Préambule.

Dans ce chapitre, il s'agit d'établir des points de repère concernant les travaux, les réflexions, développés par les psychanalystes dans une ère qui précède et accompagne les mutations profondes qu'a vécue la psychiatrie d'après guerre avec l'apparition des neuroleptiques et la refonte des prises en charges institutionnelles sous l'influence de différents courants de pensée marqués par la seconde guerre mondiale et l'holocauste, dont fait partie la psychanalyse. Il n'est pas question ici de proposer un tour d'horizon exhaustif des différents travaux concernant les débuts et le développement du traitement psychanalytique des psychoses, la masse des travaux publiés est trop importante. Mais il reste possible de tracer un parcours conceptuel en suivant les travaux des figures principales de la psychanalyse. Ce parcours débute bien sûr à Vienne autour de S. Freud avant la deuxième guerre mondiale, puis se prolonge à Londres, ville refuge de nombreux analystes, qui sera le foyer important de la théorisation du traitement psychanalytique des psychoses, enfin nous nous arrêterons en France où le débat entre psychiatrie et psychanalyse a été particulièrement fécond.

Sommairement, il est possible de dégager deux enjeux fondamentaux marquant le début de ces recherches; l'établissement de la métapsychologie hors du champ exclusif de la névrose en restant fidèle à la théorie freudienne de la libido et la pénétration de la psychanalyse dans le soin psychiatrique comme le soulignait K. Abraham au début du 20ème siècle: "De plus, les premières expériences thérapeutiques nous permettent de penser qu'il sera réservé à la psychanalyse de délivrer la psychiatrie du poids du nihilisme thérapeutique." 48 Ces deux enjeux articulent ce que J. Lacan 49 appelait "la question des psychoses", les questions que la compréhension des problématiques psychotiques, et leur traitement, posent à l'édifice théorique psychanalytique établi essentiellement à partir d'une clinique du traitement des névroses. Mais ce parcours historico-théorique permet aussi de faire l'hypothèse que "la question des psychoses" n'est pas uniquement contenue dans une opposition névrose-psychose, elle suscite une spéculation permanente sur les fondements, les origines de la vie psychique, et les conditions de son déploiement.

Plus précisément, "la question des psychoses" infiltre de sa problématique la théorisation qui cherche à en rendre compte. Chaque étape du parcours que nous proposons d'emprunter représente un mouvement de dégagement du travail de théorisation face à cette infiltration par la problématique psychotique. Nous verrons par exemple que la théorisation du narcissisme qui découle de la confrontation à la psychose sera marquée par un solipsisme minorant le rôle de l'environnement dans le registre du narcissisme, la théorisation des relations d'objet permet un premier dégagement qui conduit à son tour à un risque de forçage dans l'usage d'interprétations bousculant l'organisation psychique du sujet. La théorisation psychanalytique des psychoses, dans sa grande diversité, sera prise dans une oscillation entre, d'une part, une élaboration de la clinique, et des conditions de sa mise en place, et, d'autre part, une construction défensive entérinant les échecs de cette clinique. L'abord historique de la théorisation psychanalytique garde une dimension clinique permettant de repérer le développement d'une problématique à travers l'histoire des pratiques et des concepts qui l'ont définie. Cette "clinique de la théorisation de la clinique" 50 permet à la théorisation de préserver une réflexivité malmenée par les problématiques psychotiques.

Ces repères historiques marquent les étapes cruciales d'un long cheminement, débuté avec le "traitement moral" instauré par P. Pinel, restituant aux personnes souffrant de psychose un statut de sujet et instituant la parole comme moyen thérapeutique par excellence. La psychanalyse occupe une place importante dans cette restauration d'un statut de sujet grâce à l'établissement d'un "dialogue avec l'insensé", pour reprendre le titre d'un ouvrage de G. Swain 51 . L'élaboration psychanalytique d'une compréhension des problématiques psychotiques s'appuie sur la possibilité d'établir une communication en dépit, et au travers, de la folie pour établir les conditions d'une écoute de la parole du sujet souffrant. Une parole qui n'est pas qu'expression de la détresse aliénante d'une pathologie massive, mais qui raconte aussi l'histoire, et la préhistoire, du tissage premier des liens psychiques qui mêlent corps, environnement, émotions et langage. Une parole qu'il faudra progressivement inscrire dans une compréhension du lien transférentiel afin que la psychanalyse puisse produire un effet psychodynamique.

Notes
48.

ABRAHAM K., 1911, "Préliminaires à l'investigation et au traitement psychanalytique de la folie maniaco-dépressive et des états voisins.", Œuvres Complètes, t. 1, Payot, 1965, p. 113.

49.

LACAN J., 1955, "Introduction à la question des psychoses", in Le séminaire, livre III, les psychoses, Seuil, 1981.

50.

CICCONE A., 1998, L'observation clinique, Dunod, p. 111.

51.

SWAIN G., 1994,"Dialogue avec l'insensé", Gallimard.