3. Le processus de représentation en question dans les états psychotiques: hypothèses.

Si cette distorsion de la capacité à représenter les représentations peut paraître évidente dans les problématiques psychotiques, elle n’en est cependant pas spécifique. On peut estimer que ce trouble de la réflexivité est présent dans d’autres problématiques que les problématiques psychotiques, comme les troubles limites de la personnalité et les fonctionnements psychosomatiques, voire même à un degré moindre dans tout fonctionnement psychique. L'anecdote décrite par S. Freud 24 , relatée dans le texte sur "l'inquiétante étrangeté", où au cours d'un voyage en train, il se trouve inopinément confronté à sa propre image sans la reconnaître, ou l'analyse des sentiments de “déjà vu” par S. Ferenczi 25 , rentrent dans ce registre du trouble de la réflexivité. Cette fonction réflexive est créée par l’appareil psychique au fil de son fonctionnement sans jamais être complètement aboutie. Il s’agit alors de dégager la spécificité de ce trouble dans les problématiques psychotiques, ce sur quoi repose la “désinformation” interne du psychotique.

La clinique psychothérapique des patients psychotiques permet de repérer un trouble majeur dans la fonction réflexive du registre primaire qui atteint le sentiment d'identité, comme le souligne R. Roussillon 26 , qui repose sur la capacité à “se sentir”. Dans cette capacité à se sentir soi-même, le "représentant représentation" n'est pas le seul en cause, il faut relever le rôle particulier de l’affect dans l’auto-information du sujet. Sa décomposition, ou sa non-composition (démantèlement, déqualification…), dans certains aspects des problématiques psychotiques paraît être un marqueur important du trouble représentatif psychotique. De l’affect "gelé", ou "glacial", qui conduit au détachement, à l’affect "passionnel" qui cimente la conviction délirante, et la présence hallucinatoire ou l’agir massif, la psychose est traversée par la difficulté à apprivoiser un affect "signe", un affect "signal", un affect "utilisable", un "marqueur" de l’émergence d’une représentation qui affecte le Moi. C’est tout le rôle organisateur de l’affect dans la symbolisation primaire qui est en cause. C'est la complexité de l'affect qui permet son acceptation par le Moi, c'est-à-dire sa capacité potentielle à accepter les transformations et les développements. Les achoppements de la symbolisation primaire sapent l'établissement d'une fonction réflexive qui ne prend pleinement son essor qu'au cours de la symbolisation secondaire articulant l'ensemble du monde représentatif sous l'égide de l'appareil de langage.

La problématique psychotique peut être considérée comme l’espace de déploiement d’une psychopathologie globale des représentants de la pulsion que ce soit le "représentant représentation" ou le "représentant affect". C'est à ce titre que l'on peut parler d'un trouble majeur de la "représentance" psychique, la "représentance" psychique désignant les processus de production de l'ensemble des représentants psychiques. Cette psychopathologie des représentants psychiques reposant à la fois sur une désarticulation du jeu entre représentation de chose et représentation de mot confrontant à des représentations dont le statut est indécidable et sur une dérégulation majeure de l’affect, rendant impossible une différenciation entre le sensible et l’intelligible.

D'un point de vue métapsychologique, la psychose vient troubler l'ordonnancement classique du monde représentatif. La différence entre affect et représentation n'est plus pertinente dans les problématiques psychotiques, de même la structure des affects psychotiques ne peut être tenue pour identique à celle des affects névrotiques, comme le souligne A. Green dans son rapport sur l'affect dès 1970 27 , repris dans son ouvrage "Le discours vivant" 28 . De la même façon, le lien entre les représentations de mot et les représentations de chose perd son pouvoir symbolisant pour produire ce que H. Segal 29 nomme des "équations symboliques".

L'abord de la question de la représentation de la représentation dans les problématiques psychotiques permet de traiter deux articulations.

