1.1.5. La question du transfert dans les problématiques psychotiques.

L'existence d'un transfert "utilisable" cliniquement a toujours été mise en question par S. Freud. L'échec des cures psychanalytiques "classiques" des patients psychotiques conduit S. Freud à théoriser l'inaccessibilité au transfert de ces problématiques. Pourtant son intérêt pour ces affections rebelles à la psychanalyse restera constant tout au long de son œuvre. Il fera part de sa position personnelle face aux problèmes posés par le traitement psychanalytique des psychoses en 1928 dans la "Lettre à Hollos" 106 "… Je me suis finalement avoué que je n'aimais pas ces malades, et que je leur en voulais d'être si différents de moi et de tout ce qu'il y a d'humain. C'est une curieuse sorte d'intolérance qui me rend bien sur inapte à la psychiatrie … Me conduis-je en l'espèce comme les médecins qui nous ont précédés à l'égard des hystériques ? Est-ce le résultat d'un parti pris du primat de l'intellect toujours plus clairement affirmé, l'expression d'une hostilité envers le ça ?" Au-delà des réticences personnelles, peut-être en partie déjà contre-transférentielles, de S. Freud, ce courrier pose bien les préalables, relevés par G. Swain 107 , au traitement des psychoses. Il faut pouvoir redonner une valeur de signe à l'expression de la pathologie, redonner une valeur humaine à la souffrance engendrée par la psychose, avant de pouvoir lui accorder un sens. La capacité à faire l'expérience d'un lien transférentiel repose, entre autres, sur le dégagement du "sens de l'humain" que P.C. Racamier rattache à une "idée du moi", "axe discret sur lequel se rencontrent et se différencient l'image de l'autre et l'image de soi." 108

Les premiers temps de la théorisation psychanalytique des problématiques psychotiques vont tenter d'articuler un point de vue psychodynamique et le constat d'un échec thérapeutique. C'est ce que S. Freud écrit à C.G. Jung en 1907. "Vous relevez à bon droit la chose la plus essentielle, le fait que ces malades nous livrent leurs complexes sans résistance et qu'ils ne sont pas accessibles au transfert, c'est-à-dire qu'ils ne montrent aucun effet de ce dernier. C'est précisément cela que j'aimerais traduire en théorie." 109 Dans la lettre à Fliess de 1899, Freud assigne à la paranoïa un point de fixation à un "Moi primitif" et une régression à l'auto-érotisme. Cette conception est reprise et développée dans le texte de 1914, "Pour introduire le narcissisme", puis en 1917 dans "Introduction à la psychanalyse", pour devenir une théorie de la régression narcissique, point d'appel de la désorganisation psychotique et entrave majeure à tout mouvement transférentiel.

"Nous eûmes un motif impérieux de nous intéresser à l'idée d'un narcissisme primaire normal, lorsqu'on entreprit de soumettre la conception de la démence précoce ou schizophrénie à l'hypothèse de la théorie de la libido. Ces malades, que je propose de désigner du nom de paraphrènes, présentent deux traits de caractère fondamentaux : le délire des grandeurs et le fait qu'ils détournent leur intérêt du monde extérieur (personnes et choses). Par suite de cette dernière transformation, ils se soustraient à l'influence de la psychanalyse et deviennent inaccessibles à nos efforts pour les guérir. Mais le fait que le paraphrène se détourne du monde extérieur doit être caractérisé avec plus de précision… Il semble que ce malade ait réellement retiré sa libido des personnes et des choses du monde extérieur, sans leur substituer d'autres objets dans ses fantasmes. Lorsque ensuite cette substitution se produit, elle semble être secondaire, et faire partie d'une tentative de guérison qui se propose de ramener la libido à l'objet." 110 De ce point de vue, c'est ce qui constitue la psychose, le fait de se détourner de la réalité extérieure, qui anéantit la possibilité de mettre en place un mouvement transférentiel. Le mécanisme qui permet le traitement des névroses se trouve anéanti par le processus de la psychose.

