1. Clinique des processus et réflexivité.

Cette thèse rentre dans la catégorie des recherches qui s'enracinent dans une pratique clinique. Cette "pratique" provient d'une clinique psychiatrique "ordinaire" qui se déroule essentiellement dans le centre de consultation d'un secteur de psychiatrie pour adulte, un Centre Médico-Psychologique, où nous exerçons depuis une quinzaine d'années. Notre travail de recherche ne concerne qu'une partie seulement de notre pratique de psychologue clinicien en institution psychiatrique. Il s'agit d'une pratique d'entretiens psychothérapiques dits "d'inspiration psychanalytique", en face à face et au long cours, avec des patients souffrant de psychose. Le matériel clinique rapporté dans cette thèse représente à chaque fois entre trois et six ans d'entretiens réguliers. Plus qu'un "matériel clinique" nous sommes face à une véritable "tranche de vie" pour le patient comme pour le psychologue qui l'écoute et donc nous sommes bien loin d'une observation distante de données soumises à une validation statistique. Même si des épisodes d'acuité symptomatique sont parfois présents, la clinique présentée ici repose sur un long, et lent, accompagnement d'une pensée souffrante. C'est donc une clinique des processus psychiques et de leur déploiement dans le temps au sein d'un dispositif thérapeutique.

La réflexion qui anime cette thèse concerne le déploiement de ces processus, plus particulièrement les processus de symbolisation, dans les problématiques psychotiques. L’angle choisi, le "vertex" comme le nommerait W.R. Bion 11 , se focalise sur un aspect particulier des processus de symbolisation, la notion de réflexivité, que l'on peut appeler aussi l’auto-représentation des processus psychiques ou la capacité à organiser une “pensée de la pensée”. Ce "vertex", cette approche de l'appareil psychique comme appareil de représentation, est plus particulièrement porté au sein de la théorisation psychanalytique par les travaux d'A. Green et de R. Roussillon qui soulignent la nécessité pour la psyché de représenter qu'elle représente ou qu'elle ne représente pas.

Le choix de cette approche découle directement de la pratique psychothérapique auprès de patients psychotiques. Force est de constater que représenter, symboliser, ne suffisent pas à produire un dégagement, que ce soit dans le cadre d'entretiens psychothérapiques ou d'activités artistiques. Le sujet doit pouvoir s'approprier subjectivement ses propres productions. La symbolisation doit pouvoir réfléchir son propre processus pour soutenir un travail de subjectivation. Une partie du débat sur le statut de l'interprétation dans les thérapies de patients souffrant de psychose, qui s'est développé surtout chez les auteurs anglo-saxons, repose sur cette capacité d'appropriation subjective par le patient des représentations qu'il inspire à son thérapeute.

La notion de réflexivité permet de mettre en perspective toute une série de questions sur le fonctionnement psychique, que l'on retrouve au cœur des problématiques psychotiques, à partir de la position subjective du sujet à l'égard de ses propres productions psychiques. Qu’est-ce qui permet de distinguer ce qui est rencontré à l’extérieur de ce qui est représenté à l’intérieur? Qu’est-ce qui permet de différencier la perception du souvenir? Qu'est ce qui permet de se sentir auteur de ses pensées et de ses actes?… Cette fonction, que l’on peut aussi appeler "méta", permet une discrimination des différents aspects du travail de représentation lui-même et par là même permet d’en être le sujet, de soutenir un travail d’appropriation subjective de son monde représentationnel.

Situer les problématiques psychotiques dans une pathologie du rapport à soi, une "maladie de soi à soi" 12 , permet d'éviter à la théorisation des positions radicales peu utilisables, au sens winnicottien du terme, au plan clinique. Ce qui se joue dans la psychose ne se situe pas nécessairement dans une absence de représentation, dans la méconnaissance de la réalité, ou dans une opposition irréductible entre représentation interne et perception externe, mais dans un trouble en ce qui concerne l'organisation d'une "pensée de la pensée", une "représentation de la représentation". La "représentation de la représentation" est élaborée au fil de la vie psychique ce qui fait qu'elle est aussi porteuse de l'histoire du développement du processus de symbolisation, des conditions rencontrées par le sujet pour développer son monde représentatif.

Cette réflexion se centre donc sur le processus plus que sur le contenu représenté ou l’éventuelle structure latente qui viendrait “gauchir” le travail représentatif. La psychose est alors conçue comme l’effet d’un traumatisme psychique majeur, d’un traumatisme "primaire", qui affecterait profondément l’organisation du processus de symbolisation, qui modifierait le point de vue du sujet sur ses propres productions psychiques. La notion de traumatisme primaire ne renvoie pas ici nécessairement à un événement dramatique marquant la vie du sujet, ce traumatisme peut se constituer "au quotidien" dans une série d'entraves désorganisantes du processus de représentation comme, par exemple, sur le modèle des "communications traumatiques" décrites par H. Searles 13 ou celui de l'absence "d'expériences d'indétermination" définies par R. Roussillon 14 suite aux réflexions de D.W. Winnicott 15 sur la notion de "Formlessness".

Ce choix restreint beaucoup l’approche de la problématique psychotique, mais peut aussi permettre un éclairage particulier du soin considéré alors sous l’angle d’un processus de symbolisation spécifique devant intégrer lui aussi ses propres aléas pour s’en dégager dans un travail de subjectivation, d’appropriation subjective, des troubles même du processus de symbolisation. Le sujet psychotique étant alors pensé comme aliéné à sa vie psychique, “victime” en quelque sorte de sa subjectivité, aux prises avec un appareil psychique vécu comme une “machine à influencer” selon les termes de V. Tausk 16 . Un des enjeux du soin peut être alors de tenter de subjectiver l'éprouvé des troubles psychiques, des symptômes que vit le sujet. "Se sentir persécuté" n'est déjà plus identique à "être persécuté".

Il ne s'agit pas de réduire la psychose dans sa diversité et sa complexité à une psychopathologie de la réflexivité. Mais de suivre cet axe essentiel de la pratique psychanalytique afin de parcourir, d'explorer, ce vaste territoire des problématiques psychotiques qui continue à résister à ceux qui veulent l'éclairer quelle que soit leur théorie de référence.

Notes
11.

BION W.R., 1965, Transformations, PUF, 1983.

12.

ABRAHAM N., 1973, "La maladie de soi-à-soi", in ABRAHAM N. et TOROK M., L'écorce et le noyau, Flammarion, 1987.

13.

SEARLES H., 1959, "L'effort pour rendre l'autre fou", in L'effort pour rendre l'autre fou, Gallimard, 1965.

14.

ROUSSILLON R., 2002, "Le transitionnel et l'indéterminé", in CHOUVIER et col. Les processus psychiques de la médiation, Dunod.

15.

WINNICOTT D.W., 1971, Jeu et réalité, Gallimard, 1973.

16.

TAUSK V., 1919, " De la genèse de la "machine à influencer" au cours de la schizophrénie", in Œuvres Psychanalytiques, Payot, 1975.