les transformations contextuelles résumées par Temps1 vs Temps2.
Dans les familles à organisation «acéphale», la prise en charge de la socialisation des filles par la mère exclusivement porte celles-ci à rabattre l'existence sociale sur l'existence familiale. Certes, à l'adolescence, Nora et Dalila qui avaient réussi à entrer dans l'enseignement long dans le contexte de Temps1 imaginaient une vie future partagée entre famille et activité professionnelle; mais dans celui de Temps2, Saïda et Naïma se voyaient au centre de la famille. Et toutes les quatre ont donné le primat à la vie familiale.
Pour Nora et Dalila, la place de femme mariée et de mère s'est configurée en place statutaire distinctive, comme l'était la place de leur mère. La valeur symbolique de cette place est corrélée à des conditions socio-historiques particulières, celles de la famille indivise et de la vie séparée des sexes : dans les limites de la communauté des femmes, la mère qui a de grands fils a le pas sur les jeunes femmes dont les enfants sont en bas âge, à plus forte raison sur les jeunes mariées.
‘Les mères de Nora et de Dalila, qui ont vécu plusieurs années dans la maison de leur beau-père avant de vivre conjugalement, se réfèrent à ce cosmos de sens. La mère de Naïma aussi : on sait qu'elle s'est efforcée d'effacer la tache de son divorce aux yeux de la parentèle et des connaissances — de récupérer son statut de mère — en réalisant un beau mariage pour sa fille aînée. Cette valeur symbolique peut s'évanouir quand le contexte se transforme. La mère de Nacera et Amel, qui s'est vu imposer en France la vie avec la seconde femme que son conjoint s'était choisie et qu'il préférait, n'avait pas une place statutaire. La mère de Saïda, qui a rejoint son conjoint peu de temps après le mariage, non plus.’Du point de vue de Nora, la valeur statutaire de la place de femme et de mère va de soi, du point de vue de Dalila, elle est à construire. La différence des perceptions fait écho à celle des expériences. Enfant, Nora, qui avait de meilleurs résultats scolaires que sa sœur aînée, s'est trouvée élevée de façon quasi-automatique à la place que le rang de naissance donnait à celle-ci. Adolescente, elle n'a jamais pris le risque d'entrer en conflit avec sa mère. Elle transgressait les règles de conduite imposées aux jeunes filles, mais en catimini, dans la logique du pas vu, pas pris. N'ayant jamais eu besoin d'anticiper les conséquences de ses actes, elle n'a pas appris à le faire. Elle s'est précipitée à 20 ans dans un mariage qui conciliait émancipation individuelle et légitimité familiale, mais qui mettait entre parenthèses les normes de la «société salariale» 592 . Dalila, au contraire, s'est engagée dès 13 ans dans un travail de transformation psychique, sous la houlette d'un prof de collège. Elle s'est entraînée à l'autodiscipline et elle a appris à mettre en rapport les objectifs à atteindre et les moyens d'y parvenir, le présent et le futur. A l'étape de la scolarité de lycée elle savait rationaliser sa conduite — tout en multipliant les activités extrascolaires, elle a réussi au bac sans redoubler —, et elle savait aussi observer comment les gens se comportaient autour d'elle et interpréter leurs logiques d'action. Ces apprentissages ont guidé ses conduites, à commencer par le choix d'un conjoint. Les deux partenaires se sont fréquentés assidûment avant de se marier. Ils se sont transformés mutuellement, comme l'indique leur désir commun de s'éloigner des deux familles au début de la vie de couple, et la patience avec laquelle ils ont cherché ensemble pendant plus d'un an, sans se décourager, un appartement à louer proche de la ZAC mais extérieur à la ZAC.
