6. Quelques remarques sur les "théories" présentes dans cette recherche.

Le plan qui organise le développement du texte de cette thèse reprend en fait le développement de notre pensée. Un premier chapitre concerne un tour d'horizon de l'histoire des conceptions psychanalytiques "classiques" de la psychose, les deux chapitres suivants concernent les théorisations plus modernes issues de la clinique des psychoses et des états limites traitant, d'une part, des notions de contenant et de limite, et, d'autre part, de la théorie du processus de représentation.

Il est possible de considérer, comme le fait remarquer R. Roussillon 42 , que la psychanalyse puise sa source dans le besoin que le psychisme a de se représenter lui-même, de se théoriser. Au sein de ce besoin d'auto-théorisation, les problématiques psychotiques occupent la place d'un puissant catalyseur soutenant les grands développements théoriques de la psychanalyse. T. Vincent 43 fait remarquer que la confrontation de la cure psychanalytique avec les sujets souffrant de psychose est à l'origine de l'édification d'au moins trois grands systèmes d'intelligibilité psychique se réclamant de la psychanalyse, les théorisations freudienne, kleinienne et lacanienne.

Cet aspect mérite que nous lui accordions une attention particulière. La psychose pousse à la théorisation le clinicien comme son patient qui construit des "théories de l'esprit" originales rendant compte de son vécu et de son interrogation sur ce vécu. C'est cette dynamique qui est à l'origine de l'intérêt porté par les psychanalystes au texte rédigé par D.P. Schreber entre 1896 et 1902 à l'attention d'un tribunal pour obtenir la levée de son statut d'aliéné qui lui était imposé depuis de nombreuses années. Dans cet écrit D.P. Schreber tente d'expliciter et de théoriser les troubles qu'il vit comme étant les signes d'une "maladie des nerfs" liée à une intervention divine et non une folie de l'esprit. Ce document, publié en 1903 44 , a été utilisé par S. Freud pour soutenir les débuts de sa théorisation de la psychose lors de la rédaction des "Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa" 45 , Par la suite A. Bolzinger 46 comptabilise une dizaine de livres et plus de cent articles consacrés, par les psychanalystes, aux écrits de D.P. Schreber. En poussant à la théorisation, la psychose bouscule et met en débat les édifices théoriques.

Nous faisons l'hypothèse que la psychose organise, réorganise la théorisation psychanalytique, qu'elle l'infiltre aussi en sollicitant sans cesse des aménagements du cadre d'exercice ou des conceptions théoriques, contraignant les psychanalystes à des ruptures et des mouvements de dégagement. À ce titre, la psychose et la clinique des psychoses marquent de leurs empreintes la théorisation psychanalytique et son histoire. D'où la nécessité de ce chapitre historique qui reprend cette dynamique en s'appuyant sur des notions comme le narcissisme primaire, la relation d'objet puis le symbole et la représentation, qui vont marquer la théorisation des psychoses et figer les théorisations, pour un temps, dans le problème qu'elles décrivent. Par exemple, la théorisation du narcissisme primaire se laissera infiltrer par une conception de l'anobjectalité portée par un implicite d'auto-engendrement.

Ce chapitre survole cent ans d'histoire au risque de paraître trop général, trop superficiel. En effet, nous ne rentrerons pas dans les détails de chaque théorisation, nous nous contenterons de faire ressortir des lignes de force, des tendances. Notre objectif n'est pas non plus de tendre vers un œcuménisme rassemblant les différents courants de pensée fondamentalement divergents, ni de tenter une synthèse réduisant l'apparent désordre engendré par la multiplicité des théorisations et des pratiques qui se réclament de la psychanalyse. Notre approche se réfère plus à de la géophysique, la "tectonique des plaques", qu'à la minéralogie. Faire ressortir des mouvements généraux, des lignes de faille, des dérives et des oppositions, nous permet de prendre la théorie dans son ensemble en clinicien et non en historien, afin d'établir une clinique de la théorie. Il ne s'agit donc pas uniquement d'établir une "revue de la question", au demeurant fort nécessaire, mais de bâtir une approche qui, d'une part, permet de repérer le déploiement d'une problématique de la représentation à travers l'histoire des pratiques psychanalytiques et des conceptions qui les définissent, et d'autre part, permet la mise en débat des questions contenues dans cette problématique. Il n'est pas question dans ce travail d'établir une nouvelle théorie globale de la psychose à partir d'une clinique dont l'originalité serait porteuse d'un éclairage nouveau sur cette problématique. Mais de repérer les mouvements de dégagements qu'opère le travail de théorisation à travers un ensemble de questions interdépendantes, cependant souvent traitées de manière isolée par les différents théoriciens, afin de repérer l'émergence de nouvelles problématiques. La psychose impose à la psychanalyse une épreuve épistémologique particulière qui pousse à une rétrospection historico-théorique mettant en évidence la nécessité d'une théorisation de la réflexivité, de la représentation de la représentation, où s'origine le mouvement psychanalytique lui-même.