D'une part, la première articulation concerne la représentation de la représentation et ses composantes, ses précurseurs, voire ses substituts ou ses alternatives: les représentants de la représentation. C'est-à-dire l'élaboration de représentants non représentatifs de l'activité psychique consciente et inconsciente liés à l'organisation narcissique du sujet. La représentation de la représentation peut être pensée comme une forme aboutie de la réflexivité permettant de distinguer les différentes facettes du travail représentatif, de la représentance. C'est cette fonction réflexive qui achoppe dans les problématiques psychotiques nous mettant ainsi au contact des préconditions et des dérives du processus de représentance. C'est alors qu'émergent les figures de l'enveloppe, de la limite, de la discontinuité… qui entrent dans le domaine du négatif de la symbolisation. Nous faisons l'hypothèse qu'une partie du travail représentatif des sujets aux prises avec des états psychotiques de la psyché consiste à produire des représentants non-représentatifs de leur activité psychique. C'est-à-dire que ces représentants ne sont pas subjectivement perçus comme des représentations par le sujet bien qu'ils représentent une partie de son fonctionnement psychique. Une des caractéristiques de ces représentants non représentatifs repose sur les coordonnées "narcissiques" de leur émergence, c'est-à-dire l'effacement des traces des relations aux objets primaires. C'est cet effacement des traces des relations avec les objets primaires qui a engendré les premières théorisations du narcissisme primaire qui caractérise la position subjective induite par les états psychotiques: une "position narcissique de la psyché". Ces représentants non représentatifs ont un rôle organisateur dans les productions des symptômes psychotiques, mais ils sont aussi présents dans le travail d'élaboration verbale qui se développe dans les entretiens psychothérapiques.

D'autre part, la deuxième articulation concerne le lien entre la représentation de la représentation et la composition des représentants de la pulsion. Nous faisons l'hypothèse que la représentation de la représentation est une "propriété émergente" du processus de composition et de différenciation des différents représentants de la pulsion. C'est ce processus de composition et de transformation des représentants psychiques qui façonne les modalités particulières des rapports que le sujet entretient avec son monde représentatif. Les différents représentants de la vie psychique ne sont pas une donne de l'appareil psychique mais le fruit d'un travail complexe de composition et de transformation. Ce travail de composition et de transformation est le produit de ce que R. Roussillon nomme la symbolisation primaire qui concerne autant la constitution des "représentants représentations" que les "représentants affects". Dans cette logique, au sein des différents processus régissant la symbolisation primaire, les échanges intersubjectifs sont considérés comme ayant un rôle essentiel. La distinction entre "représentant représentation" et "représentant affect" est un enjeu essentiel pour le déploiement de l'activité de symbolisation. L'affect "représentant de la pulsion" informe la psyché des processus biologiques mobilisés et s'adresse également à l'environnement du sujet, associant ainsi auto-information et partage avec autrui. La composition des "représentants représentations" permet le déploiement de la dialectique structurante des processus primaire et secondaire conditionnant l'accès à la conscience.

Les états psychotiques nous contraignent à penser un fonctionnement psychique où la représentation subjectivée n'occupe plus une place centrale. Ce fonctionnement psychique souligne la nature composite de la représentation qu'elle soit "idéique" ou "affective". La psychose révèle ainsi une organisation de la subjectivité sur un modèle non-unitaire. Cette approche trouve un écho dans les théorisations du développement des processus représentatifs précoces issues de l'étude des nourrissons. Dans les états psychotiques, la représentation n'est pas abolie en tant que telle, mais sa composition est insuffisante pour soutenir l'émergence d'une représentation de la représentation qui la rendrait appropriable subjectivement sans le recours d'un objet extérieur porteur du reflet de "l'impensé de soi". C'est cette dynamique intersubjective qui est fondatrice de l'approche psychothérapique des problématiques psychotiques.

Notes
24.

FREUD S., 1919, "L'inquiétante étrangeté", in L'inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, 1985, p.257.

25.

FERENCZI S., 1914, "Un cas de déjà vu", in Œuvres complètes, Payot, 1968.

26.

ROUSSILLON R., 1999, Agonie, clivage et symbolisation, PUF, p. 137.

27.

GREEN A., 1970, "L'affect", in Revue Française de Psychanalyse, 34, n° 5-6, p. 885-1169.

28.

GREEN A., 1973, Le discours vivant, PUF.

29.

SEGAL H. 1957, "Notes sur la formation du symbole", in Revue Française de Psychanalyse, 1970, 3-4, p. 685-696.