1.1.4. Psychopathologie des symptômes psychotiques.

Les travaux des premiers psychanalystes redonnent un sens et une logique aux symptômes qui apparaissent au décours d'une psychose. Ils ne sont plus liés à des erreurs cognitives ou à des dégénérescences neuronales qui produiraient des perceptions "sans objet" ou des discours insensés. Les symptômes psychotiques prennent sens dans cette perturbation du lien libidinal à la réalité, comme le soulignent J.B. Pontalis et J. Laplanche, ils constituent pour l'essentiel des "tentatives de restauration du lien objectal" 93 .

Le délire en lui-même est considéré, tout au long des écrits de S. Freud, comme une tentative de guérison par la reconstruction de la réalité atteinte par le repli libidinal. "Et le paranoïaque rebâtit l'univers, non pas à la vérité plus splendide, mais du moins tel qu'il puisse de nouveau y vivre. Il le rebâtit au moyen de son travail délirant. Ce que nous prenons pour une production morbide, la formation du délire, est en réalité une tentative de guérison, une reconstruction. Le succès, après la catastrophe, est plus ou moins grand, il n'est jamais total ; pour parler comme Schreber, l'univers a subi "une profonde modification interne." 94 Dans cette approche, issue des travaux de S. Freud sur la paranoïa, le délire a une fonction à la fois réparatrice et transformatrice. Il intervient dans le deuxième temps du processus pathologique, après la catastrophe psychique, afin de restaurer le lien avec le monde extérieur, tout en modifiant radicalement la représentation de ce monde extérieur.

Puis, en 1924, S. Freud reprend ce schéma en précisant que le délire s'accompagne d'un processus de restitution de l'investissement libidinal perdu. Cette reconstruction se fait toujours sous l'égide du principe de plaisir, mais elle est porteuse de l'histoire de la rupture douloureuse avec la réalité. "La refonte de la réalité porte dans la psychose sur les sédiments psychiques des précédentes relations à cette réalité, c'est-à-dire sur les traces mnésiques, les représentations et les jugements que jusqu'alors on avait obtenus d'elle et par lesquelles elle était représentée dans la vie psychique." 95 Cette reconstruction a donc une valeur représentative historique. Les "sédiments psychiques" sont remaniés, mais restent un matériau de choix pour le travail de réhabilitation du lien avec la réalité externe. Dans ces derniers écrits, S. Freud précisera ce rôle représentatif de la reconstruction délirante. "Les délires de ces malades m'apparaissent comme des équivalents des constructions que nous bâtissons dans le traitement analytique, des tentatives d'explication et de restitution, qui, dans les conditions de la psychose, ne peuvent pourtant conduire qu'à remplacer le morceau de réalité que l'on dénie dans le présent par un autre morceau qu'on avait également dénié dans la période d'une enfance reculée." 96

Le délire possède aussi implicitement un autre statut représentatif, il est aussi porteur d'une représentation de l'état interne du sujet, un état dont le sujet ne peut rendre compte directement, un état non subjectivé. Le sentiment d'apocalypse est une métaphore de l'état de catastrophe interne. Le délire transpose la catastrophe interne dans l'univers perceptif du "monde externe". "La fin du monde est la projection de cette catastrophe interne, car l'univers subjectif du malade a pris fin depuis qu'il lui a retiré son amour." 97 Le délire, en tentant de réparer la catastrophe interne, vient aussi la représenter.

S. Freud reprend l'analogie classique, depuis l'époque de la Renaissance, qui unit rêve et délire, "Le délire c'est le rêve des personnes qui veillent" 98 . L'analogie entre la réalisation hallucinatoire du désir dans le rêve et l'hallucination pathologique, dans les problématiques psychotiques, est présente dès le début des travaux de S. Freud. Son intérêt pour le tableau clinique de l'Amentia, décrit par Meynert, est contemporain des travaux qui vont déboucher sur la rédaction de "L'interprétation des rêves". L'hallucination comme le rêve vient accomplir quelque chose, un désir en écho avec le principe de plaisir. Avec le modèle du rêve, l'Amentia devient une "psychose hallucinatoire de désir" 99 . Dans la lignée de "Délire et rêve dans la Gradiva de Jensen" 100 , S. Freud poursuit cette conception de l'hallucination venant réaliser un désir préalablement refoulé et jette les bases d'un modèle de traitement du délire respectant sa dimension onirique, bien que le délire ne permette pas de recourir à l'interprétation dans l'après-coup comme le rêve. Cette conception traverse l'œuvre freudienne et cohabitera avec un modèle de compréhension basé sur une profonde modification de l'appareil psychique marquée par "l'au-delà du principe de plaisir" 101 décrivant un fonctionnement où la compulsion de répétition prend le pas sur le primat du principe de plaisir.