Même si la position de S. Freud n'a pas sensiblement varié concernant l'impossibilité d'utiliser le transfert dans les problématiques psychotiques, il n'en décrit pas moins, explicitement ou implicitement des manifestations transférentielles. En décrivant la technique psychanalytique, S. Freud s'intéresse au "transfert négatif" qui prend une tournure extrême dans la paranoïa. "Lorsque la possibilité de transfert est devenue essentiellement négative, comme dans le cas des paranoïaques, il n'existe plus aucun moyen d'influencer ou de guérir les malades." 111 S. Freud observe aussi le mode de relation inverse avec les psychotiques, une relation froide, désaffectivée." L'observation montre que les malades atteints de névrose narcissique ne possèdent pas la faculté du transfert ou n'en présentent que des restes insignifiants. Ils repoussent le médecin, non avec hostilité, mais avec indifférence; tout ce qu'il dit les laisse froids, ne les impressionne en aucune façon ; aussi le mécanisme de la guérison, si efficace chez les autres et qui consiste à ranimer le conflit pathogène et à surmonter la résistance opposée par le refoulement, ne se laisse-t-il pas établir chez eux. Ils restent ce qu'ils sont." 112 Le transfert n'est donc pas complètement absent des relations entre le thérapeute et son patient souffrant de psychose, il n'est pas "tempéré". Ce transfert n'est pas utilisable car il paraît, selon les configurations cliniques, soit trop "chaud", soit trop "froid".

La position de S. Freud à propos du traitement des psychoses n'est pas radicale, il laisse, tout au long de son œuvre une porte ouverte au traitement des psychoses. "Les psychoses, les états confusionnels, les mélancolies profondes – je dirais presque toxiques – ne ressortissent pas à la psychanalyse, du moins telle qu'on la pratique jusqu'ici. Il ne serait pas du tout impossible que ces contre-indications cessassent d'exister si l'on modifiait la méthode de façon adéquate et qu'ainsi puisse être constituée une psychothérapie des psychoses." 113 Le conflit né de l'écart entre la clinique naissante du traitement des psychoses par les élèves de S. Freud et la théorie du désinvestissement libidinal provocant la régression à une organisation anobjectale, va conduire à une redéfinition du transfert et à des aménagements du cadre.

Dans ces derniers travaux, S. Freud précise sa position face au transfert dans les psychoses. Il ne nie pas son existence, mais souligne son caractère inutilisable. En fait le transfert psychotique prend, en quelque sorte, trop bien, il reproduit avec une "fidélité indésirable" les conditions historiques premières. L'identité de perception des pensées issues des processus primaires remplace l'identité de pensée nécessaire au travail de "reconstruction" et d'interprétation. L'affect agit, actualise l'histoire plutôt que de porter la mémoire réflexive d'un temps où a eu lieu un "ébranlement préhistorique de l'être". Le transfert psychotique ne peut pas être accueilli comme tel par le cadre interne de l'analyste, trop de repères manquent encore pour pouvoir permettre un tel accordage. Mais, dans le dernier texte rédigé par S. Freud la porte reste ouverte: "Nous constatons alors qu'il faut renoncer à essayer sur les psychotiques notre méthode thérapeutique. Peut-être ce renoncement sera-t-il définitif, peut-être aussi n'est-il que provisoire et ne durera-t-il que jusqu'au moment où nous aurons découvert, pour ce genre de malades, une méthode plus adaptée." 114

La question qui se pose avec le transfert dans les problématiques psychotiques n'est pas tant son existence, mais la nature de ce qui se transfère dans la relation et de son utilisation dans un but thérapeutique. Ce qui se transfère n'est pas seulement l'expression des formations de l'inconscient, c'est aussi la nature chaotique du lien à l'objet associée à un affect oscillant entre l'indifférence et la passion organisant un mode de pensée particulier.

Notes
106.

CHAMBRIER J. et Coll. , 1999, Psychose I, PUF, 1999, p. 42.

107.

SWAIN G., 1994, Dialogue avec l'insensé, Gallimard.

108.

RACAMIER P.C., 1980, Les schizophrènes, Payot., p. 13.

109.

FREUD S. JUNG C.G., 1906-1914, Correspondance, Gallimard, 1975, p. 82.

110.

FREUD S., 1914, "Pour introduire le narcissisme", in La vie sexuelle, PUF, 1969, p. 82.

111.

FREUD S., 1912, "La dynamique du transfert", in La technique psychanalytique, PUF, 1975, p. 59.

112.

FREUD S., 1917, Introduction à la psychanalyse, Payot, 1976, p. 424-425.

113.

FREUD S., 1912, "De la psychothérapie", in La technique psychanalytique, PUF, 1985, p. 17.

114.

FREUD S., 1938, Abrégé de psychanalyse, PUF, 1978, p. 41.