Les deux chapitres suivants garderont comme schéma organisateur cette rétrospection historico-théorique introduisant les questions conceptuelles actuelles. Par contre, à la différence du premier chapitre, ces élaborations théoriques seront introduites par un "rebond clinique" soulignant l'écart théorico-clinique auquel répond l'approfondissement théorique. Chacun de ces chapitres reprend une hypothèse.

Le dernier chapitre sort, pour un temps, d'une référence stricte aux concepts psychanalytiques pour se confronter à quelques notions issues des neurosciences cognitives. Il nous est paru intéressant de regrouper certains travaux issus de ce courant de recherche afin de dégager des modèles généraux dans la confrontation à la représentation du fonctionnement mental et de repérer leur éventuel impact sur les perspectives psychanalytiques. Les travaux, que nous avons choisis de présenter, ont pour point commun de ne pas chercher à réduire la complexité des faits qu'ils appréhendent. Ces approches considèrent "l'esprit" comme un système auto-organisé régi par les logiques du vivant intégrant le corps et l'environnement. Nous ne prendrons pas en compte les approches fondées sur des théorisations "computationnelles", centrées exclusivement sur l'étude du cerveau et basées essentiellement sur des modèles logiques, trop éloignées de l'univers que fréquente la psychanalyse. Les recherches actuelles en neurosciences cognitives se portent sur la définition de mécanismes de représentation de la représentation et sur le rôle de l'intersubjectivité dans cette problématique. Ces nouvelles données expérimentales viennent apporter des confirmations et soutiennent des reformulations ponctuelles de certains aspects de la théorisation psychanalytique. Le passage en revue de ces travaux souligne, indirectement, la "modernité" des théorisations issues de la psychanalyse.

Avoir recours à des travaux issus d'une épistémologie différente de celle qui organise ce travail de recherche, et sur laquelle repose la formation de son rédacteur, présente le risque évident de produire des déformations réductrices, des erreurs, dans la reformulation de ces travaux issus d'un domaine de recherche pour lequel nous n'avons aucune compétence. Mais ce risque mérite d'être pris, selon la formule d'A. Green à propos de la biologie moléculaire, "… le risque de l'erreur d'interprétation nous paraît moins grand que les dangers de l'ignorance systématique. Au moins les erreurs peuvent être l'occasion d'une rectification féconde…" 47 La proximité des champs de connaissance et de compréhension des sciences de l'esprit et de la psychanalyse présente une autre difficulté. Elle engendre des conflits territoriaux et des tentatives d'invalidation mutuelle ou bien à l'inverse elle suscite des confusions autour de l'assimilation de terminologies constituées par ce que l'on peut appeler des "faux amis" comme, par exemple, la notion de "représentation" dont l'acception est très différente entre les neurosciences cognitives et la psychanalyse. Nous souhaitons simplement repérer comment, avec une méthodologie spécifique, les "sciences de l'esprit" traitent des questions se rapportant à des notions comme la conscience de soi et d'autrui, questions qui se posent également aux théories psychanalytiques. Il s'agit donc de comparer des modélisations issues des niveaux d'analyse différents organisés par des logiques spécifiques afin de garder une ouverture transdisciplinaire à cette recherche.

‘"J'ai renoncé avant de naître, ce n'est pas possible autrement, il fallait cependant que ça naisse, ce fut lui, j'étais dedans, c'est comme ça que je vois la chose, c'est lui qui a crié, c'est lui qui a vu le jour, il est impossible que j'aie une voix, il est impossible que j'aie des pensées, et je parle et pense, je fais l'impossible, ce n'est pas possible autrement, c'est lui qui a vécu, moi je n'ai pas vécu, il a mal vécu, à cause de moi, il va se tuer, à cause de moi, je vais raconter ça, je vais raconter sa mort, la fin de sa vie et sa mort, au fur et à mesure, au présent, sa mort seule ne serait pas assez, elle ne me suffirait pas, s'il râle c'est lui qui râlera, moi je ne râlerai pas, c'est lui qui mourra, moi je ne mourrai pas, on l'enterra peut-être, si on le trouve, je serai dedans, il pourrira, moi je ne pourrirai pas, il n'en restera plus que les os, je serai dedans, il ne sera plus que poussière, je serai dedans, ce n'est pas possible autrement, c'est comme ça que je vois la chose, la fin de sa vie et sa mort, comment il va faire pour finir, il est impossible que je le sache, je le saurai, au fur et à mesure, il est impossible que je le dise, je le dirai, au présent, il ne sera plus question de moi, seulement de lui…"
Samuel Becket
Pour en finir encore et autres foirades’
Notes
42.

ROUSSILLON R., 2001, Le plaisir et la répétition, Dunod, p. 145.

43.

VINCENT T., 1996, Pendant que Rome brûle, Arcanes, p. 184.

44.

SCHREBER D.P., 1903, Mémoires d'un névropathe, Seuil, 1975.

45.

FREUD S., 1911, "Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa", in Cinq psychanalyses, PUF, 1974.

46.

BOLZINGER A.,2005, Arcanes de la psychose. Retour au texte de Schreber, Campagne Première.

47.

GREEN A., 1970, "Répétition, différence, réplication", in Revue Française de Psychanalyse, n°3, p. 476.