L'énergie investie par Dalila dans le travail sur soi a probablement été aiguillonnée à la fois par les vexations subies à la maison — son frère plus âgé d'un an prenait plaisir à la rabaisser, les parents s'intéressaient vivement aux résultats scolaires du garçon et restaient indifférents à ceux de la fille — et par le désir d'une réussite sociale à deux dimensions, reconnaissance personnelle dans la famille, promotion du couple et des enfants dans la société globale. Mais à eux seuls ces moteurs n'auraient pas suffi à déclencher un remodelage psychique d'une telle ampleur. La transformation s'appuie à la fois sur une aide extérieure et sur la socialisation dans une famille mobile — père d'ascendance paysanne et mère d'ascendance nomade, expérience du salariat en Algérie antérieure à l'émigration en France, organisation à mi-chemin entre famille-communauté et famille-association. L'absence totale d'influence exercée par Dalila sur Nora, alors qu'elles ont fait partie de la même bande d'amies proches pendant les années de lycée, montre une fois encore la prégnance des premières structurations de la socialisation primaire familiale. Les parents de Nora sont passés directement d'une économie paysanne de subsistance régie par un ordre cosmico-social, à un équilibrage complexe où la garantie de droits sociaux par l'Etat est en interdépendance avec la logique capitaliste de profit. Le saut à faire par leur fille était immense et elle n'a pas rencontré de passeur.
Il existe une homologie entre les transformations psychiques observées à partir de l'exemple de Dalila et les transformations constitutives de la curialisation des guerriers 593 . Dans les deux cas, la «psychologisation» et la «rationalisation» sont nouées ensemble. Sur le désir de réussite sociale sont branchées des aptitudes aussi diverses que réfléchir, maîtriser ses émotions, percer à jour les logiques d'actions d'autrui, faire des prévisions.
Un second type de modification psychique est représenté entre autres par les cas d'Amel et de Saïda, qui n'ont pas occupé de place statutaire. La transformation n'est pas directement corrélée au désir de réussite économique et sociale, elle ne s'inscrit pas dans une rationalisation des conduites. Elle procède de l'expérience de décalages sinon de contradictions entre le monde de la socialisation familiale et celui de la société globale. Dans les deux cas précédents, très tôt dans l'un, tardivement pour l'autre, les deux mondes de la famille et de l'école avaient été reliés par un pont : les succès scolaires de l'écolière ou de la lycéenne se configuraient en objet de fierté pour la famille, puisqu'ils la valorisaient dans le quartier ou aux yeux de la parentèle. Rien de semblable dans ceux-ci. Le père d'Amel (Temps1) n'était pas intéressé par les performances scolaires de ses filles, la mère de Saïda (Temps2) conseillait à sa fille de travailler à l'école dans son propre intérêt, pour avoir plus tard "un bon métier". Amel et Saïda se sont individuées et ont construit elles-mêmes un pont entre le monde de la famille et les mondes étrangers à la famille. L'une s'est approprié le travail intellectuel à partir d'études d'histoire et d'arabe. L'autre est entrée en relation avec des gens de toutes origines, et s'est associée conjugalement avec un garçon d'origine française qui n'était pas porté à vivre dans l'entre-soi.
Un trait commun subsume les différences entre le premier et le second type de modification. Les transformations psychiques sont toutes corrélées à la prégnance des régulations personnelles. Le statut personnel n'est pas institutionnalisé, il est coextensif à la reconnaissance par autrui. Celui ou celle qui ne travaille pas à conserver ou à étendre sa réputation le perd. Ces structurations, intériorisées par les parents — les pères sont nés dans les années 1930 ou antérieurement, les mères sont arrivées en France après leur mariage, souvent après leurs premières maternités —, se défont à la génération des mères nées dans les années 1940, émigrées à l'adolescence dans les conditions du 3e «âge». Telle la mère de Firouz. Désormais, commes les mères du cru, elles usent de régulations impersonnelles pour socialiser leurs filles. L'équilibrage change. Les statuts personnels cèdent la place au statut ethnique, "honneur spécifique de masse", comme le note Max Weber. En complète discordance avec l'individuation corrélée aux échanges dialogaux ou intertextuels je-tu, s'installe une différenciation réifiée de type nous vs eux , qui se fonde sur la sacralisation d'une culture réifiée.
