1.1.2. Détermination d'une problématique libidinale: l'homosexualité et le repli libidinal.

En étudiant le cas Schreber, à la recherche d'une causalité psychique libidinale, Freud développe une théorie fixant une origine homosexuelle à la paranoïa. "La cause occasionnelle de cette maladie fut donc une poussée de libido homosexuelle ; l'objet sur lequel cette libido se portait était sans doute, dès l'origine, le médecin Flechsig, et la lutte contre cette pulsion libidinale produisit le conflit générateur des phénomènes morbides." 64 Le texte publié par le Président Schreber permet à S. Freud de mettre en forme sa conception de l'étiologie homosexuelle de la paranoïa qu'il avait déjà formulée dans un courrier adressé à C.G. Jung en 1908 : "Je peux vous faire part d'un secret. Dans la paranoïa , il s'agit régulièrement du détachement de la libido de la composante homosexuelle, jusque là modérément normalement investie." 65 La place de la libido dans l'étiologie de la paranoïa, et des psychoses en général, sera au cœur du débat entre S. Freud et C.G. Jung.

En écho, et en soutien, aux travaux de Freud à propos de Président Schreber, Ferenczi publia au même moment une série d'articles confirmant le rôle de l'homosexualité dans l'étiologie de la paranoïa. Dans un premier texte 66 , il décrit le déclenchement d'un délire paranoïaque chez un sujet à forte fixation homosexuelle au cours d'un examen médical comportant un toucher rectal et puis il déclare que "La paranoïa n'est peut-être qu'une déformation de l'homosexualité" 67 .

La théorie de S. Freud sur les racines de la paranoïa qui se formule dans l'étude des écrits du Président Schreber n'évoluera quasiment pas ultérieurement. En 1915, S. Freud 68 publiera un article défendant cette position. Dans ce texte, il démontre qu'une problématique homosexuelle peut soutendre un délire de persécution apparemment hétérosexuel chez une femme souffrant de paranoïa. En 1922, il réaffirmera clairement cette proposition faisant de l'homosexualité le noyau de la paranoïa. "Or nous savons que chez le paranoïaque c'est précisément la personne du même sexe la plus aimée qui devient le persécuteur…" 69

Si ce parti pris, liant problématique homosexuelle et paranoïa, est resté globalement inchangé dans les travaux de S. Freud, il a néanmoins permis des développements métapsychologiques majeurs. Ce noyau organisateur décrit à partir du récit du Président Schreber peut être considéré comme le fil d'Ariane conduisant à une problématique plus vaste concernant le narcissisme, plus précisément la dialectique entre libido objectale et libido narcissique. Cette problématique du narcissisme va déboucher, dans un premier temps, sur une théorisation de l'impasse thérapeutique à laquelle la paranoïa confronte la psychanalyse. Cette impasse thérapeutique est alors soutenue par une conception anobjectale du narcissisme primaire rendant inconcevable un quelconque mouvement transférentiel. La psychose conduit à une théorisation du narcissisme, mais cette théorisation du narcissisme ne permet pas d'ouvrir de perspectives thérapeutiques pour la psychose. "Des difficultés particulières me semblent empêcher une étude directe du narcissisme. Sa voie d'accès principale restera sans doute l'analyse des paraphrènes." 70 L'intérêt pour l'étude des psychoses est alors plus théorique que clinique.

Les prémices de la dimension narcissique de la psychose sont perçues dès le "Manuscrit H" en 1895. Freud pointe l'infatuation contenue dans le délire. "Dans tous ces cas, la ténacité avec laquelle le sujet s'accroche à son idée délirante est égale à celle qu'il déploie pour chasser hors de son Moi quelque autre idée intolérable. Ces malades aiment leur délire comme ils s'aiment eux-mêmes. Voilà tout le secret." 71 Le secret de la conviction délirante vient du fait que le patient se prend lui-même comme objet libidinal.

C'est en réponse aux travaux de K. Abraham 72 , soulignant la destruction de la capacité d'amour objectal dans la "démence précoce", que S. Freud publiera "Pour introduire le narcissisme" 73 . C'est clairement l'étude des problématiques psychotiques, et plus particulièrement de la paranoïa qui permettra "l'introduction" du narcissisme dans la métapsychologie freudienne en dépassant la notion d'auto-érotisme utilisée par K. Abraham. Le lien entre homosexualité et narcissisme dans les problématiques psychotiques est affiché dès la lecture du cas Schreber : "Le narcissisme est au cœur de l'explication qu'il donne du passage de la paranoïa persécutoire à la paranoïa mystique chez le Président."... "Comme nous le voyons, dans nos analyses, les paranoïaques cherchent à se défendre contre une telle sexualisation de leurs investissements pulsionnels sociaux, nous sommes forcés d'en conclure que le point faible de leur évolution doit se trouver quelque part aux stades de l'auto-érotisme , du narcissisme et de l'homosexualité et que leur prédisposition pathogène, peut-être plus exactement déterminable encore, réside en cet endroit. À la démence précoce de Kraepelin (la schizophrénie de Bleuler), il conviendrait d'attribuer une prédisposition analogue…" 74 La paranoïa et sa problématique homosexuelle forment le paradigme de l'étude de la dynamique libidinale des psychoses.

La recherche d'une problématique libidinale à l'origine de la paranoïa, l'homosexualité refoulée, s'ouvre sur une psychopathologie de la relation au Moi dans l'élaboration d'une théorisation du narcissisme. "Comme les névroses de transfert nous ont permis de suivre à la trace les motions pulsionnelles libidinales, de même démence précoce et paranoïa nous fourniront l'accès à l'intelligence de la psychologie du moi." 75 J. André, dans son introduction au texte de S. Freud, "Le président Schreber", souligne que le "aimer un autre homme" prend la suite d'un "s'aimer soi-même" plus radical. Le choix d'objet homosexuel n'est alors qu'une forme de re-présentation d'un choix d'objet narcissique.

Notes
64.

FREUD S., 1911, "Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa: le Président Schreber", in Cinq psychanalyses, PUF, 1974, p. 294.

65.

FREUD S. JUNG C.G., 1906-1914, Correspondance, Gallimard, 1975, p. 182.

66.

FERENCZI S., 1911, "Un cas de paranoïa déclenchée par une excitation de la zone anale", in Psychanalyse t.1, Payot, 1975.

67.

FERENCZI S., 1911, "Le rôle de l'homosexualité dans la pathogénie de la paranoïa", in Psychanalyse t. 1, Payot, 1975.

68.

FREUD S., 1915, "Communication d'un cas de paranoïa en contradiction avec la théorie psychanalytique", in Névrose, psychose et perversion, PUF, 1973.

69.

FREUD S., 1922, "Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l'homosexualité", in Névrose, psychose et perversion, PUF, 1973, p. 275.

70.

FREUD S., 1914, "Pour introduire le narcissisme", in La vie sexuelle, PUF, 1969, p. 88.

71.

FREUD S.,1895, "Manuscrit H", in La naissance de la psychanalyse, PUF, 1986, p. 101.

72.

ABRAHAM K., 1908, "Les différences psychosexuelles entre l'hystérie et la démence précoce", in Œuvres complètes t. 1, Payot 1965.

73.

FREUD S., 1914, "Pour introduire le narcissisme", in La vie sexuelle, PUF, 1969.

74.

FREUD S.,1911, "Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa: le Président Schreber", in Cinq psychanalyses , PUF, 1974, p. 307.

75.

FREUD S., 1914, "Pour introduire le narcissisme", in La vie sexuelle, PUF, 1969, p. 88.