1.1.6. Impact sur les processus de représentation.

Au-delà de "la perte de la réalité", c'est bien sûr tout le processus représentatif qui est mis en question par les problématiques psychotiques. "L'aboli au-dedans" qui s'insinue dans le "dehors" porte les séquelles des désordres du processus de symbolisation.

Dans le discours du psychotique, S. Freud repère que les représentations de mot sont investies comme des représentations de chose. La psychose met à mal la dialectique entre les processus primaires et les processus secondaires. Le système des représentations de chose est défaillant et les processus primaires subvertissent les représentations de mot. "Si, dans la schizophrénie, cette fuite consiste en ce que l'investissement pulsionnel est retiré des endroits qui représentent la représentation d'objet inconsciente, il peut sembler surprenant que la partie de la même représentation d'objet appartenant au système Pcs – les représentations de mot qui correspondent à cette représentation d'objet – doivent au contraire subir un investissement plus intense. On aurait plutôt pu s'attendre que la représentation de mot , en tant qu'elle est l'élément préconscient, ait à soutenir le premier choc du refoulement et qu'elle ne puisse absolument plus être investie après que le refoulement se fut poursuivi jusqu'aux représentations de chose inconscientes. C'est là assurément un point difficile à comprendre. Pour sortir de cette difficulté, on peut dire que cet investissement de la représentation de mot n'appartient pas à l'acte de refoulement mais au contraire représente la première des tentatives de restitution ou de guérison qui dominent de façon si frappante le tableau clinique de la schizophrénie. Ces efforts tendent à récupérer les objets perdus et il se peut bien que dans cette intention ils prennent le chemin de l'objet en passant par le mot." 115

Dès 1917, dans "L'introduction à la psychanalyse", S. Freud souligne l'échec du fantasme à endiguer le repli libidinal du psychotique. "L'hystérique, ou l'obsessionnel, a lui aussi abandonné, dans les limites de sa maladie, sa relation à la réalité. Mais l'analyse montre qu'il n'a nullement supprimé sa relation érotique aux personnes et aux choses. Il la maintient encore dans le fantasme; c'est-à-dire, il a renoncé à entreprendre les actions motrices pour atteindre ses buts concernant ces objets. C'est seulement pour cet état de la libido qu'on devrait employer à bon escient ce terme que Jung utilise sans faire de distinctions : introversion de la libido. Il en va autrement pour le paraphrène. Il semble que ce malade ait réellement retiré sa libido des personnes et des choses du monde extérieur, sans leur substituer d'autres objets dans ses fantasmes. Lorsque ensuite cette substitution se produit, elle semble être secondaire, et faire partie d'une tentative de guérison qui se propose de ramener la libido à l'objet." 116

La rupture avec la réalité liée au désinvestissement libidinal est aussi à entendre comme une rupture au sein du monde représentatif. Ce sont certaines représentations de la réalité qui se perdent. "La refonte de la réalité porte dans la psychose sur les sédiments psychiques des précédentes relations à cette réalité, c'est-à-dire sur les traces mnésiques, les représentations et les jugements que jusqu'alors on avait obtenus d'elle et par lesquels elle était représentée dans la vie psychique. " 117

Une particularité du travail représentatif, dans les problématiques psychotiques, est notée par S. Freud à la fin de son étude consacrée aux écrits du Président Schreber. Certains aspects du délire comportent une analogie avec la théorisation psychanalytique de l'appareil psychique et représentent une tentative d'autothéorisation du psychisme. "Les "rayons divins" schreberiens composés par condensation de rayons solaires, de fibres nerveuses et de spermatozoïdes, ne sont à vrai dire rien d'autre que les investissements libidinaux présentés comme des choses concrètes et projetés vers l'extérieur, et ils confèrent à son délire une concordance frappante avec notre théorie." 118 Cette dimension autoreprésentative de certains aspects du délire est soulignée par R. Roussillon, dans son ouvrage "Le plaisir et la répétition" 119 , les "rayons divins" ont une fonction importante ils autoreprésentent de manière concrète un appareil psychique débordé par la pathologie qui tente de se saisir lui-même.

"L'aboli au dedans" n'a pas de statut métapsychologique constant dans les écrits de S. Freud. Il sera tour à tour un sentiment refoulé, une perception interne réprimée, une représentation gênante, un désir violemment en conflit avec la réalité, mais aussi un "grain de vérité", "un morceau de vérité", lié à des vécus traumatiques. Quoiqu'il en soit, le délire utilise résolument une autre voie que le fantasme par manque de symbolisation. Mais il révèle aussi un trouble de la temporalité, c'est aussi le repérage du passé qui échoue. "De cette manière je pourrais appliquer au délire ce que, jadis, j'ai énoncé pour la seule hystérie : le malade souffre de réminiscence." 120 La psychopathologie de la représentation est toujours liée à une psychopathologie de la mémoire. Un "morceau perdu de l'histoire vécue" prend une actualité à laquelle la représentation de la réalité extérieure ne résiste pas.

La difficulté à appliquer cliniquement l'analogie entre le rêve et l'hallucination, où l'hallucination satisferait un désir caché, sous couvert d'un désinvestissement du système perceptif, va permettre de situer la psychose dans une économie régie par un "au-delà du principe de plaisir". L'économie psychique qui soutient le monde représentatif de la psychose ne peut pas répondre globalement à la dialectique plaisir/déplaisir, elle cède sous le poids de la compulsion de répétition. Si la psychose brise le travail de représentation, elle laisse quand même la place à un travail de "présentation", un travail de réparation de fortune.

Notes
115.

FREUD S., 1915, "L'inconscient", in Métapsychologie, Gallimard, 1976, p. 120.

116.

FREUD S., 1917, Introduction à la psychanalyse, Payot, 1975, p. 414.

117.

FREUD S., 1924, "La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose", in Névrose, psychose et perversion, PUF, 1973, p. 301.

118.

FREUD S., 1911, "Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa: le Président Schreber", in Cinq psychanalyses, PUF, 1974, p. 316.

119.

ROUSSILLON R., 2001, Le plaisir et la répétition, Dunod.

120.

FREUD S., 1937, "Construction en analyse", in Résultats, idées, problèmes, PUF, 1987, p. 280.