De la mise en perspective de ces quelques cas, retenons la dualité des socles à partir desquels s'organisent et se modifient les cosmos de rapports dotés de sens. L'un est une unité simple qui s'identifie à une place statutaire, l'autre une unité complexe intégrant les contradictions et les conflits qui vont avec. Le premier socle fonde l'ordre social sur la dissymétrie des statuts, le second ouvre la possibilité de construire un ordre où se dissoudrait l'antinomie entre l'égalité et la liberté.
L'hétérogénéité des matrices de sens apparaît de façon plus nette encore dans l'hétérogénéité des postures corrélées à trois variables descriptives semblables, — une socialisation paternelle et maternelle dans une famille à organisation «autocéphale», une place d'«aîné», l'exercice précoce de responsabilités revenant habituellement aux fils «aîné(s)». On comparera les deux cas d'Assia et d'Hacina (Temps1) aux deux cas de Malika et de Lidia (Temps1 et Temps2)
Dans le premier cas de figure, le père a cumulé deux identités, celle de chef de famille et celle d'actif, et les «aînées» ont occupé dans la fratrie l'équivalent pratique d'une place masculine : l'une a été socialisée comme un garçon, l'autre occupait comme ses deux sœurs aînées une place de garçon manquant. A leur insu, elles sont entrées dans la vie adulte en suivant la voie explorée avant elle par le père. Le pattern de référence est un parcours de vie comprenant deux étapes hétérogènes séparées par le pas du mariage. 1) émancipation individuelle, installation en célibataire, entrée dans la vie active; 2) responsabilités familiales impliquant une activité professionnelle.
‘Rappelons qu'avant de se plier à la discipline salariale, Assia s'est autorisé une année de vie aventureuse sur la route — comme son père; qu'Hacina a choisi une voie professionnelle amorcée non par son parcours scolaire mais par les petits boulots adolescents — comme son père et à la différence de ses deux sœurs aînées. ’Quelle place tient le partenaire conjugal dans ce schéma? Plutôt la place d'un fantôme que celle d'un(e) associé(e). A la limite, le conjoint est un avoir précieux. La posture adoptée par les deux «aîné(e)s» à partir du modèle paternel est autocentrée. Cette posture, corrélée à une place statutaire masculine, se concilie parfaitement avec un modelage combinant pratiques d'entraînement corporel et psychique et désir de réussir socialement, mais du fait même qu'elle configure le moi individuel en un tout, elle est bornée. Pour élargir le paysage mental, il faudrait changer de posture, être apte à se décentrer. Assia et Hacina sont en partie aptes à le faire, pas les partenaires hommes.
Ni l'une ni l'autre n'ont eu à échafauder de plans compliqués pour légitimer leur liberté de mouvements aux yeux des parents. L'addition des socialisations familiale, scolaire et extra-scolaire leur a permis une entrée dans la vie active sans heurts au début des années 1980, et un parcours professionnel satisfaisant. En revanche, le passage de l'autonomie individuelle à l'interdépendance conjugale s'est révélé périlleux. Prenons l'exemple de Luc et Hacina, qui n'ont pas réussi à coopérer. Dans un premier temps, le garçon a vécu chez la fille en célibataire, il s'est «civilisé» auprès d'elle mais en se défaussant de toute responsabilité; dans un second, il s'est trouvé en position de conjuguer des responsabilités professionnelles et des responsabilités familiales; dans le nouveau contexte, celle qui avait été un passeur est devenue un rival à fuir.