Cette analogie entre rêve et psychose qui fait du rêve une psychose "normale" 102 conduit à réfléchir sur ce qui relie rêve et psychose tout en les séparant. Elle permet d'envisager l'apparition des processus hallucinatoires comme étant liée à une modification des frontières entre les instances psychiques, une perte de différenciation, une trop grande perméabilité, mais aussi basée sur un processus de réinvestissement marqué par la compulsion de répétition échappant au principe de plaisir.

Dans les derniers écrits de Freud, le délire prend un statut métapsychologique d'importance majeure, le délire est porteur d'une historicité des troubles psychiques. "Ce qui importe, c'est l'affirmation que la folie non seulement procède avec méthode, comme le poète l'a déjà reconnu, mais qu'elle contient aussi un morceau de vérité historique ; ainsi on est amené à admettre que la croyance compulsive que contient le délire tire sa force justement de cette source infantile." 103 Encore une fois, cette conception n'est pas complètement nouvelle à cette période, elle existe à l'état latent dans les travaux antérieurs comme dans la "Gradiva" où S. Freud note que le délire contient des "grains de vérité" qui "méritent créance".

Cette proposition débouche sur l'indication d'une thérapeutique possible pour les psychoses. "On renoncerait à la peine inutile de persuader le malade de la folie de son délire et de la contradiction qui l'oppose à la réalité, et on baserait plutôt le travail thérapeutique sur le fait de reconnaître avec lui le noyau de vérité contenu dans son délire. Ce travail consisterait à débarrasser le morceau de vérité historique de ses déformations et de ses appuis sur la réalité actuelle, et à la ramener au point du passé auquel il lui appartient." 104 L'accent du travail psychanalytique se déplace de l'interprétation à la construction, l'objectif est alors moins d'œuvrer à une levée du refoulement que de travailler à la restauration du "morceau de vérité historique".

En faisant le parallèle avec le traitement des névroses, S. Freud souligne le lien entre délire et traumatisme. "Assez souvent, lorsqu'un état d'angoisse lui fait pressentir quelque chose de terrible, il est simplement sous l'influence d'un souvenir refoulé qui voudrait s'imposer à la conscience mais n'arrive pas à devenir conscient, le souvenir qu'une chose alors effrayante s'est effectivement produite. Je pense que de tels efforts déployés auprès de psychotiques apporteront beaucoup de connaissances, même s'ils ne sont couronnés d'aucun succès thérapeutique." 105 Le mouvement régressif, initialement perçu, s'inverse ou se dédouble, "l'influence" du passé pèse sur le présent. Un "noyau de vérité" réémerge d'un passé traumatique et balaye la réalité "actuelle".

Notes
93.

LAPLANCHE J. et PONTALIS J.B., 1967, Le vocabulaire de la psychanalyse, p. 356.

94.

FREUD S., 1911, "Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa", in Cinq psychanalyses, PUF, 1974, p. 315.

95.

FREUD S., 1924, "La perte de la réalité dans la névrose et la psychose", in Névrose, psychose et perversion, PUF, 1973, p. 285.

96.

FREUD S., 1937, "Construction dans l'analyse", in Résultats, idées, problèmes, PUF, 1985, p. 208.

97.

FREUD S., 1911, "Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa", in Cinq psychanalyses, PUF, 1974, p. 314.

98.

FOUCAULT M., 1972, Histoire de la folie à l'âge classique, Gallimard, p. 258.

99.

FREUD S., 1917, "Complément métapsychologique à la théorie du rêve", in Métapsychologie, Gallimard, 1976, p. 137.

100.

FREUD S., 1907, Délire et rêves dans la "Gradiva" de Jensen, Gallimard, 1949.

101.

FREUD S., 1920, "Au-delà du principe de plaisir", in Essais de psychanalyse, Payot, 1987.

102.

FREUD S., 1939, Abrégé de psychanalyse, PUF, 1985, p.39.

103.

FREUD S., 1937,"Construction dans l'analyse", in Résultats, idées, problèmes, 1987, p. 279.

104.

FREUD S., 1937, op. cit., p. 280.

105.

FREUD S., 1937, op. cit., p. 280.