Il se confirme que l'enchevêtrement dans le modelage psychique de la rationalisation et de la psychologisation — du calcul et du dialogue — est étroitement lié à des conditions socio-historiques où le statut social s'identifie à la reconnaissance personnelle. Celle liaison se défait avec l'émergence de l'individu atomistique, «propriétaire» de sa personne et de ses biens, autocentré. Dans ce cas, la construction rationnelle d'un parcours individuel de réussite professionnelle et sociale va avec le réaménagement modernisé d'une organisation familiale fondée sur la dissymétrie des statuts. La famille conjugale, soi disant association des deux conjoints, s'organise en réalité comme un modèle réduit de famille-communauté. A la limite, le conjoint dont le salaire est le plus élevé, ou qui est le seul à en avoir un, détient le statut puisqu'il détient l'argent. Rappelons l'exemple de Leïla, qui a, comme elle dit, "bousillé" son partenaire sans l'avoir voulu.
Poursuivons la comparaison. On a vu qu'Assia et Hacina se sont identifiées à leur père, à un individu détenteur de deux identités hétérogènes. Malika et Lidia ne se sont identifiées ni à leur père ni à leur mère. Ce qui a fait sens pour elles n'est pas une figure personnelle, c'est la tension entre l'unité de la communauté familiale et la diversité de ses membres. Elles n'ont pas défini ceux-ci par leur seule appartenance à la petite communauté familiale, elles les ont perçus comme des individus singuliers spécifiés par plusieurs propriétés. A l'unité simple de la première matrice s'oppose l'unité complexe de la seconde. D'où naît une hétérogénéité de cette sorte? Elle s'amorce vraisemblablement dans l'image que les parents laissent voir de leurs interrelations. Les uns exhibent une entente d'autant plus automatisée que les conjoints appartiennent au même monde et se réfèrent au même cosmos de sens. Les autres donnent le spectacle de la dégradation progressive de l'entente conjugale, ou au contraire montrent par leur exemple que l'hétérogénéité des dispositions respectives, née de la diversité des milieux d'origine, peut articuler entente et individuation .
L'hétérogénéité des matrices de sens se manifeste dans la manière même dont la jeune femme configure ses rapports avec le père, à l'orée de la vie adulte. Selon qu'elle se réfère à une unité simple ou complexe, elle répugne à dire nettement au père — en face à face — qu'elle a pris telle ou telle décision qui risque de lui déplaire, ou elle ose le faire.
La différence de posture n'a rien d'anecdotique. Le refus de signifier par la parole un éventuel désaccord avec le père révèle la force agissante d'un schème archaïque. Tout se passe comme si l'ordre familial était implicitement rabattu sur un ordre cosmico-social ou magico-religieux, peu importe la formulation, en tout cas sur un ordre prédéfini comme intangible. On sait que cette croyance va avec la socialisation dans une famille à organisation «acéphale» : les infractions à l'ordre des choses n'ont pas d'importance tant qu'elles restent enfouies dans l'ombre et le silence de la vie privée, mais il est doublement impensable qu'une fille ose s'adresser directement à son père au mépris de la dissymétrie statutaire, ou évoque par la parole un possible conflit à l'intérieur d'un groupe familial censé être soudé. C'est cet acte même de parole qui réaliserait la transgression 594 . Qui sait, ce pourrait être l'annonce d'un bouleversement apocalyptique. A l'opposé, transformer les relations inégalitaires d'enfant à père en relations égalitaires de personne à personne, c'est articuler, en acte et non en paroles, l'unité du groupe familial et la singularisation individuelle de ses membres.
Les exemples empiriques montrent que la peur de la transgression peut être corrélée à une socialisation dans une famille à organisation «autocéphale ». L'hétérogénéité des deux matrices de sens intériorisées par les filles «aînées» s'ente dans une différenciation à première vue mineure : les pères d'Assia et d'Hacina s'adaptent au contexte de la «société salariale» en cumulant légitimité sociale d'actif et légitimité sociale de chef de famille; ceux de Malika et de Lidia continuent à se référer à une seule légitimité sociale, celle de chef de famille — comme si la famille était souveraine.
Qu'il s'agisse du premier ou du second agencement, les contraintes nouvelles et les remodelages psychiques sont les mêmes — les salariés soivent s'habituer à la discipline des horaires réguliers de travail et obéir à leurs supérieurs, les indépendants doivent dégager un profit de leurs activités commerciales. Mais structurellement ils sont différentiels. A la génération des pères, le cumul de deux identités sociales consiste à greffer les transformations institutionnelles et pratiques corrélées à la division du travail dans l'économie capitaliste de marché, sur le découpage archaïque de l'espace masculin structuré par l'opposition du dehors et du dedans. On peut voir dans cette greffe directe une étape décisive — et inquiétante — du développement de la division du travail. Son hégémonie dans le système socio-économique se double de son incorporation par le psychisme humain. La mutation sociétale, le passage d'une communauté paysanne à un Etat-nation inscrit dans le système-monde capitaliste, n'est nullement relayée culturellement par un travail collectif d'élaboration cognitive et de communication linguistique. Elle se fait sur le mode de ce qui va de soi. A la génération suivante, aucun circuit d'interrelation ne se trouvant frayé pour relier les cosmos de sens correspondant aux deux secteurs de l'existence, ils s'autonomisent. Le secteur sécularisé des nouvelles activités économiques de production-consommation est géré par la rationalité instrumentale, celui des relations et divisions sociales est rabattu sur des relations de parenté réifiées et sacralisées : l'appartenance à une même communauté culturelle s'articule à la dissymétrie des statuts selon le rang d'âge et le sexe.
Cette dualisation des cosmos de sens est contrariée par l'hysteresis de dispositions identifiant la légitimité sociale au statut de chef de famille exclusivement. Dès l'enfance, les filles «aînées» constatent que les pratiques familiales les mettent en décalage avec les enfants de leur âge, qu'il s'agisse d'avantages ou de contraintes. A l'adolescence se manifestent des à-coups plus violents. Le besoin de donner sens à ce qui arrive les portent à dialoguer, à réfléchir, à interpréter. Les usages discursifs de la langue permettent de se décentrer, de se regarder à distance, de transmuer le vécu en objet conceptuel; et dans un même mouvement de subsumer les contradictions vécues dans un cosmos de sens complexe.
Prenons un dernier exemple de l'opposition entre cosmos de sens façonné par la dualité des secteurs de vie et cosmos de sens complexe. Les deux cas de Nadia et d'Emilia sont définis par «salariat industriel», par la CS ouvrier et par une place de fille. Le premier, spécifié par l'absence de contradictions vécues, concorde avec un équilibrage par soustraction : choix d'un partenaire illégitime et rupture temporaire des relations avec la famille. Le second, spécifié par la confrontation précoce à des contradictions, avec une dialectique en acte : il s'agit de brancher l'itinéraire de transfuge sur la solidarité avec les défavorisés dont les parents incarnent le destin.
Les contradictions repérées dans les conditions de Temps1 s'évanouissent dans celles de Temps2. Elles étaient corrélées au fossé entre les régulations impersonnelles de l'école — ponctualité, assiduité, maîtrise des pulsions, respect des échéances, mais aussi individualisation — et la force agissante des dissymétries statutaires d'âge ou de sexe dans la famille. Dans Temps2, à une exception près, les socialisations sont toutes maternelles. Quelle que soit leur origine géo-culturelle, les mères de la nouvelle génération — naissance dans les années 1940, immigration dans les conditions du 3e «âge» —, sont acculturée à l'économie monétaire. Les régulations qu'elles mettent en œuvre dans le secteur sécularisé de la vie sont en parfaite concordance avec les régulations scolaires. Du même coup, elles favorisent à leur insu l'inaptitude de leurs filles aux échanges verbaux discursifs.
La mise en perspective des ethos spécifiés par Temps1 et par Temps2 occupe dans la recherche une place névralgique. Elle montre à travers un verre grossissant des processus structurels invisibles à l'échelle du temps bref d'une vie humaine et court-circuités par la départementalisation du travail scientifique.
Deux voies différentielles de transformation se juxtaposent dans la société humaine. D'une part, la logique du système-monde capitaliste combine une prodigieuse et incessante évolution technique à la fois avec l'accroissement des inégalités économiques et sociales et avec la permanence de matrices mentales rudimentaires, intériorisées de façon quasi-automatique au cours de la socialisation primaire familiale. A la limite, la dissymétrie des statuts se trouve nouée à une appartenance ethnico-religieuse et à une parole sacrée, elle s'étaye sur la sacralisation d'un ordre du monde dynamisé par une guerre perpétuelle nous vs eux. D'autre part, la capacité des individus à se constituer en je «sujet» dans le dialogue discursif ouvre potentiellement l'articulation de relations sociales inégalitaires sur le plan économique avec des relations politiques démocratiques — en rupture avec les relations se référant au groupe familial, et avec le magistère de l'éthique. Dans toutes les langues, le système linguistique articule la communication interhumaine fondée sur l'opposition je/tu avec le discours sur le monde fondé sur l'opposition je-tu/lui. Mais l'acquisition de compétences discursives n'a rien d'automatique. Elle ne s'apprend pas à l'école. Elle est corrélée à des conditions de socialisation primaire qui favorisent dans un même mouvement l'intériorisation de matrices de sens complexes et l'individuation dialogique.
Dans la période de transition que nous vivons aujourd'hui, il revient à la sociologie et plus généralement aux sciences sociales historiques d'expliquer le monde social dans toute sa complexité. On citera pour terminer un fragment d'une conférence prononcée par Wallerstein en 1984 à Dortmund, au XXIIe Congrès allemand de Sociologie 595 :
‘"Pendant quatre siècles, l'économie-monde capitaliste a pu admirablement résoudre ses problèmes, à court et moyen termes. De même, dans le présent comme dans le futur proche, elle montre toujours davantage de telles capacités. Mais en même temps, les solutions ont fini par changer la structure sous-jacente : avec le temps, les changements suppriment cette capacité à produire constamment les changements nécessaires. Le système finit par détruire ses marges de liberté. (...)’ ‘Moi-même, je viens ici exprimer le malaise de nombreux chercheurs : dans nos multiples «sociétés» nationales, il est vain d'analyser les processus de développement sociétal comme des structures autonomes, des évolutions internes — en fait, ces structures proviennent de processus mondiaux et se constituent pour y répondre. Dans cette structure d'échelle mondiale, et les processus même de son développement, nous trouvons la matière même de notre recherche."’N. Elias, La dynamique de l'Occident, trad. franç. 1e ed. 1939, Presses-Pocket, Paris, 1990.
Rappelons que le mariage s'est conclu dans l'urgence. Elle épouse son partenaire sexuel, un garçon de 20 ans : ils ne se connaissent guère, ils n'ont ni l'un ni l'autre d'emploi stable, ils habitent un logement cédé par le copain d'un copain, dans une commune mal desservie par les transports.
N. Elias (1990), pp. 235-244.
Dans des familles comme celles de Nora et à un moindre degré d'Assia, les dissymétries statutaires sont coextensives à la ritualisation de la vie ordinaire et la parole conserve un caractère magico-religieux. Comme par exemple dans la Grèce archaïque. "La parole chargée d'efficacité n'est pas séparée de sa réalisation; elle est d'emblée une réalité, une réalisation, une action.","L'ambiguïté de la parole" in M. Detienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, réédition Presses-Pocket, Paris, 1994, p. 105.
I. Wallerstein, "Le sujet du développement : sociétés ou système-monde?", Impenser la science sociale, Pour sortir du XIXe siècle, trad. franç. PUF, Paris, 1995, pp. 88-89